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AVEC LE CONCOURS DES PRINCIPAUX iiCRITAIHS
TOME DIXIÈME
^PARIS
CHARPENTIER, LIBRAIRE-ÉDITEUR
28, QUAI DE L'ÉCOLE
1860
Réterfe de toai droits
G
BRIGITTE
PAR M. DE LA HADÉLAINE.
A M. X***.
Vous avez désiré connaître l'histoire de Brigitte ; je vous la raconte
telle qu'elle se présente toujours à mon esprit, et sans rien changer à
ce triste entourage de choses vulgaires ou burlesques, au milieu des-
quelles je vois toujours rayonner sa douce image. A ces mille trivialités
du monde où je Tai rencontrée se rattachent, par des liens secrets,
mes plus pures émotions. Tous ces souvenirs qui s'appellent mysté-
rieusement sont inséparables; ils s'enchaînent, s'enlacent et m'enve-
loppent, pour ainsi dire. Je vis dans ces souvenirs comme le prisonnier
dans sa cellule. Le bruit d'une porte grinçant dans le lointain, un
gravier qui se détache de la voûte, la poussière qui vole, l'ombre qui
passe, toutes ces choses du dehors, tous ces riens prennent un intérêt
pour lui, et souvent marquent la date des plus grands événements de
sa vie intérieure. L'histoire de son âme est écrite sur ces froides
murailles, où son regard s'arrête sans cesse : telle souillure du sol, telle
fente de la maçonnerie, où rampe un hideux insecte, lui rendent tout à
coup le souvenir, le sentiment des plus nobles mouvements de son
esprit ; les suintements qui tombent sur les dalles lui redisent lente-
ment la monotone et douloureuse succession de ses pensées, lorsqu'il
se refusait à toute espérance; cette mouche qui bourdonne dans le
demi-jour du soupirail lui rappelle le premier élan de son cœur vers
celui qui délivre; sous ces voûtes obscures resplendit le monde infini
de ses rêves. En soi, que sont ces murailles ainsi animées par la pas-
sion d'un malheureux? Rien, moins que rien, des choses qu'un hasard
a rapprochées et qu'un hasard dispersera ; mais en elles rien n'est
méprisable si elles nous racontent les joies, les espoirs, les angoisses
d'un cœur qui s'est déchiré pour renaître, si c'est là, sur ce vil théâ-
tre, que s'est déroulée la destinée d'une âme immortelle.
BRIGITTE.
I
Je suis né à Lima, mais ma famille est d'origine française. Mon
grand-père s'appelait Perrault; il fut mêlé activement aux luttes
politiques de son pays, et je retrouve son nom cité souvent daçs les
journaux des dernières années de la Révolution. U a laissé sur cette
époque des mémoires intéressants, complétés par une sorte de jour-
nal qu'il appelait son livre de raison^ et dans lequel il notait réguliè-
rement ses dépenses de ménage, ses plantations d'arbres, ses impres-
sions du jour, et les souvenirs politiques qui lui revenaient en
mémoire. A l'aide de ce livre trè&-sincère, et de tout ce qu'on m'a
raconté de lui, j'ai pu reconstruire sa vie et me faire une idée assez
aeUd de son caractère. C'était un esprit tout à la fois méthodique et
chiisiérique, aventureux, patient et mobile, mêlé fort singulièrement
d'indécision et de témérité. J'étais trè^-enfant lorsqu'il mourut, mais
il me neste un souvenir lointain de sa physionomie, de ses gestes, de
son allure, et, par un effort de mémoire, je puis évoquer cette âgfire
noble et passionnée, que l'extrême yieillesse n'avait point àloardie,
où se retrouvaient si vivement encore toute ranimation, l'ardeur ef
la grande élégance du dix-huitième siècle.
À la chute des girondins, dont il avait partagé tous les dangers, un
grand découragement le saisit, et il émigra en Allemagne. Con-
damné à mort;pendant son absence, traqué dans tous les petits duchés
de la Confédération qui lui avaient donné asile, chassé de ville en
ville, il prit le parti de s'embarquer À Hambourg, et ce fut alors
qu'il arrangea son nom à l'italienne. De là ce nom de Peraldi que
nous avons toujours porté. Après avoir erré longtemps dans l'Ané-
rîque, il vint se fixer à Buenos-Âyres, où il amassa ane grande f<H:-
tune, qu'il n'hésita pas à engager dans la guerre de l'Indépendanee.
£n 1810, au premier soulèvement contre la métropole, il affranchit
Ses esclaves, il les arma, les équipa à ses frais, ^t vint se mettre aux
ordres de la junte. A la tête de son bataillon noir, il se joignit au
général San-Martin et le suivit dans sa première expédition au Chili.
Blessé deux fois au passage des Andes, amputé par un maréchal fer-
rant, il guérit, on ne sait comment, et fit encore une campagne avec
sa jambe de bois, dans les fourgons d'ambulance, comme ordonnateur
de l'armée.
Mon père avait alors vingt-cinq ans. On lui donna le commande-
BRlGITTfi. 7
ment du iAti»})oB noir, «t jusqu'à la psdx il prît une part glorieuse
aux combats de l'armée indépendante. Appelé an .congrès, il fut le
premier i 'proposer rémancipoiion des noirs, et par ses votes, ses dis-
eours, ses écrila, par «es voyages dans les Étate voieins, il fut l'un des
ppemotajrs les plus résolus de ce mourenient abditÂoniste (fan demi
entratner irrésistiMement toute rAmérique espagnole. En 18.., la
Bolivie était la seule des nouvelles républiques tfui n'eàt pas encore
appelé ses esclaves à la liberté. Mon père, depuis longtemps en cor-
vespondance très-active avec les membres les plus influents du oob-
grès, se décida à foire le voyage de La Paz pour vaincre directement
les icrésolotions de ees amis. Il partit dans les derniers jours de l'été;
mon jeune frère raccompagnait.
A quelques lieues de la firont^re, mon père eut à s'arrêter mm
mstinée, pour un règlement d'afeines, chez un riche ptoteur de ses
amis. Toute Tbabitation était en lète, le maître de la maison mariait
sa "fille. Quand non père voulut se r^neltre en voyage, on insista
peur le garder jusqu'à la fin de la semaine, et -d'une iaçon si près-
BMrie €A si courtoise, qu'il était impossible de refuser. La dernière
lettre que nous ayons reçue de lui est datée de cette habitation; il
nens uinonçait son départ pour le lendemain. Le soir même, il
devait assister au grand repas de noces qui se donnait chez le plan-*
leur* Quelle latelité le retint dans cette maison ! Pendant la nuit, tous
les convives moururent en proie à d'affreuses douleurs; ils avaient
élé empoisonnés par les nègres de service. A huit jours de là, ma
mère et ma sœur étaient emportées subitement par la fièvre jaune.
En moins de deux semaines, j'avais perdu tous ceux<[ue j'aimais. Je
ne puis m'expliqner comment je leur ai 'survécu . Sous le ooup de ces
mdheuTS, je tombai dans une grafude prostration, (ki m'a raconté
que j*étais resAé un mois au lit, mais de cette époque je n'ai gardé
que des souvenirs vagues et flottants; la notion du temps s'était effa-
cée dans mon esprit Quand les médecins me déclarèrent guéri, je
jetai -sur eux des regards de colère; je rentrais dans la vie avec un
ébm indictble : je me sentais isolé, sans but, sans raison d'être, inu-
tile, détaché de tout «I vraiment <léraciné, comme un arbre hors <hi
sol. Le s^our de Lima me 'devint odieux. J'avais hâte de fuir à
janmis oette terre fimeste où tous les miens étaient tombés subite*
UMot dans les embâciies de h mort. Comment vivre un jour, une
heure, dans cette maison désolée, naguère si bruyante et si joyeuse-
ment animée, oii je me retrouvais seul, seul au monde, environné
8 BRIGITTE.
des horreurs du silence et de la nuit, comme dans une tombe? Je
partis précipitamment pour Valparaiso, où je m'embarquai sans
m*être informé de la destination du navire en partance. I)ans les der-
niers jours de septembre, on me déposa à Hambourg, et jusqu'au
printemps je voyageai dans le nord de l'Europe, au hasard, sans
curiosité, ne pouvant m'arréter nulle part ni m'intéresser à rien, le
caractère inquiet, l'esprit inerte. Je m'agitais dans le vide.
Je ne sais comment, dans un si triste état, je trouvai un jour la
force de réagir violemment. Avec une ardeur désespérée, j'entrepris
de recommencer à fond toutes mes études. Pendant deux ans, je fré-
quentai les universités allemandes et je m'adonnai à la philosophie,
puis je me mis à apprendre passionnément la musique et les sciences
exactes. Loin de me dompter, un travail si opiniâtre ne fit que sur-
exciter ma sensibilité maladive. Cette recherche des choses abstraites
et des lois idéales développait en moi l'horreur de la réalité ; à chaque
instant, les discordances de la vie extérieure me blessaient et m'irri-
taient avec une ironie extrême. Je laissai là les livres, et je retombai
bientôt dans une stupeur morne, dans l'hébétement de l'absolue
indifierence.
Comment, au milieu d'une telle torpeur, le désir ardent de venir
habiter Paris put-il naître tout à coup dans mon esprit, naître et
grandir, et m'entraîner avec une folle insistance? C'est ce que je ne
saurais dire ni expliquer en rien, car je vécus pendant plusieurs mois
sous une obsession étrange : une idée fixe et tyrannique me poursuis-
vait. Â diverses reprises, je me mis en route pour Paris machinale-
ment, en quelque sorte, puis je changeai de direction, je revins
ensuite sur mes pas, et, de nouveau je m'éloignai encore d'une cen-
taine de lieues ; mais toujours une force secrète me rapprochait de
Paris. Paris m'attirait comme ces esprits des abîmes qui nous appel-
lent du fond des gouffres.
J'avais eu souvent pour compagnons de voyage de joyeux sans-
soucis qui me parlaient avec un enthousiasme comique des plaisirs
de cette capitale. Ce n'était pas sur leurs récits que j'avais conçu ce
persistant, cet impérieux désir qui ine dévorait. J'étais en proie à
des sentiments bien opposés aux leurs; j'étais poussé vers cette ville
par une sorte de fatalité sombre et redoutable. Dans cette fascination
lointaine exercée sur moi, il y avait un attrait de souffrance indéfi-
nissable, étrange. J'avais l'intuition d'un Paris où tout, dans le mal
comme dans le bien, dans le bonheur comme dans la peine, prend
\
BRIGITTE. 9
an accent plus vif, une vibration cruelle, où la vie s'élabore avec une
intensité douloureuse. C'était là que se préparait ma destinée nou-
velle; je le devinais, et je luttais en vain contre cet inconnu mena-
çant. Paris a une extraordinaire puissance d'attraction sur les mal-
heureux; toute infortune gravite invinciblement vers ce centre
mystérieux du monde.
Après trois mois de longues et inutiles résistances, d'hésitations,
d'allées et venues en sens contraire, je me trouvai transpoi^té un jour
à Paris, cour des Victoires, en quelque sorte malgré moi. C'était le
4 septembre. Cette date est ineffaçable dans ma mémoire, et le soir
de mon arrivée, je me sentis si allégé, j'éprouvai un tel repos, un tel
bien-être, . — toute lutte ayant cessé par ma défaite, — que j'eus honte
et regret de m'étre débattu si longtemps contre des craintes puériles.
Les premiers jours se passèrent ainsi dans un grand calme ; il me sem-
blait que j'étais né à Paris, que je n'avais jamais cessé de Thabi-
ter. Je m'étais installé dans une maison meublée de la rue de Seine^
que fréquentaient mes compatriotes des républiques espagnoles. Pen-
dant une semaine, je n'eus aucun rapport avec les locataires; mais
un matin l'on m'apprit qu*il y avait dans l'hôtel deux étrangers,
anciens amis de mon père, qui désiraient me' voir. Je les abordai avec
empressement; de leur côté, ils me montrèrent beaucoup de cordia-
lité et me présentèrent, dans leur famille. Aux premières paroles
qu'ils m'adressèrent, je sentis se raviver avec violence toutes mes
peines engourdies. La plaie se rouvrait. Ce langage espagnol que
' j'aimais, et dont j'étais déshabitué depuis deux longues années, me
blessait cruellement. Dans leurs discours, dans leur accent, je retrou-
vais comme un écho lugubre de ces voix si chères que je ne devais
plus entendre, que la mort avait à jamais condamnées au silence.
Leur conversation, leur vue même, leurs amitiés, tout ce qui me
venait d'eux me rappelait douloureusement un passé dont j'aurais
voulu détruire les plus doux souvenirs. Je chassais avec amertume
toutes ces images des choses à jamais perdues : elles me revenaient
obstinément, plus jeunes et plus présentes. La fréquentation de mes
compatriotes me devint intolérable ; je rompis brusquement avec eux,
et, sans avertir personne, je fis transporter mes bagages à l'autre
bout de Paris, dans un hôtel du faubourg Saint-Honoré , l'hôtel
Beau-Séjour, qu'on me disait n'être hanté que par des Américains
des États-Unis. Avec ceux-là j'étais certain de ne jamais lier amitié.
Je me suis attaché par les plus vives sympathies à la très-noble et
10 BRIGITTE.
très-malheureose race espagnole, mais par contre je me sens loo-
jonrs étranger au milieu des gens de TUnion. Dans leur société, il
m^est très-^fecile de me créer une invicdable solitude.
Il
CM hôtel Beau-Séjour où je descendais était tenu par une ilame
sur le retour^ assez jolie «ncore, et qui se parait <x)mme une jeune
mariée. Au saut du Ut, elle était déjà dans tous ses atours. Je ne Tai
jamais Tue cinq minutes oisire; c*était l'activiié même, mais dans
tous ses mouTemeets «Ile savait garder une allure imposante. On
Tadmiraît par .sa belle prestance et son port majestueux; ses flatteurs
lui disaient fpi*elle rappelait mademoiselle Mars. Du nom de son
mari elle se nommait madame Taliard, mats il loi était plus agréable
d'être appelée lamilièrement madame Sidonie. C'était une personne
très-âyenante, très-parleuse, très-questionneuse, et, pour me mettre
à l'aise, dès les premiers jours, elle me raconta tous les grands mal-
faeilkrs de famille qui la réduisaient à cette condition de tenir un
garai. J'appris d'eDequ'eHe n'était pas faite pour le négoce, qu'elle
était, du reste, fort bien posée à Paris, bourgeoisement et richement
apparentée, qu'elle avait de belles manières, ei^n qu'elle était une
femme du monde accomplie. Elle me parla longuement de ses douze
robes, de son saion^ de sa fonrrare en vraie martre, de ses soirées, de
la société choisie et variée qu'elle recevait tous les dimanches, de ses
grandes relations dans le monde des arts et de la finance, et, sans plus
tarder, elle m'invita pe«r le jour même à ses réunions. Pour édiap-
per à toutes ces prévenances, je répondis, en forçant à plaisir n^n
accent péruvien, que la langue française ne m'était pas familière,
que je savais tout juste quelques phrases du Guide, ti qu'il m'était
impossible de soutenir une conversation suivie. Tout aussitôt elle
me proposa un maître de langue, cft la voilà tirant de ses grandes
poches des adresses de professeurs. Il y avait à choisir, et dans des
prix fort variés : gens de lettres, universitaires, employés de bureaux,
anciens magistrats, et jusqu'à des abbés ! Elle prenait les cartes à
poignée dans un fouillis de bouts de fil, de papîâotes, d'échantil-
lons, de pastilles et de billets de loterie. — Loteries pour les inondés,
les incendiés, les naufragés, les réfugiés; sociétés mutuelles, pros-
crits de toutes races et de tous partis, orphelinats, patronages,
ouvroirs, — toutes les bonnes œuvres du monde trouvaient en elle
BRIGITTE. il
me iBiaitifaMe plaoeuse de billets. EXIe avait teujoars les poches
pleines de ses petits papiers biens, verts, ronges, orange. Ett m'o^
fnnt «es cartes de pptrfessenrs, elle réussit à me glisser dans les mains
quelques bilkrts pour les jeunes aveugles. Je les payai au plus vite,
j'enfpochai une douzaine d'adresses , et je me sauvai dans la rue
comme im malfaiteur.
C'étaient tous les jours de nouvelles offres de service ; soir et ma-
tin, i ma rentrée, à îrsl sortie, j'étais sûr de la trouver sur mes pas,
gracieuse, officieuse, empressée. Elle s'inquiétait avec sollicitude de
floes goûts, de mes projets, de ma santé, de mon passé, de mon avenir ;
sa curiosité affectueuse ne se lassait pas. Je m'étais tellement désha*
bilné de toutes relations amicales, que je ne savais comment répondre
à tuil d'obligeance; j'en étais pour ainsi dire importuné. Depuis mon
départ de Lima, personne ne s'était jamais occupé de moi; chez
madame Sidonie, au milieu de ces prévenances et de ces soins conti-
nuels, j'en étais prescpie venu à regretter cette indifférence glaciale
dont j'aviait tant souffert dans ma vie errante. La bonne dame ne me
laissait pas xine minute en paix. Si par hasard je m'attardais au lit,
^e arrivait tout effrayée avec des tisanes. Si je m'étais avisé de décou-
cher, je «uis irès-<;ertain qu'elle aurait été me réclamer à la préfecture.
Ma sauvagerie l'intriguait et l'attristait. — Vous vivez comme un
eiirs, me dit-elle un jour, cela ne vaut rien ^ je vais vous envoyer
Giavinart. C'est un garçon bien amusant. Oh ! celui-là n'engendre
pas la mélancolie! 11 ferait rire un mort; il vous dégourdira.
Ce Chavinart était un peintre sans ouvrage qui hantait la maison ;
madame Sidonie l'utilisait à toutes fins pour ses courses, ses achats,
ses soirées, ses procès; elle le chargeait en outre de promener dans
Paris les étrangers capricieux et mélancoliques logés à l'hôtel Beau-
Séjour, afin de les civiliser, disait-elle, et de les façonner au plaisir.
— Bonjour, moricaud, me dit-il en arrivant à l'appel. Tiens! tu es
encore pins affreux que moi! Est-il laid! Ah! mon pauvre Péral-
èoiart, n'écris jamais dans les petits journaux. Parole! tu manques
-et gaieté.
Madame Sidonie s'évertua à lui démontrer que je m'appelais Pé-
raldi, et qu'il n'était pas bienséant de déBgurer mon nom de fiimille.
-^ C'est comme moi, dit-il, de mon vrai nom d'Auvergnat, je m'ap-
pelle Chavin, •*— Chavin, artiste, et par contraction <^havinart. Quoi
de plus simple? on ne saurait trop s'enlaidir. — Et, pour prouver son
dire, il se mit à grimacer horriblement^
12 BRIGITTE.
Chavinart ne voulut plus me quilter. Madame Sidonie lui avait
donné mission de m'égayer et de me distraire : il n'y réussissait guère
avec toutes ses drôleries ; mais mon humeur maussade ne le rebutait
pas, et, ne pouvant m'amuser, il s'amusait de moi. Comme il était
fort bavard, j'avais essayé de le réduire au silence en prétextant, ainsi
qu'avec madame Sidonie, de ma grande ignorance de la langue fran-
çaise. — Raison de plus pour causer, me répondit-il; avec moi, tu
feras de grands progrès. J'en ai dégrossi de plus lourdauds que toi.
— Et pour me rompre à toutes les finesses du beau langage parisien,
il me parlait une sorte d'argot d'atelier. Tous les jours il inventait à
mon usage des surnoms burlesques, car c'était bien le plus gai*et le
plus, irrévérencieux des hommes : on l'aurait introduit à la cour de
Russie pour peindre de grands personnages, nul doute que dès la
première séance il se serait mis, sans hésiter, à tutoyer le tsar.
Madame Sidonie ne se mit-elle pas en tête de me faire peindre par
son Chavinart ! — Eh I qu'ai-je aCTaire de mon portrait? lui disais-je.
Je ne vois personne au monde à qui l'offrir. — Elle insista de plus
belle ; je refusai net et par trois fois, mais elle me persécuta si vive-
ment que je finis par céder. En trois séances, ce fut enlevé. C'était
assez ressemblant, quoique fndignemcnt flatté. Je ne sais comment il
était arrivé à tirer tant d'agréments de ma personne. Le drôle me
peignit en pied, dans une altitude romanesque, au milieu d'un vaste
paysage oriental. Il va sans dire qu'on donna ce tableau à encadrer
au doreur de la maison. Les fournisseurs de l'hôtel étaient toujours à
mes trousses; ils m'avaient pris à leurs gages. Pour leur échapper,
je m'étais laissé équiper et vêtir à neuf, mais c'était tous les jours à
recommencer : tantôt c'était le chemisier de madame Sidonie qui
venait, bon gré, mal gré, me prendre mesure, tantôt son chapelier,
son cordonnier, son tailleur; il n'était pas jusqu'au libraire qui ne
me poursuivit avec ses livraisons illustrées.
Le doreur de l'hôtel fit les choses en conscience. Le cadre était si
haut et si large, qu'on fut obligé de l'incliner en biais entre la porte
et la croisée ; tout un côté de ma chambre en était obstrué ; les pla-
cards étaient condamnés, et je ne pouvais plus ouvrir qu'à demi les
fenêtres. Dans mon embarras, je suppliai madame Sidonie de me
délivrer de ce tableau d'histoire. — Ohl qu'à cela ne tienne! me
répondit-elle tranquillement, rien n'est plus facile; je vais l'envoyer
à la grande loterie de nos jeunes aveugles. Justement, leur tirage est
renvoyé au mois prochain. Quel lot magnifique ! Ils seront ravis.
BRIGITTE. 13
Le plaisant de l'affaire, c'est qu'elle eut encore l'adresse de me
glisser à cette occasion une dizaine de billets pour cette loterie où
j'allais figurer.
Du même coup, je me trouTai débarrassé du peintre et du tableau.
Cha^inart commençait à s'ennuyer grandement de moi, et non sans
raison ; mais madame Sidonie, qui ne pouvait s'habituer à me voir
seul, me cherchait partout des compagnons de plaisir : c'était sa
manie de mettre les gens en relation. J'avais pour voisin de chambre
un gros Virginien fort riche, dont elle voulut à toute force m'im-
poser Tamitié. Elle s'obstinait à l'appeler mon compatriote. Quand
je lui répondais qu'entre nous Espagnols et ces gens de l'Union il
n'y avait rien de commun : — Tout ça c'est la même chose, me disait-
elle avec son assurance parisienne, vous êtes tous du Midi! — Elle
finit par l'installer chez moi. Tous les matins, il venait fumer trois
cigares au coin de mon feu, les pieds sur les chenets, en me racon-
tant ses amourettes de la veille ; après quoi il se contemplait à la
glace, rajustait sa cravate, regardai! en souriant ses gros doigts char-
gés de grosses bagues, puis s'en allait sans me saluer. Mon impoli-
tesse systématique. ne le blessait en rien, car, pour sa part, il était
fort grossier et trouvait tout naturel qu'on l'imitât. Madame Sidonie
le traitait avec des respects infinis, comme un de ses clients les plus
fidèles. Il payait largement et dédaigneusement, sans compter ; depuis
six ans, il venait passer ses hivers à Paris, et jamais il ne manquait
de descendre à l'hôtel] Beau-Séjour, dont il louait à l'avance le plus
bel appartement : quatre pièces d'enfilade tendues en damas cra-
moisi. Chavinart l'avait surnommé le mylord de la chambre rouge.
Madame Sidonie ne cessait de me combler de prévenances; en me
voyant si triste, elle m'avait pris en grande affection, et, sans se
décourager, elle me réinvitait obstinément à ses fameuses soirées.
Elle ne comprenait rien à mes refus, et s'ingéniait tous les jours
pour me distraire. A la fin, ne sachant plus qu'inventer, elle me mit
dans les mains du médecin de la maison. Ce brave homme me déclara
incurable et refusa par conscience de continuer ses visites.
III
J'étais depuis six semaines à l'hôtel Beau-Séjour, et, par ces petits
événements sans importance, l'on peut voir que rien n'était venu
justifier les craintes extraordinaires que m'avait inspirées ce voyage à
14 BRIGITTE.
Park. Auflsi m'est-U iinposBible d*expUquer peurquoi tout à coup, et
moA raison aucune, je retombai sous Tobsession des pressentiments
les plus douloureux. Je vivais de nouveau dans une sorte d'aaxiété
inoompréhensible, au milieu des apprébensions les fbm ehknériqties,
sous la menace d'un naalbeur inconnu et prochain. Un matin, à mon
réveil, je fus agité si viol^nment par ces inquiébides, qpie jie résolus
de fuitter définitivement Paris. Je fis mes malles à la bâte et je montai
chca naadame Sidonie pour lui annoncer que j'étais décidé à partir k
jour même pour Nice, où je ccHitçtaiâ passer Tbiver. Je m'attendais
à hà voir déployer toutes ses babiletés pour me retenir à rbétd
Beau-Séjour; il n'en f»t rien. — Nice, me répondit-elle tout natur-
rellement, voiture de Marseille, onae beures et demie du matin, cour
des Victoires. Ne vous occupez pas de ces amuyeux préparatifs de
v&yage : pour les adresses, les bagages, les places, les visa , laissez
faûre Cbavinart : il se chargera de tout. — Elle appela le peintre et
l'envoya aux messageries. — Oui, vous avez riaison de partir, reprit-elle
en m'offrant un siège à ses côtés, notre climat ne vous vaut rien, cher
ami. Le docteur e^ certain que vous avez le mal du pays. Espérons
qne le soleil d'Espagne vous remettra. Elle me retint à déjeuner et
me fit ses adieux très-cordialement. Elle avait les larmes aux yeux, et
je partageais son émotion ; jie commençais à lui être sincèrement atta-
ché, car elle était vraiment bonne et dévouée, et tout en servant très-
subtilement ses propres intérêts, elle était très^oUigeafite.
Au dessert, Cbavinart nous arriva avec un passe-port en règle, des
bulletins de voiture, des paquets de Guides et de journaux. J'avais
l'habitude de porter sur moi, dans un portefeuille, un petit médaillon
de ma sœur auquel je tenais beaucoup; en me remettant mes papiers
de voyage, le zélé Cbavinart, qui voulait m'aider en tout, me tira si
brusquement le portefeuille des mains, que le médaillon tomba à
terre et fut trë&-endommagé. Tout aussitôt il se mit soigneusement
à restaurer cet ivoire, mais ce travail minutieux dura jusqu'à midi,
si bien que je manquai la voiture. Il fallut attendre b diligence de
minuit. Que faire jusqu&-]à? Ma chambre était déjà occupée par un
nouveau venu. Rien d'ennuyeux comme ces longues journées de départ
manqué : douze heures d'incertitude et d'oisiveté, à errer sans but
au hasard ! Jusqu'à la nuit, je me laissai promener par Cbavinart, qui
s'était emparé de moi. Vers huit beures, nous nous retrouvâmes
devant Thôtel Beai>-Séjour. J'étais harassé de fatigue et d'inertie; il
pleuvait à verse. — Entrons, me dit Cbavinart. — Il me poussa dans
BRIGITTE. tô
le Testibttle. Du haut de Tescalier, madame SLdo&ie nous avait déjà
aperçus; elle avait le don d!être à la fois partout, à ses soirées, k sa
cuiâiie, à son bureau : elle Vint à nous en courant, me prit la main
et m'introduisit dans son salon*
C'était jour de grande réception; j'espérais passer inaperçu au
milieu de cette foule d^arrivants qui se pressaient à l'entrée, mais en
cherchant une place dans un coin, j'entendis ce menteur de Cbavif-
nart qui me signataU aux mères de iamiUe comme un gentilhomme
portugiûs fantasque et prodigue, immensément riebe. Il leur par-
lait avec emphase de mes vassaux, de mes titres, de mes quatre cents
nègres. Comme j'étais en habit de voyage , il leur afOi^mait que e'&«
taîi par bizarrerie que Je me présentais ainsi, que j'étais connu dans
tout Paris pour mes excentricités, à tel point qu'on m'avait rencontré
aux bals de la cour en costume de planteur* Ces belles inventions eiiN-
culèrent, et déjà toutes les mères me couvaient des yeux. L'assem**
blée était assez nomlH^use. Il y avait là une quarantaine d'hommes
entre deux âges, étrangers la plupart et locataire» de Tbôtel, fort eo»-
SBS, vains, importants et trè&-mal élevé» : ils se promenaient autour
des dames comme dans un lieu publie, le binocle sur le nez. An
fond, tout autour du piano, on se pressait entre deux rangées de
dames très-parées; elles étaient escortées chacune de deux ou trois
filles. Il parait que foutes ces demoiselles étaient musiciennes, car en
passant au milieu des mère» je n'entendais que ces phrases, chucbcH
tées vivement aux oreilles des filles : A toi! à toil tiens-toi prête!...
Ton grand c^Mricel voici le moment.... Ta fantaisie brillante! — .ta
Fédoral — ton Amandal ta Follette l — ta Bédam^elkl — C'est ton
tour, vite, tes Dahlias I -^tes Camellias ! — UAnge f£am&ur 1^— Un
Rayon de tes yeuxl Pas de sotte timidité, au moins, — n'attend» pas
qu*on t'invite. — De tout côté on voyait sortir des rouleaux de papier
notés, caché» sous les écharpes et les maniilles, et bienlM le concart
éclata. Quelle musique!. «• Sans trève^ coup sur coup, à la file, elles
accouraient au piano armées de leur romance, de leur caprice, de
leur fantaisie brillante, et toute» avec des minauderies irritantes,
toutes avec les même» langueurs prét^ieuses dan» la voix, le jeu ,
les airs de tête. A bout de patience,, jie me levai brusquement et je
gagnai la porte. — Mais il fait un temps affreux! me dit Cfaavinart;,
entend» l'orage, on ne jetterait pas un créancier à la rue ! — Il vou--
lut me retenir, mais quoi qu'il fit, je ne l'écmUai pas. Pour échap-
16 BRIGITTE.
per à œ cbaimri de petites pensumnaires ^Tamteoses, je me serais
jeté à la Seine.
Dans Fescalier, j'entendis une Toix qai me frappa par sa noblesse
et son accent pathétique. Je rentrai an salon. Une jeane fille chantait
an piano ; elle était en grand deuil, et des parures de jais ornaient ses
beaux chereux noirs. Chavinart me dit qu'elle était orpheline et que
cet enfant de douze ans qui raccompagnait aTec tant de retenue et
de certitude était son frère. Jamais je n*ai entendu si parfaite har-
monie entre la Toix et l'instrument. L'union de leurs deux âmes se
révélait dans la beauté de cet accord. Elle récitait un grand air de
Gluck, les Adieux dAdmète : son chant pur et sévère , dédaigneux
de tout artifice, traduisait simplement et respectueusement la pensée
du maître. Le sérieux, l'éloquence de cette noble diction tranchaient
si fortement sur ce fond de sottise que je venais d'entendre, elle était
si recueillie, si pénétrée de son art, que je ne pouvais m'expliquer sa
présence en pareille cohue. Je la contemplais avec une sorte d'admi-
ration mêlée de respect et d'inquiétude. Son chant si grave, son
chaste profil , sa modestie, tout annonçait en elle l'amour du vrai, la
droiture et le goût de la sagesse. Par quel hasard se trouvait-elle
transportée dans ce monde équivoque?
Madame Sidonie s'approcha d'elle avec son obUjgeance accoutumée
et lui dit très-amicalement : — Ah ! chère petite, vous êtes incor-
rigible. Pourquoi vous obstiner à ces vieilleries? Vous tenez donc
bien à n'avoir jamais aucun succès! Au théâtre, cela serait fort beau ;
mais, puisque décidément vous refusez de débuter à TOpéra , il faut
bien se plier au goût du monde. Laissez-moi de côté ces antiquailles,
sinon je ne pourrai jamais vous trouver une élève. Allons, vite, met-
tez-vous au piano pour prendre une revanche, et jouez-leur quelque
chose de plus amusant. — Sans se faire prier, la jeune orpheline
s'assit au piano et nous donna un morceau de Haydn, vieillot d'al-
lure, limpide, aimable et rempli d'innocence. Elle en rendit très-
doucement toutes les grâces et toute la bonhomie, avec un tact, une
douceur, une science extrêmes. Elle retrouvait vraiment l'accent du
dernier siècle. Son jeu était fin, ingénu et discret. Elle tirait de son
instrument des sons d'une ténuité si claire, elle dessinait tous les
motifs d'un trait si délié, si spirituel, que c'était à croire qu'elle jouait
sur le clavecin du maître, à Eisenach , en plein dix-huitième siècle,
sous les yeux de Haydn lui-même. Tous les auditeurs bâillaient
d'ennui. Lorsqu'elle se leva, le mylord de la chambre rouge vint lui
BRIGITTE. n
ofiBrir la main en lui parlant familièrement à l'oreille ; elle le repoussa
avec hauteur et prit le bras de son jeune frère. L'adolescent, irrité,
serrait les poings et relevait la tête d'un petit air vaillant dont s'a-
musa beaucoup le gros homme. — Oh ! la sotte ! dit-il tout haut en
revenant s'asseoir, les mains dans les poches ; elle ne sait pas ce
qu'elle refuse. — «■ J'étais outré de colère ; je m'approchai de l'Amé-
ricain ; mais la foule, refluant de mon côté, nous sépara brusque-
ment. Les étrangers étaient fort mécontents de ce qu'ils venaient
d'entendre ; pour les remettre en gaieté, madame Sidonie se hâta de
leur faire entendre des chansonnettes du Palais-Royal. Nous vîmes
arriver derrière le pupitre un petit blondin pâlot, coiffé d'un chapeau
exigu, qui nous débita d'un grand sérieux toutes sortes de balivernes
et de polissonneries. Par moments , il se démenait à outrance, avec
des gestes figuratifs tout à fait saugrenus. Il avait une manière de
grimacer si habile que, sans user de ses mains, par des contorsions
de visage, il arrivait à faire tourner son chapeau d'une oreille à l'au-
tre. C'était alors de tous côtés des rires fous. — Est-ce un acteur? dis-
je à Chavinart. — Tiens, quelle idée ! me répondit le peintre; lui ,
acteur ! Elle est bonne, celle-là ! Tu ne reconnais donc pas Chagny ?
D'où sors-tu donc? Mais c'est Chagny, il n'y en a qu'un au monde...
Regarde-le bien, nous en ferons un sous-préfet.
Quand ce futur magistrat eut montré tout son talent, le piano fut
occupé par une grande demoiselle tout de bleu habillée, roide, évi*
dée, anguleuse. Je ne sais trop ce qu'elle exécuta, car son jeu net,
sec et pointue m'agaça tellement , que je fis de grands efforts pour
regagner la porte; mais le salon se remplissait de nouveaux venus ;
l'entrée était obstruée, il fallut tout entendre. C'était, du reste, irré-
prochable, d'une précision, d'une correction irritante. Jamais facteur
de boites de Genève ne construisit un si parfait mécanisme. Elle fut
bès-applaudie.
Je m'étais assis à côté d'une grande dame maigre, à figure dépi-
tée, qui ne cessait de gronder sa fille. — Fais-lui donc la cour, me dit
Chavinart. — Il me la nomma. Elle s'appelait madame Urbain. A
chaque instant, j'entendais ma voisine qui répétait à sa fille : — Tu
vois quel triomphe ! C'est encore un de tes morceaux ! ... Si tu l'avais
joué! Tiens-toi prête!... Vas-tu encore laisser passer ton tour, et
pour la sixième fois? Sois bien attentive, et sitôt qu'elle sera à sa der-
nière page, lèye-toi et cours au piano !
Dès que la demoiselle bleue eut fini sa tâche, madame Urbain se
Tome X. — 37' LÎTraison. 2
18 BRIGITTE.
leya, prit sa fille par la main et la conduisit au miliea du salon ;
Chagny, rhomrne aux chansonnettes, TaTait déjà devancée. Il s était
dressé sur un tabouret et réclamait le silence du geste et de la Toix ,
avec Taplomb d*un homme habitué au public. Il tira de sa poche un
manuscrit et se mit à nous déclamer une douzaine de fables inédites
qu*il avait composées sur des motifs de La Fontaine. Le procédé en
était peu compliqué : il mettait des renards à la place des loups, ii
changeait les brebis en lapins, les chèvres en marmottes et les lions
en mulets. La moralité finale tournait toujours à contre-sens. C'était
tout rempli d'allusions galantes. A chaque trait d*esprit, Chagny
s'arrêtait pour juger de Teffet ; il soulignait ses mots, il traduisait ses
badinages par des gestes aimables, il souriait aux dames, il les agat-
çait, il soupirait, il riait, il s'attendrissait, avec toutes le cajoleries
d'un poète d'atbénée.
— Aura-t-il bientôt fini? murmurait ma voisine. Toi, tiens-toi
prête, cette fois... Juste ciel! encore une fable! Ya-t-il nous lire tout
son cahier?... Vite, levons-nous! — Une petite dame, costumée de
rose, enguirlandée de fuchsias et de valérianes, arrivait derrière
Chagny et fendait bravement la foule à coups de coude. C'était une
grosse réjouie, pétulante, alerte, toute souriante et pimpante, avec
de longs yeux bleus à fleur de tête. Délibérément, d'un tour de main,
elle jeta son écharpe et ses mitaines sur les genoux du premier venu ;
puis, poussant sans façon Chagny par les épaules, elle s'assit sur le
tabouret, releva ses bras nus, donna un terrible accord avec pédale, et
couvrit bruyamment la voix du fabuliste. Ma voisine vint se rasseoir
à côté de moi, très-courroucée contre sa fille.
La petite dame rose était installée au piano comme une boulan-
gère devant son pétrin. Ses jolies mains fines et potelées allaient et
venaient, se croisaient, bondissaient, sans qu'elle cessât de causer et
de rire avec les amateurs qui lui tournaient les pages. Entre deux
arpèges, elle trouvait encore le temps de croquer des pralines, qu'elle
enlevait à la volée dans un grand sac. Ma voisine s'était retournée
vers sa fille, et lui disait avec colère : — Mais c'est ton morceau
qu'elle joue ! Avec tes hésitations, tu n'en fais jamais d'autres. Ta
t'es laissé voler ton grand caprice de Thalberg, ton triomphe!...
Nous l'avons travaillé pendant six mois!... C'était bien la peine! Et
cela ne te fait rien encore ; tu n'as pas de cœur... Ah ! Tégoîste !
Ces variations étaient très-ardues, très-compliquées ; mais, pour
la petite dame rose, il n'y avait pas d'obstacles : dans sa verve inoor-
BRIGITTE. 19
mptibie et son étourderie brillante , elle se jouait de toutes les diffi-
cultés; elle les enlevait à la diable, avec cette témérité , ce bonheur
que donne Tignorance du danger, et vraiment elle ne manquait son
effet que lorsque , par hasard , elle s*avi8ait d*étre attentive et appli-
quée. Son succès fut très-grand. Tous les étrangers battaient des
mains. Quand elle eut fini, elle reprit son écharpe et ses mitaines, et,
tout en mangeant des pralines, elle vint faire le tour du salon pour
recevoir les félicitations des mères et des filles. La plupart lui étaient
inconnues : elle allait tout bonnement de l'une à Tautre, recueillant
a:vec eontentcnient sa petite moisson d*éloges. Il fallait la voir sou-
rire, remercier et saluer avec reconnaissance, les mains croisées , les
coudes arrondis comme une bouquelière qui serre dans ses bras une
belle gerbe de fleurs. Elle arriva enfin de notre côté , et vint se poser
tranquillement devant ma voisine , avec son air aimable et confiant,
SUIS mot dire. Madame Urbain la combla de louanges outrées. Le
dépit perçait sous ces exagérations ironiques : malices perdues ! la
complimentée souriait de contentement. Cette bonne fille prenait
tout à la lettre, naïvement et franchement.
Dès que cette braye petite quêteuse de compliments se fut éloignée,
madame Urbain se courrouça contre sa fille. — Ah! tu t'es encore
laissé prendre ton morceau par cette grosse sotte, qui n'a ni doigté ni
style/* Tu n'en fais pas d'autres... Que vas-tu jouer maintenant?
— Eh bien ! je ne jouerai rien, répondit doucement mademoiselle
Urbain.
— Non, nonl dit la mère de sa voix sèche et précipitée. Personne
ne t'est venu inviter; mais je ne veux pas rapporter un tel affront.
Tu leur joueras le grand nocturne. Si tu ne le sais pa^, tant pis pour
toi f — Elle la prit par la main , et la conduisit elle-même au
piano.
Ce nocturne était un morceau de musique vaporeuse et nerveuse ,
à peine esquissé , d'une trame indécise et flottante , sans énergie ,
tout en finesses, en pâles élégances, en mièvreries. Pour animer et
relever une composition si vague, il aurait fallu toutes les souplesses
du talent le plus subtil. Hélas! ma pauvre voisine était bien loin de
pouvoir rendre ces insaisissables nuances! Jamais doigts plus durs
ne déchirèrent les gazes légères. D'une main ferme, obstinée, métho*
dique, elle dessinait, elle arrêtait à angles droits ces lignes fuyantes
et sinueuses. Elle n'avait jamais exécuté cette composition; il était
évident qu'elle n'y comprenait rien, qu elle n'en devinait pas l'esprit,
20 BRIGITTE.
qu*elle ne l'aimait pas, et que sa nature entière était en antipathie
violente avec cette musique , avec toute musique peut-être. Son jeu
accusait des habitudes de travail opiniâtre, voilà tout, et plus elle
s'obstinait à vaincre ces difficultés qui se dressaient devant elle, plus
son jeu devenait embarrassé, sec et lourd. Ce fut une vraie défaite.
Les hommes s'étaient remis à discourir bruyamment, et les mères
échangeaient avec leurs filles de méchants sourires. Je souffrais
cruellement pour elle de tous ces dédains insultants. Je ne saurais
dire quelle sympathie mystérieuse mademoiselle Urbain m'inspirait
déjà. Je pensais à la triste existence de ces innombrables jeunes
filles, condanmées^ sans vocation, au supplice du piano, et de toutes
ces victimes de la mode , mademoiselle Urbain me paraissait bien la
plus malheui'euse, la plus résignée, la plus digne de pitié. Sans
dépit ni fausse honte, sans paraître en rien blessée de tous ces chu-
chotements ironiques qui l'accueillaient au passage , et dont le bour-
donnement arrivait jusqu'à nous, elle revint s'asseoir à sa place,
honnêtement et modestement, avec une humilité touchante. Une
simplicité si vraie, tant de douceur et de raison auraient dû désarmer
la mère; mais, dans sa vanité irritée, madame Urbain ne lui pardon-
nait pas cet insuccès. La dureté de ses paroles était odieuse. Madame
Sidonie s'approcha de mademoiselle Urbain, et vint lui prendre affec-
tueusement les mains en essayant de la consoler. De sa part, ce
n'était pas une comédie; elle était très-sincère dans ses amitiés. La
mère reçut fort mal ces compliments de condoléance, et toute sa
colère retomba cruellement sur la pauvre fille.
J'avais suivi ce petit drame de famille avec un intérêt si vif, que
j'avais tout à fait oublié l'heure du départ. Onze coups sonnèrent à
la pendule. Madame Sidonie me regarda en riant. — Oh ! c'est trop
tard, me dit-elle, et je dois vous avouer que Chavinart a retardé la
pendule d'une heure. Allons, vous voilà pris. Depuis cinq minutes,
vos bagages roulent sur la route de Marseille : ne vous en inquiétez
pas, la malle- poste ne parl^ qu'à minuit et demi; elle arrivera à
Orléans un peu avant la diligence de onze heures. Le conducteur est
de nos amis, il recevra' ma lettre à temps, et, cette nuit même, nous
renverra vos bagages. -— Elle appela son mari. — Allons ! monsieur
Tallard, au galop! portez ce billet rue Jean-Jacques, au plus vite.
N'allez pas perdre du temps à chercher des voitures, vous aurez plus
tôt fait d'aller à pied en courant. — Il pleuvait à torrents, et le bon-
homme mourait de sommeil.
BRIGITTE. , 21
— Ah! mon Dieu, murmura-t-il en emportant la lettre, aujour-
d'hui encore je ne serai pas couché avant deux heures du matin !
TV
Le lendemain, en me réveillant, je trouvai mes bagages au pied
du lit. Chavinart vint me rendre visite dans la matinée, et d'abord
il m'annonça qu'il s'invitait à déjeuner avec moi. — Où irons-nous?
lui difr-je en m'habillant.
— La belle question ! me répondit-il; pardi! chez toi. Pourquoi
sortir? Il fait un temps infâme. J'espère que tu vas me traiter comme
un prince !
JNous venions de nous mettre à table , lorsque la porte s'ouvrit dis-
crètement, et M. Tallard entra avec des saluts cérémonieux. Il venait
de la part de madame Sidonie pour prendre mes commissions avant
d'aller à son bureau. Je^le remerciai; je m'excusai pour toutes les
peines que je lui avais données la veille. Il me répondit avec une
sorte de résignation mélancolique : — Ah ! monsieur, croyez-moi,
ne vous mariez jamais !
Ce pauvre petit M. Tallard était bien le plus inoffensif et le plus
opprimé des hommes, et c'était pitié de le^voir entre cette grosse
madame Sidonie et ce grand diable de Chavinart, qui le faisaient
aller, venir, virer comme un tonton. Depuis sept ans, il était employé
au ministère du commerce. Avec tout son entregent, madame Sido-
nie n'avait encore réussi qu'à l'avancer de cinq cents francs, car il
était d'une Incapacité notoire, et le peu d'intelligence dont il était
doué n'avait pu résister au travail abêtissant des bureaux. Par sur-
croît de malheur, il était tombé au milieu d'une bande de surnumé-
raires qu'on lui avait donnés à gouverner, et comme il était sans
caractère, il devint bientôt la risée de ses écoliers. Il y en eut qui
poussèrent l'efironterie jusqu'à se débarrasser sur lui de leur besogne ,
et, pendant qu'il travaillait ainsi sans relâche, on jouait aux cartes
derrière les pupitres ; d'autres lisaient les gazettes ou s'exerçaient à
lancer des pains à cacheter au plafond ; les moins paresseux compo-
saient des articles pour les petits journaux.
Madame Sidonie lui avait dit un jour : — Monsieur Tallard, vous
ne me présentez jamais personne. Amenez-moi donc ce que vous avez
de mieux dans vos employés, les garçons, bien entendu... Ces hom-
22 BRIGITTE.
mes mariés ne sont bons à rien. — Le dimanche suivant, 1 obéissant
Tallard arri^'a avec tous ses surnuméraires : c*étail introduire Ten-
nemi dans la place. Ces jeunes gens se lièrent avec Chavinart, et
bientôt le surnom de Monsieur Sidonie^ que lui avait donné le pein-
tre, circula dans tous les bureaux. Les garçons de salle se le dési-
gnaient entre eux sous ce sobriquet.
Ces dimanches de Thôtel Beau-Séjour le tuaient ; il les voyait venir
avec terreur. Toute la journée, madame Sidonle le tenait à la conap-
tabilité de ia maison, et le soir, après ses dix heures d'écritures, le
malheureux n'aurait pas mieux demandé que de se mettre au lit,
car il était très-dormeur; mais, jusqu'à une heure ou deux, il était
condamné à faire les honneurs du salon ; après quoi, il fallait encore
serrer l'argenterie et réviser les comptes avec mademoiselle Con-
stance. Quand il hasardait quelques doléances , madame Sidonie le
bourrait et le malmenait : — Quelle paresse I il passerait sa vie au
lit! £st-ce que je dors, moi? — Avec son activité endiablée , elle ne
comprenait pas que pei*sonne eût besoin de r^s. — Mais, monsieur
Tallard, les relations sont touti Croyez-vous qu'on fasse son chemin
au lit? Si vous dormez tant, vous n'avancerez jamais.
Avec ces espérances d'avancement, elle le bridait; le bonhomme
se remettait à la tache. Ces lendemains de fête, il arrivait au ministère
tout somnolent, hébété. Quelquefois il lui échappait de dire : — Ah!
ces dimanches de madame Sidonie!... Je n'y vois plus... — Et les
malicieux commis, proQtant du désordre de ses idées, lui triplaient
la besogne. On l'écrasait sous des masses «['écritures, et dès qu'il
levait la tète pour reprendre haleine, on lui disait de tous côtés : —
Allons! point de paresse! sinon dimanche nous porterons plainte à
madame Sidonie*
J'appris toutes ces histoires par Chavinai l,qui ne manquait jamais
de s'égayer aux dépens des pauvres hères, pour peu qu'on l'encoiEra-
geât. J'étais très-*désireux de le faire parler suc tout ce monde que
j'avais rencontré la veille, et je le retins longtemps à table. La viva-
cité de mes questions l'étonna. — On s'apprivoise donc, beau téné-
breux ? me dit-il. Ah ! comme tu parles. Et moi qui te croyais sourd-
muet, idiot ! Mais si je savais le français comme loi, je me présenterab
à l'Institut. — Il se mit à me raconter toutes sortes de choses comi-
ques sur les personnes qui fréquentaient l'hôtel Beau-Séjour, mais
soit malice, soit hasard, il ne m'apprit rîon de ce que je désirais
savoir. La jeune gluckiste et mademoiselle Urbain furent les seules
BRIGITTE. 23
doot fl ne me dit pas un mot, et devant lui je n^osai jamais prononcer
leurs noms»
Le temps s'était éclatrci; nons allâmes nous promener sur les bou-
levards «t sur les quais, — Tu as bien fait de manquer ta place, me
dîi4L, en me faisant entrer dans une orangerie où se pressait la foule.
C'e^ aujomti^hiii le tirage des jeunes aveugles. Quelle, chance si tu
aUais gagner ton portrait ! Sais-tu bien que tu es sur la liste comme
président de la république du Chili? Elle est bonne, celle-là !
Au milieu des oisifs, nous rencontrâmes Chagny, l'homme aux
cliai]6onnette8, en tenue de bal, tout frisé, tout parfumé, muguettant
autour des belles dame&. Il tenait à la main un polichinelle italien
qu'il venait de gagner et qu'il faisait danser gracieusement en riant
aux éclats.
— Ah ! Taimable folie! lui dit Chavînart en s'emparant du poli-
diineile. Tiens, quel drôle de costume ! On dirait un sous-préfet à la
noce.
— Votre serviteur, monsieur, dit Chagny en saluant avec toute sa
dignité. Vos plaisanteries sont d'une inconvenance ! Assez ! vous
<fis-je, assez 1 — Il reprit son joujou, nous salua de nouveau, et S6
retira avec son polichinelle sous le bras.
La foule s'écoulait par la grande porte. Chagny posa son chapeau
dms un coin et vint offrir son bras aux dames venues sans cavalier ;
H les reconduisait cérémonieusement jusqu'au péristyle, tête nue
comme un homme de la maison, et de la sorte il réussissait à se faire
passer pour un des commissaires de la fête. — 11 a la rage des bon-
neurs, me dit Chavînart. — Et sur ce propos, il me raconta tout au
long quelle grande ambition dévorait Chagny. Il paraît que ce fabu-
liste n'avait qu'un but dansîaTie, devenir sous-préfet, n'importe où,
n'importe comment, à tout prix : depuis six ans il s'épuisait en dé-
mardies ridicules auprès de ses protecteurs. Cette manie datait de
loin, n avait un ami d'enfance nommé Anatole, dont les succès le
troublaient et l'aiguillonnaient depuis la sortie du cx)llége. Anatole
s'étamt fait avocat, Chagny, qu'on destinait à la médecine, avait pris
968 grades à l'École de droit. Munis de leur diplôme, ils étaient
entrés ensemble aux Domaines. Anatole, devenu riche à la mort d'un
oncle, avait donné sa démission ; Chagny s'était empressé de l'imiter.
Anatole avait déclaré qu'il ne se marierait pas à moins de cent mille
écus; Chagny était décidé à n'épouser qu'un demi-million. Quoi que
fit Ansrtole, quoi quMl entreprît, Chagny s'obstinait à suivre une des-
24 BRIGITTE.
tinée parallèle à la sienne. Mais un sort ironique le tenait toujours à
grande distance de son camarade : il était toujours en retard , et
quand Anatole arrivait d'emblée au conseil général, Chagny se fai-
sait nommer à grand*peine conseiller municipal. Enfin Anatole était
devenu sous-préfet le jour où il en avait eu fantaisie, et Chagny, avec
toutes ses intrigues, n'était encore que maire de village. Tous les
ans, il venait passer Thiver à Paris pour postuler, et comme, dans
son.impatience, il cherchait des. protecteurs influents partout, dans
les tables d'hôte, les bals publics, les cafés à la mode^ il s'était fait
cruellement mystifier. Malheureusement, il était incorrigible après
tous les déboires. Volé, berné, leurré de promesses, après chaque
mésaventure il reprenait confiance, se tournait d'un autre côté, et se
remettait au pourchas de sa sous-préfecture fantastique.
Chavinart l'avait découvert chez une femme galante qui jouait à
la politique. Elle se faisait décorer à vil prix un appartement somp-
tueux par quelques pauvres diables mourant de faim. Chavinart, qui
dirigeait ces travaux à quatre francs par jour, avait eu occasion de
rencontrer Chagny dans l'entourage de la belle dame. Chagny, tou-
jours avide de relations, s'était fait présenter chez madame Sidonie.
On n'avait pas eu grand'peine à le retenir à l'hôtel Beau-Séjour ; on
l'y avait logé, il y mangeait, il y dansait, il y chantait, il n'en sortait
plus, et, pour prix de son assiduité, madame Sidonie lui avait déjà
assuré la protection d'un sous-chef de bureau qu'elle avait marié dans
le temps. Le sous-chef se laissait envoyer par Chagny des paniers de
vin vieux. Il était rempli des meilleures intentions, mais il avait
fort à faire pour se protéger lui-même, car on le soupçonnait d'en-
voyer des bouts d'article dans les joiurnaux de l'opposition.
Chavinart me raconta fort longuement ces histoires burlesques, et
je l'écoutais avec patience, espérant toujours que de commérage en
commérage il arriverait à me parler de la jeune gluckiste et de
mademoiselle Urbain; mais le peintre semblait se faire un malin
plaisir de ne jamais me parler de ce qui pouvait m'intéresser. Ma
curiosité était de plus en plus excitée, et quand je vis que je ne pou-
vais rien tirerde Chavinart, je pris le parti d'interroger directement
madame Sidonie. Dans cette intention, j'allai passer la soirée chez
elle, au salon bleu. Elle m'accueillit comme un vieil ami, et me pré-
senta trè&<:ordialement à sa société de tous les jours. Dans la semaine,
elle recevait en petit comité ses intimes : Chagny, Chavinart, deux ou
trois bonnes dames du voisinage et quelques vieux bourgeois mala'-
BRIGITTE. 25
difs, d'humeur sédeûtaire, qui ne se hasardaient pas aux grandes soi-
rées du dimanche. Les autres locataires, les étrangers préféraient se
réunir entre eux dans la salle aux journaux, dont madame Sidonie
laissait la direction à son mari. M. Tallard occupait ses soirées à ali-
gner les gazettes sur la table, à surveiller la confection des grogs, à
préparer de longues allumettes de papier pour les fumeurs. Il faisait
la plus triste mine au milieu d'eux, lui qui n'avait jamais pu s'aguer-
rir à l'odeur du tabac : il étemuait, il toussait, et ses petits yeux bri-
dés clignotaient et pleuraient. Tant qu'il y avait un Américain aux
journaux, il était condamné à rester dans cette tabagie, après quoi on
lui donnait licence d'aller se mettre au lit.
C'était une demoiselle Constance qui nous faisait les honneurs du
petit salon bleu. J'appris de Cbavinart qu'elle était la cousine de
madame Sidonie, et qu'elle avait la surintendance de la maison. On
paraissait l'entourer d'un grand respect, dette demoiselle Constance
était une personne aigrelette et pincée, à grande ostentation de senti-
ments, de principes, de rigorisme; elle s'effrayait du moindre mot
pour rire, et je l'ai vue pleurer parce que ses canaris étaient malades.
— Elle n'est pas brillante, me dit madame Sidonie, mais c'est une
fille sûre. Elle a de grandes vertus d'intérieur.
— Au diable ses vertus cachées ! répondit Chavinart. Je ne m'y fie
guère. J'aimerais mieux quelques bons vices francs et découverts.
Elle ne me revient pas, votre amie; avec son rire jaune et ses gestes
d'araignée, cette pécore m'agace. Comment avez-vous pu vous coiffer
d'une pareille engeance?
Madame Sidonie se fâcha sérieusement et imposa silence au pein-
tre. Chavinart était l'enfant gâté de la maison ; on lui passait toutes
ses fantaisies burlesques; il lui était permis de berner et de nai^er
les plus riches locataires, le gros Américain lui-même, mais il lui était
défendu de toucher à mademoiselle Constance. — Allons ! n'en par-
lons plus, de cette petite crevette, maugréa-t-il en s'en allant ; mais,
vrai, elle ne me revient pas I •
— Et moi, je la trouve très-distinguée, dit Chagny, qui ne négli-
geait aucune occasion de faire sa cour à madame Sidonie.
En tête à tête, il avait grand'peur de Chavinart; mais devant
témoins et se sentant appuyé, il reprenait courage et se roidissait de
toutes ses forces, à la manière d'un homme sérieux, bien posé dans
le monde politique.
A diverses reprises, j'essayai de prendre à part madame Sidonie
26 JBRKÎITTE.
pour b qucstioDBCT, mais toujours une in^ncible timidité me retint
dès les premiers mots, et comme elle était très-affairée, qu*elle ne
restait Jamais en phce, je finis par me persuader qu'elle ne m^aTsdt
pas donné une seule fois l'occasion de Tentretenir <lans l'intimité, et
que le moment n'était pas opportim pour causer avec elle.
J'allai finir ma soirée an salon des fumeurs, e^ j'essapi de faire
parler M. Tallard. Il me regarda d'un air aSmri; il était confondu.
Jamais de ia vie il n'avait eu à soutenir une conversation suivie avec
ses Ajnéricains. Madame Sidonie l'avait dressé à ne s'occuper que
des grogs et des gaee^tes. En dehors de cdHe spécialité, il ne savait
rien, mais absolument rien, des affaires de sa maison. Toutes ces
dames qu'il recevait si gracieusement le ^dimanche lui étaient parfai-
tement inconnues; à peine se rappelait-il leur nom. Mes questions
fe troublèrent grandement. — Voulez-vous que j'aille appeler ma-
dame Sidonie? me dit-il dans scm embarras. — Je le retins à grand*-
peine. — Que buvez- vous le soir? me ditnl alors. Les prenez- vous
au kirsch ou an genièvre? — Il s'obstinaît à me passer des journatix
anglais; il avait déjà oublié toutes mes questions, et n'avait plus
d'autre souci que de préserver son habit noir en tirant les gazettes au
milieu des verres et des fioles.
— Mais regarde-le donc ! me dit Chavinart, qui était venu me
lelancera la tabagie. Quel parfait comptable! Je m'attends toujours à
iui voir passer des mandies de lustrine. — Il s'amusait beaucoup des
mille précaution^ du bonhomme et de «ette façon d'avancer et de
poser les bras sur la table, si soigneuse et si timorée. — Oh ! non, il
«e se tachera pas, non, jamais. Yois-le donc! il navigue comme un
chat.
Je passai toirte la semame dans la plus grande incertitude. Tous
les jours je formais des projets de départ que je renvoyais au lende-
main. Au fond, je n'étais plus décidé à me remettre en voyage. Je
me sentais retenu à l'hôtel Beau-Séjour par un intérêt secret, inex-
plicable. Je ne cessais de penser à la jeune orpheline et à mademoi-
selle Urbain ; je désirais vivement les revoir, mais je n'osais m^avouer
ce changement subit qui s'était fait dans ma vie, et je me donnais
mille prétextes d'af^ires à régler pour pnylonger quelque temps
^cno&re mon séjour à Paris.
La curiosité la plus vive me harcelait, et j'allais tous les soirs au
salon bleu pour entendre parler de mes deux amies inconnoes; mais
jamais je n'-osais prononcer leur nom. J'espérais toujours que les
BRIGITTE. Î7
hasards de la conversation me serviraient à souhait, et je me résignais
à écouter les histoires interminables de madame Sidonie; j'écoutais
les vieux bourgeois; j'écoutais les bonnes dames : peines perdues. Ils
oubliaient tous de me parler de la seule chose qui m'intéressât. Je
m'efforçais de causer avec la désagréable demoiselle Constance. Je
demandais à Chagny des nouvelles de sa nomination. Mademoiselle
Constance ne finH-elle pas par s'imaginer que je lui faisais la cour!
Elle s'^aroucha grandement de mes politesses, et cria au scandale.
Quant à Chagny, il ne put rien m'apprendre. Depuis six mois, il
fréquentait la maison soir et matin, il parlait avec tout le monde, et
il n'était pas mieux informé que moi. Il était de ces gens qui regar-
dait tout et ne saisissent rien. Avec sa personne toujours frétillante^
sesaîrs de fureteur, ses yeux curieux, indiscrets, il ne voyait rien.
Toujours préoccupé de lui-même, il ne comprit qu'une chose : Tin-
lérét que je prenais à ses ambitions. Je le pris par tous les bouts, il
ne sut jamais que me parler de sa sous^préfecture. La veiHe, madame
Sidonie l'avait présenté à un député de l'opposition fort bien en cour,
et dont toutes les demandes étaient accueillies au ministère. Chagny,
désireux de plaire à son nouveau protecteur, s'en allait partout
médisant des ministres: il me raconta sur eux mille horreurs; le
meilleur d'entre eux n'était pas bon à jeter aux chiens. Le scrupu-
leux M. Tallard tremblait de tous ses membres en entendant de tels
discours.
Il fallut bien revenir à Chavinart. Lui seul me paraissait vraiment
au oouraEnt des choses de la maison; mais il prenait plaisir à ne me
parler qu'à mots couverts ou par échappées de ce qui m'intéressait si
vivement; il m'en disait juste assez pour allécher ma curiosité; puis
tout aussitôt il s'amusait à me dépister par des calembredaines, et
tout cela sans qu'on pût jamais se fâcher contre lui, avec des témoi-
gnages d'amitié vraie, sincère, sérieuse même par moments. Ce
mélange de turlupinades et de cordialités ne m'irritait plus comme
par le passé; j'avais fini par m'habituer à ses boutades, à ses drôle-
ries de Parisien, à toutes les allures de sa bonne et frandie camara-
derie, si bien que nous passions ensemble presque toutes nos
journées.
Chagny était très-scandalisé de me voir de telles relations, et sou-
vent il me prenait à port pour me dire avecxme indignation comique :
— Comment pouvez-vous fréquenter un pareil vaurien? Au lycée, il
était toujours le dernier dans ses classes.
28 BRIGITTE.
— Il est certain que Chavinart était sorti du collège avec un très-
léger bagage d*bellénisme et de latinité, car il avait passé ses huit
années scolaires à charbonner les murs et à sculpter les tables; mais
comme peintre il n'était pas sans un certain talent; il savait à fond
son métier. Madame Sidonie lui devait d'avoir figuré entre deux
princesses à l'exposition du Louvre, et dans ses plus beaux atours,
avec une taille fine, un teint clair et des cheveux abondants, sans
rides, comme à vingt ans. Ce tableau était exposé à la place d'honneur
dans le grand salon des dimanches. C'était peint avec cette mollesse
sentimentale et cette fadeur de touche qui plaisent tant aux femmes
du monde. Ghavinart n'aurait eu qu'à persister dans ce système de
peinture mensongère pour devenir un portraitiste à la mode ; mais
l'inconstance de ses goûts et le décousu de sa vie le rejetaient toujours
loin des succès. Il s'essayait sans cesse à changer de manière, non
par loyale inquiétude d'artiste, mais par manie d'imitation, par flâ-
nerie, et, pour ainsi dire, par une sorte de curiosité mêlée de paresse.
Des peintres en renom l'avaient souvent employé sous leurs ordres à
cause de sa grande dextérité, et d'habitude il peignait les tableaux du
célèbre esquisseur Gastinière. Ce grand théoricien disait dédaigneu-
sement de li;i : — Ce Ghavinart est un bon ouvrier peintre. Pas
d'idéal, main souple.
— A quoi Ghavinart répondait : — Ce Gastinière est un rêvasseur,
un mangeur de livres. Qu'on l'envoie en Sorbonne ! Je le mets au
défi de peindre une chaise, une cruche, n'importe quoi, un radis! Du
reste, plein d'idées, bon à rien.
— Et tous les deux avaient grandement raison.
Le dimanche, je descendis au salon dès huit heures, avec un grand
empressement, et je vis arriver tout le personnel du premier jour;
en outre, un grand nombre de nouveaux invités, fort célèbres, me
ditron, et parmi lesquels on me çignala le profond théoricien Gas-
tinière, — Gastinière, ce fameux peintre dont Ghavinart coloriait les
esquisses.
Gastinière discourait avec solennité au milieu des groupes.
M. Sidonie le suivait révérencieusement, et le présentait comme un
grand homme à tous les étrangers. A chaque instant madame Sidonie
rappelait son mari pour introduire les arrivants; il accrochait les
BRIGITTE. 29
chapeaux, les manteaux, les châles, puis revenait poliment sur les
pas de Gastinière. Atcc ses gestes arrondis, obséquieux, sa tenue
officielle, sa figure effacée, sa complaisance banale, ce pauvre Tallard
avait tout à fait Fair d'un maître dé cérémonies engagé à la soirée.
— Ne dirait-on pas qu'elle a pris un mari de louage? me disait
Chavinart.
C'était du reste le seul mari qu'on rencontrât dans l'assistance.
Toutes ces dames avaient leurs filles pour cavaliers. J'ignore si elles
étaient veuves, non mariées ou démariées, mais il est certain qu'elles
avaient toutes le même air, une allure leste et dégagée, familière,
qui trahissait des femmes habituées à marcher seules dans la vie,
sans contrainte ni dépendance, sans relever de quoi que ce fût. Elles
étaient venues des quatre coins de Paris, et je ne crois pas qu'elles se*
fussent jamais rencontrées ailleurs. Les groupes se forment en vertu
de certaines lois d'attraction sociale : dés affinités secrètes rapprochent
toutes les déclassées; il se crée entre elles une sorte de franc-maçour
nerie instinctive. Ces personnes, qui ne se connaissaient ni d'Eve ni
d'Adam, et qui d'instinct se détestaient et se jalousaient à l'extrême,
n'en étaient pas moins très-empressées à se réunir, à se retrouver
dans ce salon; c'était leur milieu, comme on dit aujourd'hui. Elles
avaient là leur terrain commun, leur théâtre.
Pendant près d'une heure, on laissa discourir l'ennuyeux Gasti-
nière, au grand dépit des mères désireuses de produire leurs filles.
On les voyait tournoyer autour du piano avec des gestes maussades,
ouvrant et fermant les partitions, les feuilletant à grand bruit; leurs
mains impatientes se posaient, en passant, sur les touches, et hasar-
daient furtivement quelques gammes. Je fis plusieurs fois le tour des
salles en cherchant des yeux la jeune gluckiste aux parures noires ;
Chavinart me dit qu'elle avait eu l'esprit de ne pas revenir, et qu'on
ne la reverrait plus. Mademoiselle Urbain était avec sa mère tout au
fond du salon, délaissée de tous, oubliée, dédaignée. Tous ces cava-
liers, jeunes ou vieux, qui s'empressaient galamment autour des
belles dames, tournaient brusquement le dos en arrivant de son côté.
J'allai m'asseoir auprès d'elle. Je lui étais inconnu, et pendant long-
temps j'hésitai à lui parler; mais les demoiselles s'étant enfin empa-
rées du piano, la tempête musicale éclata, et j'entendis madame
Urbain qui gourmandait sa fille de sa voix impérieuse et sèche, et
lui recommandait d'avoir à se tenir prête pour son grand caprice.
Alors toute ma timidité tomba. Mademoiselle Urbaib regardait sa
30 BRIGITTE.
mère aTec une telle expression de chagrin, de découragement, que je
m& sentis remué et provoqué, comme si ce regard suppliant se fût
adressé à moi. Je ne sais trop ce que je dis à la mère, mais je réussis
en quelques mots à détourner son attention de la musique; la couver*
sation s'engagea entre nous deux, vive et familière ; elle se prolongea^
dans les meilleurs termes, et, soit oubli ou distraction, soit qu'elle eut
compris ma pensée, ma voisine laissa sa fille en paix, et ne songea
plus à la pousser au piano, si bien que mademoiselle Urbain se trouva
délivrée pour toute la soirée de ces exigences tyranniques qui l'expo-
saient à de si grandes humiliations.
Mademoiselle Urbain gardait le silence : elle n'osait m'exprimer
toute sa reconnaissance, mais je la devinais; j'étais heureux de cette
joie intérieure dont elle était remplie. Jamais je n'oublierai le sourire
naïf qui vint éclairer tout à coup ses yeux attristés.
Je renvoyai mon départ au mois suivant, et pendant ces trois
semaines je pris l'habitude de revenir tous les dimanches aux soirées
de l'hôtel Beau-Séjour. Le salon de madame Sidonie était alors dans
tout son lustre; on y discutait fort, on y faisait de très-mauvaise
musique; mais c'était plein, animé, bruyant, et madame Sidonie n'en
demandait pas davantage. Elle allait et venait, prévenante, empres-
sée, heureuse, affable à tous, aux nouveaux venus comme aux anciens
amis, montrant à tous bon visage; quelle que fût la discussion enga-
gée, elle était toujours de l'avis de celui qui lui parlait, et elle savait
toujours trouver fort à propos un mot agréable pour flatter l'amour-
propre de chacun. Tous les dimanches, le nombre des invités s'ac-
croissait. Elle les prenait de toutes mains, elle mettait tous ses soins
à amuser ses pensionnaires, etChavinart, qui connaissait tout Paris,
se chargeait de lui raccoler des gens de talent pour l'ornement de ses
salons.
A chaque soirée, on produisait de nouvelles célébrités parfaitement
inconnues : des journalistes anonymes qui se disaient la terreur des
ministres, des architectes qui parlaient cosmogonie, des compositeurs
de musique qu'on appelait des philosophes, et des peintres à systèmes
qui ne faisaient œuvre de leurs dix doigts. C'était un défilé perpétuel
d'hommes à projets, de monteurs d'entreprises gigantesques en quête
d'actionnaires, de dramaturges inédits qui racontaient avec feu des
idées de pièces; puis des magnétiseurs, des alchimistes, des méde-
cins, qui ne s'occupaient que de politique, bref des songe-creux à la
douzaine, des mystificateurs de toute sorte, et jusqu'à des inventeurs
BRIGITTE. 31
de religions. Je ne sais d*où Chavinari tes tiraîk; il les tutoyait tous,
et ton» se laissaient présenter par lui comme de beaux génies mécon-
nus, étouffés par TeuTie. — Oh! celui-là est très-fort, disiiit-il invar-
riablement. C'est un penseujr. — Et quels criticfues impitoyables!
Quels négateurs de toute renommée! En dehors d'eux, rien n'existaîL
Tous ces gens célèbres taisaient un bruit d'enfer. Quand ils se
mettaient à pérorer, pour donûner ce brouhaha, il n'y avait d'autre
ressource que de pousser les demoiselles au piano; mais une fois
lancées, ces endiablées musiciennes ne pouvaient plus s'arrêter, et
Ton arrivait à regretter les terribles discuteurs, en songeant que la
voix humaine finit par se lasser, après tout. Rien n'était £icile comme
de se créer une solitude au milieu d'un si grand tumulte. La bril-
lante madame Urbain, qui jamais ne tenait en place, s'insinuait vive-
ment dans la cohue, et se prenait de discussion avec les gens célèbres;
elle y allait de tout cœur, comme une corneille qui abat des noix.
Elle babillait, babillait avec mie étourderie folle, et des choses qu'elle
savait le moins, sans grand dommage vraiment pour sa réputation
de femme lettrée, car ces péroreurs, qui tous se piquaient de génie,
avaient l'habitude de n'écouter que leur propre parole. Us savaient
prêter l'oreille aux beaux compliments ; mais dès que le doux mur-
mmre des éloges venait à cesser, ils n'entendaient plus rien, et,
comme de vrais sourds, ils se remettaient à discourir sans s'inquiéter
du voisiii.
Brigitte et moi, nous restions dans notre coin, oubliés de tous,
inaperçus, heureux de cette intimité douce que nous trouvions au
milieu du bruit et de la confusion. Les demoiselles couraient au
piano, les gens d'importance discutaient; personne ne s'occupait de
nous, et rien ne venait troubler nos longues causeries ou nos longs
silences. Quand madame Urbain passait de notre côté, elle nous
envoyait un petit salut amical. Lorsqu'elle revenait s'asseoir auprès
de nous, ce n'était jamais que pour quelques minutes. Dd piano, des
grands morceaux, des caprices, plus un mot; elle semblait tout à fait
résignée à ne plus persécuter sa fille, et je lui en savais un gré infini.
Je me rappelle que je pris un jour sa défense contre Chavinart, qui
la détestait cordialement et ne s'en cachait pas.
Du reste, ce fut la seule fois qu'on me parla d'elle pendant ces
trois semaines, et j'étais convaincu que personne ne se doutait de mon
amitié pour Brigitte. Quelle fut donc ma surprise lorsqu'en arrivant
au petit salon bleu, dans les derniers jours du mois, un samedi, je
32 BRIGITTE.
fus abordé par madame Sidonie, qui me dit rondement, avec son
entrain jovial : — Et yos amours, Péraldi? Â quand la noce? Oh! ne
TOUS troublez pas ainsi. Brigitte tous platt; elle et moi, nous nous
aimons beaucoup, et elle fera tout ce que je voudrai. Dites un mot, et
dans huit jours je vous marie. Je réponds du succès, fiez-vous à moi;
j'ai la main heureuse. — Elle en a marié bien d'autres, et de plus
sauvages que toi, me dit Chavinart. Et tous à la suite vinrent me
faire leurs compliments, les vieux célibataires, mademoiselle Cons-
tance, Ghagny, les bonnes dames du quartier, et jusqu'au milord de
la chambre rouge.
Mademoiselle Urbain m'inspirait une grande sympathie ; tout m'in-
téressait en elle, ce que je* connaissais de sa vie et ce que je devinais
de ses chagrins secrets, sa bienséance au milieu de ce monde équi-
voque, à côté d'une mère si frivole, sa sincérité, ses. vertus silencieuses,
sa douce humilité. Mais quel nom donner à cette amitié discrète que
je lui gardais et dont on venait troubler si brusquement Tintimité?
Était-ce de l'amour? Je l'ignorais moi-même, et je n'oSais m'inter-
roger, de peur d'altérer un sentiment si pur et si fraternel. J'étais avec
elle comme avec une sœur; elle me traitait comme son camarade,
avec une simplicité, une liberté charmantes; mais nous n'avions
formé aucun projet, nous n'étions liés en rien, et voilà que tout à
coup, sans que Brigitte elle-même en fût informée, sans me donner
le temps de me reconnaître, inopinément, étourdiment, on disposait
d'elle, on préjugeait de ses volontés, on engageait sa destinée ! Cette
intervention banale, cette manière de précipiter les choses et d'enle-
ver les gens en deux tours de main, tous ces propos curieux, ces
empressements, ce zèle indiscret, me blessèrent vivement, et je me
retirai très -irrité.
Je me promenai jusqu'au jour sur le boulevard en pensant à Bri-
gitte, et ma grande colère se calma peu à peu. Je me dis qu'après tout
j'avais pu par mes assiduités donner prétexte à tous leurs commérages ;
je sentis que ce serait une Indignité de compromettre aux yeux des
sots une jeune fille honnête et sans fortune, et je résolus de rompre
le jour même ces relations, qui m'étaient si douces. Au point où en
étaient les choses, il était encore temps : Brigitte n'était en rien enga-
gée ; dans les sentiments affectueux qu'elle me témoignait, je ne voyais
rien au delà d'une confiance aimable, et j'étais convaincu que je serais
seul à souffrir de cette rupture.
BRIGITTE. 33
VI
Pendant six semaines, je m'abstins de paraître au salon. Un di-
manche de la fin de décembre, — à sept heures du soir, — Chavinart,
que je n*avais pas vu depuis très-longtemps, monta tout effaré chez
moi, et me cria en entrant : — £h bien ! que favais-je dit? Me suis^-je
trompé sur cette harpie de Constance ? Ne t'ai-je pas répété mille fois :
Méfie-toi de cette vipère? Oh! c'est une ignominie. — Et, se laissant
aller à sa colère, il me raconta, la bouche pleine de jurons et d'in-
jures contre tout le monde, ce qui se passait à Thôtel Beau-Séjour.
J'appris que madame Sidonie se trouvait depuis longtemps dans ks
plus grands embarras d'argent. Elle avait acheté son fonds pour un
morceau de pain, mais à la condition de liquider tout un passé de
mauTaises afiaires, et le plus clair des bénéfices tombait dans les mains
des anciens créanciers. Que de misères cachées sous cett^ grande pros-
périté apparente de la maison Tallard ! Que de soucis et d'inquiétudes!
Parfois, quelle détresse ! Entourée d'une riche clientèle, enviée de tous,
avec tous les dehors d'une vie heureuse, opulente, madame Sidonie
se trouvait souvent réduite aux dernières extrémités pour suffire aux
mille nécessités du jour. Que de fois, une heure avant de se mettre
à table, il avait fallu courir au montrde-piété ! On arrivait à payer des
termes de mille écus, et le jour même on battait tout Paris, on se
jetait dans mille expédients pour des misères. Au plus fort de ces
crises, mademoiselle Constance, qu'on avait ramassée toute nue dans
la rue, s'était trouvé tout à coup avoir dix mille francs à offrir à ma-
dame Sidonie. D'où sortaient ces dix mille francs? d'économies ou de
petits profits secrets? On ne s'en informa guère : on les reçut avec
reconnaissance; on lui donna de bonnes garanties; on l'intéressa pour
un tiers dans les affaires de la maison. Le prêt fut fait pour cinq ans^
renouvelable de gré à gré. On en était à l'échéance, à la date fatale ;
delà cette grande, cette toute-puissante influence dont j'avais trouvé
mademoiselle Constance investie à Thôtel Beau-Séjour.
Le premier étage de la vaste maison occupée par madame Sidonie
était loué pour quinze ans à un marchand de cristaux fort en vogue,
qui venait de tomber en faillite à la suite d'un procès scandaleux.
C'était une grande tentation pour madame Sidonie de prendre ce bail,
et depuis un mois elle était en conférence secrète avec le marchand de
Tome X. — 37* Litraiton. 3
34 BRIGITTE.
cristaux. Sans mademoiselle Constance» elle n'aurait pas hésité un
seul instant ; mais son associée répugnait à s'engager dans de trop
grandes affaires; elle soulevait mille objections, mille difficultés, et,
sans s'opposer formellement, elle gagnait du temps, elle traînait les
choses en longueur. — Eh bien! devine Tinfomie, me dit Cfaavinart,
tous ces retards et tous ces beaux conseils de prudence cachaient un
piège. Croirais-tu que c'est Constance qui a fait sous-louer sous main
le premier étage jpour elle-même? Hier encore elle nous bernait de
ses amitiés, et depuis huit jours tout était signé en grand mystère, et
ce matin même elle a refusé de renouveler; il a fallu, sous menace
de saisie, lui payer ses dix mille francs. Et Dieu sait à quel prix! et
c*est un hôtel qu'elle installe au premier! Eh bien! fout cela n^est
rien encore. Penser qu'elle a eu ta méchanceté de choisir un dimandie
pour inaugurer ses salons ! Elle lui a volé jusqu'à son jour, elle lui a
volé ses amis. J'ai vu moi-même les lettres d'invitation; c*est comme
dans ces journaux où l'on se vole les listes d'abonnés. Et personne n'y
manquera, je le jure. J'ai questionné les locataires, et tous, jusqu'à
cet affreux mylord de la chambre rouge, m'ont répondu qu'ils iraient
chez Constance, qu'ils étaient bien libres de leurs soirées. Constance
leur a promis des chanteurs étrangers. Quant à ces pécores que notre
pauvre Sidonie a toujours si bien accueillies, je mettrais ma main au
feu qu'elles passeront toutes à l'ennemi; oui, toutes, les unes par ca-
price ou méchanceté, les autres par peur, pour ne pas se mettre à dos
une personne comme Constance. La curiosité, l'attrait de rinconnu,
le fruit nouveau, le plaisir de l'ingratitude, que sais-je? Oh! les
femmes ! quelle race ! Crois-tu que ce soit te moment d'abandonner
madame Sidonie dans une pareille débftcle? Au moins puis-je compter
sur toi? Yiendras-tu ce soir?
Chavinart m'entraîna au salon. H- était déjà huit heures. Madame
Sidonie n'avait autour d'elle que ses vieux célibataires et les bonnes
dames du quartier, qui lui adressaient leurs compliments de condo-
léance : eUe s'efforçait de leur répondre avec insoudance; mais tous
ses mouvements démentaient ses paroles. Agitée, oppressée, les yeux
fixés sur la pendule, elle prétait avidement l'oreille à tous les bruits
de la fête rivale, qui montaient jusqu'à nous. Dans la cour, les voitures
roulaient bruyamment, les chevaux piaffaient; au premier, le bal
venait de commencer ; un brillant orchestre nous envoyait par bou^
fées ses fanfares ironiques.
Monsieur Sidonie errait comme une ombre dans le vaste salon dé-
BRIGITTE. 33
Mt, à pM fitptift , sam bruit» te r^nl tAgne^ ^oeemtot ahar i cotme
toujours, placide et souriant de son sourire incertain. -^-^Qbl eehiMà
ne 8r frit pas de mautais sang^, me 4H Chavmart toùi en ooMre. Ce
qu'il yoît de phis clair dans tout eeei, c'est qu'il pottrfn se eottcker
a^rmt miiiuit.
Hait heures un quart sonnèrent, ImM heures et demie, huit heures
trois quarts; personne n'arrivait, personne, pas même Chagny! Ma-
dame Sidonie était dans les transes. Au coup de neuf heures, elle aY
tmt plus. — Allons, monsieur Tallard, dH«eIle avec enyportement,
courez denc "voir ce qu'elles fimt li-bas; preoeir totre chapeau^ et allez
fumer un cigare sur la porte.
— Mais je ne fume jamais, dit le mari.
—Faites semUant, imbëctte! Leste! prenee du ftu, descendes; pto»
menea^-Tous sur le trottoir, dms les escaliers, montez et descendez.
Vite! soyez attentif à tout, el dfeme dix minutes remmite? nous dire ce
qni 86 passe. Si tous rencontrez quelqu'une de nos amies en chemin,
oA«»-lenr v(Âte bra»: celte Constance est de force à les arrêter dans
l'escalier pour tes pousser chez elle, bon gré, mal gré.
A son retour, M. Tallard nous dit les norm de toutes les dames qu'il
arait rencontrées montant chez mademoiselle Constance. — Et tous ne
les avei pas amenées ici! Oh! ^el sott
— Hais puisqu'elles ne Tenaient pas ici? dit le bonhomme.
— Oh! le sot ! il n'est bon à rien !
Dans soa impatience, elle descendit elle-même jusqu'à l'entresi^,
puis dans la rue, sans savoir ce qu'elle allait faire. Nu-tête, les épaule»
découvertes, insensiMe au froid , elle se promenait comme une feîle sur
le trottoir. Charinart, qui l'avait suivie, finit par lui faire compreodvo
qu'il étmt par trop ridicule de se poster dans la rue pour entever les
gens au passage. Ik rentrèrent ensemble.
EUe remottimt lentement Tescaliep, lorsqu'elle entenriKt derrière elle
UB pas qui lui était bien connu. Elle se retourna vivement, et re*
connut madame Urbain , qui avait déjà la main à la sonnette du
piemier. — Ah ! ma bonne Julie^ vous m'êtes fidèle, vous, lui dit
madune Sidonie en descendant quelqoes mardies pour lui offrir k
— J'allais chez vous, dit madame Urbain.
— Oh! je n'en doute pas, riposta madame Sidome; je 60Êiam
votre coeur, je suis sûre de vous. -^ Mais elle ne put s'empêcher
d'ajoater : — Oh ! quelle l»iUante robe de bal 1 Vous êtes déli-
36 BRIGITTE.
deuse. C'est bien aimable à yoqs de tous filtre ai belle pour une
pauvre solitaire» .
Madame Urbain était Tenue seule. — Ma fille est malade, dit-elle
avec un œrtain embarras; voilà pourquoi je suis arrivée si tard.
Madame Sidonie la regarda fixement dans le blanc des yeux. Elle
devina ce qui se passait à la maison. Sans doute Brigitte avait refusé
d'accompagner sa mère chez mademoiselle Constance. — Oh ! elle est
trop loyale pour entrer dans toutes ces ruses et ces perfidies, me dit à
demi-voix madame Sidonie. — Puis, reprenant les mains de son amie
avec toutes sortes de cajoleries, elle se mit à parler chifibns, musique»
de l'air le plus innocent du monde.
Vers dix heures, nous vîmes arriver quatre mères suivies de leurs
filles. Celles-là, c étaient les prudentes, les avisées, qui voulaient
ménager les deux partis contraires; leur toilette de bal indiquait
qu'elles avaient passé la soirée chez Constance. Madame Sidonie leur
montra à toutes bon visage, mais elle ne se faisait pas illusion ; elle
se sentait bien abandonnée, et de ses plus fidèles. Quand nous fûmes
seuls, elle éclata en sanglots : — Oh! cette Constance ! cette Con-
stance ! moi qui l'aimais tant ! Pour elle, je me serais ôté le pain de la
bouche !
— Elle pleurait comme une désespérée. — Allons, du courage ! lui
dit Chavinart. Les amis sont là pour sauver la baraque. Fiez-vous à
moi, j'ai mes projets. Vous voilà aux cent coups, mais c'est le mo-
ment de rire! Voyez donc quelle grimace fait ce laideron de Con-
stance.
n nous montra une bouffonnerie qu'il venait de composer; il avait
dessiné de mémoire mademoiselle Constance et deux de ses plus vieilles
amies. A demi nues, en costume de nymphes d'Opéra, elles dansaient
des sarabandes au milieu d'une cohue d'Anglais grotesques qu'elles
enlevaient passionnément et se passaient de main en main ; c'était si
brutalement gai et si vrai que madame Sidonie ne put s'empêcher de
rire aux éclats.
— Vous en verrez bien d'autres, nous dit Chavinart, et toutes les
déserteuses y passeront. Ceci n'est que Iç commencement; j'ai dix
séries en tête. Je veux battre monnaie avec ces péronnelles. Ah ! j'ai
la réputation d'un fainéant! Eh bien! l'on verra ce que peuvent les
'paresseux quand ils s'y mettent! Que vous faut-il? De l'argent... La
belle affaire ! De l'argent? Mais j'en ferai suer aux pavés, s'il le faut.
Je me sens un courage d*enfer, j'accepterai des travaux de tout côté^
BRIGITTE. 37
f eo mendierai; j*irai chez les ministres; je peindrai le roi, les dé-
putés, la garde nationale! Je me suis brouillé avec ce vieux pédant de
Gastinière, parce qu'il ne veut pas qu'on se moque de lui : eh bien ^
dès demain j'irai lui demander de l'ouvrage, et, sans rire, je lui dé-
clarerai qu'il est un grand homme, le vrai peintre moderne, l'unique.
Sur ce, bonsoir, dormez en paix; moi, je vais faire des bois pour le
Musée des Grimaces.
(La fuhe à la proohaia« UvraiMB.)
o
DE L'AMOUR CONJUGAL
DANS LE DRAME'
PAR M. SAINT-MARC GIRARDIN.
X
LE DEVOIR ET L*AMOUR.
LE GRAND CYRUS. LÀ PRINCESSE DE GLÈVES. —
LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
Le théâtre et le roman ont dans chaque siècle leurs lieux com-
muns, et il faut estimer le siècle qui prend les siens dans les bons et
grands sentiments de Thumanité. Ce goût témoigne de Thonnèteté
morale d'un siècle. Il ne prouve pas que sa conduite soit irrépro-
chable; il prouve qu'il aime la vertu, même quand il ne la pratique
pas. La situation de Pauline, c'est-à-dire d'une femme qui a aimé
un homme digne de sa tendresse, qui Ta cru mort, qui en a épousé
un autre, et qui bientôt voit revenir celui qu'elle a aimé, cette situa-
tion devint, au dix-septième siècle, le sujet de toutes les controverses
galantes et de tous les récits romanesques. Que doit faire une femme
dans cette situation? ou même, laissant de côté l'aventure particulière
de Pauline, que doit faire la femme qui sent qu'elle va aimer ou
qu'elle aime un autre homme que son mari, si cette femme veut res-
ter fidèle et honnête? Doit-elle avouer à son theni les sentiments
qu'elle a? Y est-elle obligée de conscience? Ne trouve-t-elle pas dans
cet aveu une force nouvelle, parce que la confession fortifie ceux qu'elle
humilie, en confirmant les scrupules de la conscience? Autre question
encore. Plus tard, la femme devient libre par la mort de son mari :
i. Voir les 28% 29% 30% 31% 32% 33% 34% 35* et 36« livraisons.
DE L'AMOUB CONJU&AL DANS LE DRAME. 39
peutrelle, sans scrupule, épouser celui qu'elle a aimé et qu'elle aime
encore?
Voilà les questioas <pû se traitaieot sans cesse au dix-septième
siède, et qui tiennent, comme on le Toit, à Tétude que nous M^
sons de la trik^ie du mari> de la femme et de Tamant.
J'ai d^ montré * Timitalion que madenu)îselle de Scudéry, dans
les adieux d'Âglalîdas etd'Âmestris, avait foite des adieux de Pauline
et de Séyère* Dans le troisième iFolume de son rcunan, elle a repris ce
sujet qu'aimait le public, et elle y a transporié toute rfaistaire de
Pauline, de Sévère et de Polyeucte.
Aldonide aÎB^ût le prince Thrasybule, et eUe en était éperdument
aimée; mais ce prince ayant été forcé de quitter Milet, on annonça
tûentôt sa mort, ai, deux ans après, Alcioaide se décida, d'après
l'cNrdre de son père , a épouser le prince Tisandre , l'ami intime de
Thxasybuie. Celui-ci n'était pas mort, et, quelque temps après le
mariage d'Alcionide, il revient à Milet, comme Sévère revient à
Mitylèjie. Tisandre, ^i ne sait pas qu'Alcionide a atraé Tbrasybule,
lui demande de le recevoir, et celle-cî alors lui apprend qu'elle a
connu Tbrasybule. i^ Cq^endant il la conjura de vouloir souffrir sa vue,
oonune celle de l'boname du monde qu'il aimait le plus* — Ce que
TOUS désirez; lui ditrelle, me semble un peu dang^eux à vous accor^
der. Ce n'est pas que je me ne fie bien à moi-même; mais je ne me
fie pas à voos. Tisanike lui protesta alors qu'il n aurait jamais
de jalousie^. »
Vaincue par les instances de son mari , Alcionide consent à rece-
voir son amant; mais, en ièmme bonnêle, en digne imitatrice de
Pauline, elle prend des précautions contre elle-même : elle ordonne
à une de ses confidentes de déckirer et de jeter à la mer (ils sont siu*
un vaisseau)»les lettres qu'elle a gardées de Tbrasybule. Elle les gar^
datt d'un mort, elle ne vent plus les garder d*un vivant qu'elfe a
aimé, qu'elle va revoir et dont elle veut publier rajnour. Pendant
qu'elle parle, Tbrasybule, qui était dans la chambre voisine, ent^ad
cet«itretien et apprend qu'il était aimé d'Alcionide. « Désespéré, dit
Tlwaaybule, de savoir que je n'étais pas haï et que pourtant je serais
toujours malheureux, je souffris plus que je n'a vais, encore souffert.
Cendant Tisandre, qui m'aimait véritablement, me vint chercher
1. Dans la livraison précédente de ce recueil.
2. Le Grand Cyrus, 1. \\\, p. i 1 98.
40 DE TAMOUR CONJUGAL
et me mena dans la chambre d'Alcionide, me priant et me conjurant
toujours de faire effort pour me contenter de son amitié. J*y fus donc,
et j'entendis, en y entrant, qu*elle dit tout haut à la même fille,
qu elle ne manquât pas de faire ce qu'elle lui avait ordonné. Ce dis-
cours fit que je changeiai de couleur et que je regardai si attentiye-*
ment Alcionide qu'elle en baissa les yeux. Je ne tous dirai point.
Seigneur, quelle fut cette conTersation , car je ne pense pas que
jamais trois personnes se soient tant aimées et tant ennuyées ensemble
que nous fîmes ce jour-là. Tisandre aimait passionnément Alcionide
et m'aimait aussi beaucoup; mais, parce que j'aimais ce qu'il aimait,
je Toyais bien que, soit par la compassion qu'il avait de moi ou par
quelque autre sentiment qui s'y mêlait, il ne se divertissait guère en
ma compagnie* Alcionide aimait sans doute Tisandre et ne me haïs-
* sait point; mais, parce que ma passion ne pouvait plus lui paraître
innocente, et que, de plus, Tisandre ne l'ignorait pas, elle en avait
Tesprit très -inquiet. Pour moi, j'avais eu autant d'amitié pour
Tisandre que j'étais capable d'en avoir, et j'avais plus d'amour pour.
Alcionide que personne n'en a jamais eu pour qui que ce soit. Biais,
parce que mon ami était possesseur d'un trésor si rare; qu'outre cela
il savait que j'étais amoureux d' Alcionide, et que je savais aussi
qu' Alcionide était résolue de m'oublier absolument, je ne pouvais
presque ni commencer de parler, ni répondre, et je sortis enfin de
cette chambre avec quelque espèce de consolation, quoique ce ne soit
pas l'ordinaire de quitter ce que Ton aime sans beaucoup de dou-
leur*.»
Cette scène touche à toutes les complications que comporte la tri-
logie du mari, de la femme et de l'amant. Ck>mme Pauline, Alcionide
a aimé Thrasybule avant d'épouser Tisandre; comme la princesse de
Clèves, elle avoue à son mari les sentiments qu'elle a pour Thrasy-
bule; comme M. de Yolmar enfin, Tisandre veut que sa femme
revoie son ancien amant. Il essaye, comme M. de Yolmar, d'établir je
ne sais quelle association mystique entre le mari, la femme et
Tamant; association qui serait impossible, même quand le mysticisme
y serait imposé à tout le monde, plus impossible encore quand il ne
Test qu'à une personne sur trois. Cette association, qui a été le rêve
de quelques jurisconsultes des cours d'amour et des philosophes de
l'école de M. de Yolmar, n'a pas mieux réussi aux uns qu'aux autres;
1. Le Grand Cyrus, U III, p. 1203 et 1204.
ANS LE DRAME. Il
eDe a toujours été une impossibilité ou un scandale. Quel amant
Youdra se contenter d'assister au bonheur du mari? Thrasybule le
promet à Alcionide; mais Tentretien même dans lequel il prend cet
engagement témoigne qu'il ne pourra pas le tenir. Alcionide ne s'y
trompe pas. Dans cet entretien, Thrasybule, avec l'indiscrétion qui
est propre à l'amour et qui fait qu'un amant ne peut rien cacher de
ce qu'il sent à celle qu'il aime , Thrasybule aToue à Alcionide qu'il
Ta entendue quand elle parlait à sa confidente, m Apr^s qu 'Alcionide
se fut un peu remise : — Seigneur, dit-elle avec beaucoup de douleur
dans les yeux, la curiosité que tous avez eue de deriner mes senti*
ments vous coûtera un peu cher, si tous m'aimez; car enfin, je tous
le déclare, je ne saurais plus souffrir Totre Tue après ce que tous
saTez de moi. Peut--être, si tous eussiez ignoré ce que j'ai dans le
cœur pour tous, eussé-je accordé au prince Tisandre la liberté de
TOUS Toir comme son ami, ainsi qu'il me le demandait ; mais, après
ce que tous Tenez de me dire, il m'est absolument impossible. Je ne
TOUS pourrais plus voir sans rougir, et, dans les termes où est mon
âme, je tous haïrais peut-être par la seule crainte de tous trop aimer
et de n'aToir pas assez d'indifférence pour tous. — Mais , madame,
m'écriai-je , quelle justice y a-t-il de me parler comme tous faites?
— Mais, injuste prince,, reprit-elle, quelle raison aTcz-Tous de me
dire tant de choses que je ne puis écouter sans crime et que je n'écou-
terai jamais qu'aujourd'hui?... — Eh quoi! madame, lui dis-je,
est-ce trop tous demander que trois ou iquatre moments tous les jours
à TOUS souTenir d'un homme qui tous donne tous ceux de sa Tie?
— Oui, répliqua-t-elle, c'est trop pour ma gloire que ces trois ou
quatre moments que tous demandez, et tous dcTez être assuré que,
si je le puis, je tous bannirai de mon souTenir comme de mon cœur.
Mais, ajputa-t-elle malgré qu'elle en e^^t, on ne dispose pas de sa
mémoire comme on Teut ; et il arriTera peut-être que tous m'oublie-
rez sans en aToir le dessein, et que je me souriendrai de tous sans le
Touloir faire. Alcionide prononça ces dernières paroles aTCC une con-
Aisîon sur le Tisage, si charmante pour moi que je me jetai à genoux
pour lui en rendre grftce, mais elle, se repentant de ce qu'elle aTait
«fit, me relcTa et me défendit si absolument de lui parler jamais de
ma passion et de la Toir jamais en particulier, que je connus bien, en
effet, qu'elle le Toulait ainsi ' . i)
1. Le Grand Cyrus, t. lU, p. 42iO, 4214, 1214.
U DE L'AMOUR CONJUGAL
Le draae entne Alcionide, Tisandce et Thrasybule devient trop
critique peur pouvcâr duror, et mademoiselle de Scudéry, pour iirer
ses i^ersondages d*einbarras, iaii mourir le mari* Tisandre périt des
bies^ures qu'il a. reçues daos ub combat; mais, avaol de iBudre le
dernier soupir, il fait comme Polyeucte, il lègue sa femme . à Thra*
sjbttle : « Tenes, lut dît*il, mou cher Thrasybule, je vous lais dépo-*
sttaîre de mes deroières volontés. Rendez, s'il vous plaît, cette lettre
k votre dière Alcionide, et, comme je n'ai point murmuré lorsque je
me suis aperçu qu'elle a donné quelques soupirs au souvenir de vos
ittfertunes, ne murmurez pas aussi quand elle donnera quelques
lmme$ au souvenir de ma mort..* J'avoue que vous mérilez mieux
Aldonide que moi; aussi fais-je ce que la fortune n'avait pas voulu
ùiie : plu^ équitable qu'elle, je vous la laisse, et si j ose y prétendre
qudque paît, je vous la donne ' • d
Comme dans cette scène Tisandre joue tout à lait le rôle de
Polyeucle, j'étais curieux de savoir si Alcionide jouerait aussi le râle
de Pauline, et si elle refuserait, comme Pauline, d'épouser Thrasy-
faufe^ parce qu'elle l'a aimé pendant son mariage. Pauline sort de cet
embarras par la belle porte : elle se fait chrétienne, elle veut accom-
pegner son mari dans le martyre. Alcionide est plus embarrassée,
parce qu'elle vit; elle se décide pourtant, à la fin, à sortir d'enabarras
par la porte la pluâ agréable , par celle de son mariage avec Tbra-
sVbule. Je reconnais à ce signe l'héroïne de roman, et d'un roman
ou l'amour, honnête il eat vrai, règne en maître absolu. Ce n'est pas
qu'Alcionide n'ait quelques-uns des sincères scrapules do Pauline;
« Quoique son mari, en mourant, lui eut ordonné d'q)ouser Thcar
sybule, elle se mit dans la fantaisie qu'il lui serait plus glorieux de
ne lui obéir pas, que d'accomplir sa dernière vcdonté ; et cette opinion
s'empara de telle sorte de 9on esprit, qu'elle crut qu'elle serait bUb>-
«iée n elle épousait llirasybule, quoiqu'elle l'aimât toujours cbèi^d-
ment. Mais enfin le prince de Mytilène^ lui ayant écrit pour la prier
d'accomplir la volonté du prince son fils, et Euphranor ' le lui ayant
commandé absolument, je pense pouvoir dire qu'dle obéit sans
Tépngoance^. )>
On voit que l'histoire d' Alcionide est f histoire de Pauline^, séculiH
risée, pour msi dire, et devenue mondaine ou romanesque» Le coNir
i. Le Grand Cyrus, t. III, p. i227 et 1228.
2. Père de Tisandre. — 3, Père d'Alcionide. — * 4. Tome VI. p. lOO.
DANS LK DBAVE. 48
eM ainaî lût qa*fl compread àam son idéil la ^rta et le
jMmfaear réimis. Il y aTait, j*tm«gioe, bien des gens qui euflseot aou*
JBÎlé que Panlioe se fit okréttenne et qu'eosuite elle époi^t Séfère,
'jrantjplÎBBaiii presque eo oala un des derniers kmu dePolyeucte :
VîfBB heiMaz eesesobble et mouneE ooaimc isboi,
MadtanoiséHe de Scudà^ aatîsfait, par le mariage d'AlcîoDide et de
Thnvybule, à cette idée vulgaîre, lom boooôta, de voir la verbi
sèooBipeBsée par le bcmhenr«
£n passajQt de Tbistoire d'Alctonide à Tbisloire de la princesse de
dèfes, nous ne sortons point de la trilogie que nous étudions : nous
paMODB d*un monde honnête et galant à un monde tninnéte encore,
mus d^à plus élégant eu moins réservé; aeus p^kssoos, je dkais
^priootiers, de la cour de la reine mère Anne d'Autriche à la ooor
plus jeune et plus coquette d'Henriette d'Angleterre. Ce n'est pas
que la priaceese de Clèvea soit moins vertueuse que Paqiine et Alde-
nide, ou que ses scrupules sment juioins grands : ils sont plus raCBnés
ou in asotos ptm défdeppés. La princesse de Clèves a é^ éievée par
une mère qui n'a pas oraiot de lui parler de lamour, et qui a voulu
qu'elle connût le danger pour mieux y résister. Elle y résiste, naa^s
aiec toute sorte dé «painies et de ^récaùtioBS, qui prolongent, pour
amsi dire, la lutte, et la rendent fjus intéressante. Jfous sa^oûs biep
que le devoir l'emportera sur ia passion : nous n'ayons donc p»
rfimeticn ^e rincertitude; ma^ nous, avons celle du péril, et d'un
péril que l'éducation de madame de Clèves ne lui permet pas d'îgnch
len Trop inetruite pour n'être pas alarmée, dès qu'elle interroge son
-oaur, eue arniprend œ qu'elle ressent pour M. de Nemours : < £Ue
ae ee flatta pius de respérance de ne le pas aimer; eile songea seid^
ment à ne lui en donner jamiM aucune marque^ )>
Le meîUettr moyen de ne pas mentrek- à M. de Nemours l'amow
que madame de Clèves se neprccbè d'av<Mr pour lut, c'est le nH^fen
que Pteline mot employer avec Sévère, c'est^à-diie de ne pas le
voir. . Mais elle le revoit malgré elle ; bientôt même, sur une letbee
d'amour tombée, dtt^n, de la pocbe de M. de Nemours, elle se.seat
jalooae, et sa jalousie l'édaire encore aur sa paasimi. Madame de
Clèves, en effet, n'a pas la ressource qu'auraient des femmes frivoles
I. La Frincesse de Clèves, deuxième partie.
44 DE L'AMOUR CONJUGAL
ou peu flcrupuleuBes, d'ignorer l'état de son cœur : elle s'examine et
s'étudie avec un soin minutieux. Cette perpétuelle surveillanoe qu'elle
a sur elle-même fait sa force; elle fait en même temps le charme
infini du roman. Enfin, désespérée de se sentir iaible par elle-même
et n'appelant pas la religion à son secours, — car un des caractères
de ce roman est de reposer tout entier sur l'honneur mondain, et de
ne rien emprunter aux autres forces de l'âme humaine, — madame
de Clëves se décide à faire à son mari le plus extraordinaire aven qui
ait jamais été fait à un mari : elle lui avoue qu'elle a des raisons de
s'éloigner de la cour, et qu'elle veut éviter les périls où se trouvent
quelquefois les personnes de son âge. « Je n'ai jamais, lui dit-elle,
donné nulle marque de faiblesse, et je ne craindrais pas d'en laisser
paraître, si vous me laissiez la liberté de me retirer de la cour, ou si
j'avais encore madame de Chartres* pour m'aider à me conduire.
Quelque dangereux que soit le parti que je prends, je le prends avec
joie pour me conserver digne d'être à vous. Je vous demande mille
pardons, si j'ai des sentiments qui vous déplaisent; du moins, je ne
vous déplairai jamais par mes. actions. Songez que, pour faire ce que
je fids, il faut avoir plus d'amitié et plus d'estime pour un mari que
l'on n'en a jamais eu. Conduisez-moi, ayez pitié de moi etaimezHnoi
encore, si vous pouvez^. 9
Ce mot de madame de Clèves, eondtnsez^moij est le mot de la
situation. Madame de Clèves, efirayée de sa faiblesse intérieure, veut
trouver un appui et une résistance hors d'elle-même : elle prend son
mari pour son directeur, n'en trouvant pas de plus sûr et de plus
intéressé à son salut.
Ici, admirons hautement l'art infini de ce roman, ou plutôt cette
vérité [qui fait que tout personnage qui a le coeur élevé plait et int^
resse, s'il est peint fidèlement, quel que soit le rôle que lui dranent
les événements. Le mari, que sa femme n'aime pas et à qui elle
avoue qu'elle en aime un autre, comment nous y intéresser? Com-
ment le relever à nos yeux de l'échec que cause un pareil aveu? Il a
l'âme grande et il aime sa femme : avec cela le ridicule n'a pas prise
sur lui. L'aveu que lui &it madame de Clèves le désespère; mais il
en sent la grandeur morale : a Vous me paraissez, dii*ii à sa fenune,
plus digne d'estime et d'admiration que tout ce qu'il y ,a jamais eu
1. Sa mère.
2; Troisième partie.
DANS LE DRAMB. 45
de femmes au monde -, mais aussi je me trouYe le plus malheureux
homme qui ait; jamais été. » Il lui parle alors de sa passion d*une
manière si vive et si touchante» que, si je prenais un instant les sen-
timents de Saint-Évremond et si je répugnais à croire qu'un mari
puisse aimer passionnément sa femme, je serais forcé de dire, enten-
dant les plaintes de M. de Clèyes, qu'il parle comme un amant, non
comme un mari, et que c'est pour cela qu'il nous émeut. Ce mari ou
cet amant, du reste, n'est point aveuglé par la jalousie et le chagrin
qa'il ressent : il sait à quelle âme il a a&ire; et quand madame de
dèves, toujours défiante d'elle-même, malgré le doulourei^ appui
qu elle vient de se donner par son aveu, demande encore une fois à
son mari de ne la laisser voir personne, comme étant malade : a Ncm,
madame, répond*il , on démêlerait bientôt que c'est une chose sup-
posée, et , de plus, je ne veux me fier qu'à vous-même : c'est le
diemin que mon cœur me conseille de prendre, et la raison me le
conseille aussi. De l'humeur dont vous êtes, en vous laissant à votre
liberté je vous donne des bornes plus étroites que je ne pourrais vous
en prescrire'.
Ici, je dois (aire un aveu : l'estime que madame de La Fayette a
voulu nous donner pour M. de Clèves est si grande en moi, qu'à
mesure que j'ai relu ce roman je me suis mis à penser que madame
de Clèves avait peut-être pour son mari une amitié plus tendre
qu'elle ne le. croyait elle-même, une amitié qui pouvait aisément
devenir de l'amour; qu'enfin ces deux belles âmes étaient plus près
de s'aimer également qu'elles ne le pensaient. Qu'eût-il fallu pour
cela? Non pas plus de passion de la part de M. de Clèves, car cette
passion ardente et généreuse émeut le cœur de madame de Clèves ^ :
il eût {allu, chose incompatible avec la passion, plus d'habileté et
plus d'adresse ; il eAt fallu qu'il ne désespérât pas de se faire aimer.
i. Troisième partie,
2. a Je vois le péril où tous êtes, dit M. de Clèves à sa femme quand il
sait que c'est M. de Nemours qu'elle aime; ayez du pouvoir sur vous pour
l'amour de vous-même, et, s'il est possible, pour l'amour de moi. Je ne vous
le demande point comme un mari, mais comme un homme dont vous faites
tout le bonheur, et qui a pour vous une passion plus tendre et plus violente
que celui que votre cœur lui préfère. » M. de Clèves s'attendrit en pronon-
çant ces dernières paroles ,- il eut peine à les achever. Sa femme en £ùt péné-
trée, et, fondant en larmes, elle l'embrassa avec une tendresse et une dou-
leur qui le mirent dans un état peu différent du sien. » (Troisièmei. partie.)
^ DE L'AMOUR COfiTJUGAL
qo^it en trootàt les mojeBs, feisant l'aBiant, puisqu'il Fetl mmxx
que personfie, s'aidant aussi du mari, puisqu'il l'esl ; et, cecpûme
fait croire que le suces n'étaii pas impossible, ce qui me
un iostant l'idée d'un de ces dénoûments firrond)tes à k
bonheur et à la ^^o qui chanuent les ledairs de romsDs, e'ett
cette phrase : « Toutes les fois que madame de Glàves parlait i son
mari, la passion qu'il lui témoignait, Thonnèteté de son {Nrocédé,
l'amitié qu'elle aTait pour lui et ce qu'elle lui dennt, foisaient des
impressions dans son cœur qui affaiblissaient l'idée de M. de Nemours;
mais c& n'était que pour quelque temps^ et cette klée leTenait biei^
tôt plus Tive et plus présente qu'auparavant ^ b
Ce roman du mari qui finit par l'emporter sur l'amant n'est pas
le roman que madame de La Fayette Toulait faire; elle Toulaii mon-
trer l'ascendant de la passion, moins fort que la yertu dans une «me
généreuse, assez fort cependant pour détruire le bonheur conjugal
que méritaient deux nobles cœurs. Elle pouTait bien donner un beau
rMe au mari afin de nous y intéresser ; elle ne voulait pas lui donn^
le premier. Non qu'elle le réservât à l'amant : le premier r61e ici
appartient à la femme. Madame de Clèves est aussi vertueuse que
Pauline; elle est supérieure à M. de Clèves, parce qu'elle combat
son penchant plus oourageusem^it que M. de Clèves ne a»nbat sa
jolousie et sa douleur; mais elle est surtout supérieure à M. de
Nemours, qui n'a rien de la générosité de Sévère, et qui n'est qu'un
amant passionné, sans aucun des scrupules qu'il devrait avoir,
voyant ceux de madame de Clèves. Tout est donc sacrifié au per-*
sonnage de madame de Crèves , qui , dans la première moitié du
roman, résiste au penchant qui Tentraîne vers M. de Nemoufrs, grâce
à la pureté de ses scrupules, grâce à l'idée qu'elle a de l'honneur; et
qui, dans la seconde moitié, élevant ses scrupuld jusqu'au sacrifice,
refuse d'épouser M. de Nemours. Fidèle à ses idées d'honneur, elle
se punit d'avoir aimé M. de Nemours pendant la vie de son mari, en
ne l'épousant pas après la mort de M. de Clèves^
On sait en eSet comment M. de Clèves, trompé par un faux rap*
port qui lui fait croire que madame de Clèves a cédé à sa passion et
à celle de M. de'Nemours, périt d'une fièvre aiguë causée en grande
partie par son chagrin. Cette crédulité vulgaire me gâte un peu M. de
Clèves : les sentiments et l'aveu de sa femme méritaient plus de coo-
1. Quatrième partie^'.
OAHS LB DRAMB. 47
fiance. Mais sa mort est belle est touchante r il pardonne i madame^
de Clèves, rend jnstiee à Tinnocence de ses actions, et, par sa génère*-
siië, augmente les scrupules c[u*elle se feit. H lui crée ime obligation
fioufelle d*honorer sa mémoire par une fidélité qui aura le mérite
d'une expiation. Cette mort enfin prépare la résolution béroiqae de
madame de ClèTes et la rend naturelle dans une âme comme la sienne.
Ce n'est pas dans les premiers moments de sa douleur que ma*
dame de Clèves se décide à ne point épouser M. de Nemours. Cette
dél3>ération pour savoir si elle doit rester Teuve ou se remarier ne
peut pas, dans une âme affiigée et généreuse, arriver dès les pre*
miers jours. « Ce mari mourant, et mourant à cause d^eHe et arec
bmt de tendresse pour elle, ne lui sortait point de Tesprit. Elle repas-
sait incessamment tout ce qu'elle lui devait, et elle se faisait un crime
de n^avoir pas eu de la passion pour lui, comme si c'eût été une
chose qui eût été en son pouvoir. Elle ne trouvait de consolation qu'à
penser qu'elle le regrettait autant qu'il méritait d'être regretté, et
qu'elle ne ferait dans le reste de Sa vie que ce qu'il aurait été bien
aise qu'elle eut fait, s'il avait vécu.» Ce n'est qu'après plusieurs mois
de cette douleur, tout occupée de son mari, qu'elle revoit M. de
Nemours par hasard, et alors, son cœur se réveillant de son engoui^
dissement, elle pensa malgré elle qu'elle aimait M. de Nemours,
qu'elle en était aimée , qu'elle était libre, c: Plus de devoir, plus de
vertu qui s'opposassent à ses sentiments ; tous les obstacles étaient
levés, et il ne restait de leur état passé que la passion de M. de
Nemours pour elle, et que celle qu'elle avait pour lui. Toutes ces
idées furent nouvelles à cette princesse. L'afBiction de la mort de
M. de Clèves l'avait assez occupée pour avoir empêché qu'elle n'y
eût jeté les yeux. La présence de M. de Nemours les amena en foule
dans son esprit; mais, quand il en eut été pleinement rempli, et
qu'elle se souvint aussi que ce même homme qu'elle regardait
comme pouvant l'épouser était celui qu'elle avait aimé du vivant
de son mari et qui était la cause de sa mort ; que, même en mourant,
il lui avait témoigné de la crainte qu'elle ne l'épousât, son austère
vertu était si blessée de cette imagination qu*elle ne trouvait guère
moins de crime à épouser M. de Nemours qu'elle en avait trouvé à
l'aimer pendant la vie de son mari^ »
Enfin elle reçoit M. de Nemours; elle lui avoue qu'elle l'aime, car
1. Quatrième partie.
48 DE L'AMOUR CONJUGAL
•
elle croit qu^elle peut avouer tous ses sentiments, étant sûre de vain*
cre ceux qu'elle réprouve : sa vertu autorise sa franchise. De même
donc qu'elle a avoué à son mari qu'elle aimait quelqu'un, elle avoue
à M. de Nemours qu'elle l'aime; mais elle lui déclare en même
temps <c que son devoir lui défend de penser jamais à personne, et
moins à vous, dit-elle, qu'à qui que ce soit au monde, par des raisons
qui vous sont inconnues. — Elles ne me le sont peut-être pas,
madame, reprit-il; mais ce ne sont point de véritables raisons. Je
crois savoir que M. de Glèves m'a cru plus heureux que je n'étais, et
qu'il s'est imaginé que vous aviez approuvé des extravagances que la
passion m'a fait entreprendre sans votre aveu. — Ne parlons point
de cette aventure, lui dit-elle; je n'en saurais soutenir la pensée;
elle me fait honte, et elle m'est aussi trop douloureuse pour les suites
qu'elle a eues. Il n'est que trop véritable que vous êtes cause de la
mort de M. de Glèves. Les soupçons que lui a donnés votre conduite
inconsidérée lui ont coûté la vie, comme si vous la lui aviez ôtée de
vos propres mains. Voyez ce que je devrais faire, si vous en étiez
venus ensemble à ces extrémités et que le même malheur en fût
arrivé. Je sais bien que ce n'est pas la même chose à l'égard du
monde; mais au mien, il n'y a aucune difiTérence, puisque je sais que
c'est par vous qu'il est mort et que c'est à cause de moi '. »
J*ai voulu montrer tout entier le caractère de madame de Glèves,
tel que madame de La Fayette l'a inventé, avant de rien dire des
controverses que souleva ce caractère dans un siècle et dans une
société tout occupés d'amour et de qpiestions amoureuses. En France,
il ne suffit pas aux sentiments d'agir, il faut aussi qu'ils s'expriment ;
et l'amour chez nous n*est pas seulement une passion, c'est encore
une conversation. La société de madame de La Fayette n'était plus
celle de l'hôtel de Rambouillet : c'était la cour de la duchesse d'Or-
léans, Henriette d'Angleterre, et, à voir l'histoire que madame de
La Fayette a faite de cette princesse ^, on comprend la place que
tenaient autour d'elle l'amour, les intrigues amoureuses, et par con-
séquent aussi les conversations galantes. A l'hôtel de Rambouillet,
on était plus galant qu'amoureux, à prendre le mot de galant dans
son ancien et meilleur sens. A la cour d'Henriette, il y avait plus
d'intrigues amoureuses que de conversations galantes, mais on cau-
i. Quatrième partie.
2. Mémoires de la cour de France,
DANS LE DRAME. 49
sait aussi beaucoup du sentiment qui faisait la vie et le mouvement
de cette société. Or, que) sujet de conversations et de réflexions que
la conduite de madame de Clèves, la plus singulière héroïne d^amour
qu'on eût encore vue dans les romans, puisque d'abord elle fait à son
mari l'aveu qu'elle a de l'amour pour un autre que lui, et puisque,
devenue veuve, elle n'épouse pas, quoiqu'elle le puisse, celui qu'elle
aime et dont elle est aimée !
Ce dernier point fut peut-être le moins débattu. Avant madame
de Clèves, la Pauline de Corneille refusait, après la mort de son
mari, d'épouser son amant. Le triomphe du scrupule sur la passion
n'était donc pas chose nouvelle dans le drame et dans le roman.
C'était un bel exemple qu on pouvait louer sans s'engager à l'imiter,
et cet exemple s'accordait avec l'idée que le dix- septième siècle avait
du devoir et de l'honneur.
Mais l'aveu que madame de Clèves fait à son mari de son inclina-
tion pour M. de Nemours, c'était là la nouveauté, et c'était là aussi
le sujet des controverses. Avait-elle tort? avait-elle raison? Pourquoi
inquiéter son mari par une confidence pareille? Elle était sûre de
vaincre sa passion : que ne se contentait-elle de la force que lui créait
sa vertu? Se surveillant elle-même, qu'ava^t-elle besoin de se faire
surveiller par la jalousie de son mari? Ce mari, une fois jaloux, est
devenu crédule, et les soupçons qu'il a eus Font fait mourir de
chagrin.
Voilà l'objection du monde. Mais le monde ne connaît rien au
métier des scrupules : les consciences délicates ne sont pas faites pour
la vie ordinaire, et elles n'en suivent pas les voies. Comment les gens
du beau monde auraient-ils pu comprendre que, toute sûre que
madame de Clèves était de sa vertu, elle n'avait de force cependant
que par la crainte qu elle avait d'elle-même? Donnez-lui l'assurance
et l'orgueil de son honnêteté, faites un instant qu'au lieu de fuir le
danger, elle s'en approche, et qu'elle côtoie hardiment le fossé pour
montrer qu'elle n'y tombera pas,^elle faillira comme tant d'autres.
Madame de Clèves personnifie les scrupules de l'honneur, qui ne
sont pas moins vifs que ceux de la piété. Ce sont ces scrupules qui la
poussent à chercher dans son mari l'appui qu'elle craint de ne pas
trouver en elle-même. Voudrait-on, par hasard, qu'elle eût toutes les
alarmes d'une conscience délicate, et qu'elle agit comme si elle avait
rinsouciance des consciences mondaines? ce serait un personnage
dépourvu de vérité. Or, le mérite particulier du roman de madame
T«BM X. — 37* Urrtisoa. 4
50 DE L'AMOUR CONJUGAL
de La Fayette est Textréme vérité des^entiments, la yérité dans Télé-
vaiion, chose si rare !
Je ne sais qu'une objection à Taveu que les scrupules de madame
de Glèyes la poussent à faire à son mari : c'est que cet aveu se trompe
d'adresse. Au lieu de le faire à son mari, madame de Clèves aurait
dû le faire à son directeur. Les directeurs, selon la morale du monde
au dix- septième siècle, étaient faits pour recevoir la confidence de
oes alarmes de la conscience, pour les diriger, pour les apaiser. Mais
Si faut prendre la pensée du livre, au lieu d'y substituer }la nôtre*
Madame de La Fayette, je l'ai déjà dit, a voulu faire un roman tout
mondain et tout séculier; elle a voulu, comme Corneille dans Pan-
Hne, montrer la force de l'idée du devoir, et elle n'a pas songé plus
que Corneille à appuyer sur la piété la vertu de son héroïne. Pauline,
avant d'être chrétienne, a toutes les vertus qui la rendent digne d'être
chrétienne. Madame de Clèves aussi, élevée par sa mère selon les
règles de l'honneur du monde, est vertueuse sans être dévote. EUle
le devient à la fin, et la foi seule peut apaiser cette âme passionnée
qui, en immolant sa passion, s'est presque immolée elle-même. La
retraite et la maladie, qui sont un apprentissage de la mort, un déta-
chement graduel du monde et de la vie, surmontèrent enfin a les
restes de sa passion, qui était afiaiblie par les sentiments que sa mala-
die lui avait donnés. Les pensées de la mort lui avaient rapprodié k
mémoire de M. de Clèves. Ce souvenir, qui s'accordait à son devoir,
s'imprima fortement dans son cœur. Les passions et les engagements
du monde lui parurent tels qu'ils paraissent aux personnes qui ont
des vues plus grandes et plus éloignées. Sa santé, qui demeura con^
sidérablement afiaiblie, lui aida à conserver ces sentiments; mais,
connue elle connaissait ce que peuvent les occasions sur les résolu-
tions les plus, sages, elle ne voulut pas s'exposer à détruire les siennes,
ni revenir dans les lieux où était ce qu'elle avait aimé. Elle se retira,
sur le prétexte de changer d'air, dans une maison religieuse, sans
faire paraître un dessein arrêté de renoncer à la coyr Elle passait
une partie de l'année dans cette maison religieuse et l'autre chez elle,
mais dans une retraite et dans des occupations plus saintes que celles
des couvents les plus austères; et sa vie, qui fut assez courte, laiaea
des exemples de vertu inimitables. »
Voilà la fin de madame de Clèves; elle meurt comme une saintei
après avoir témoigné, par sa vie, l'ascendant de l'honneur, sans que
l'honneur ait besoin de s'appuyer sur un sentiment surhumain.
DANS LE DRAME. 5i
Ainsi eirtendues et ainsi pratiquées, les vertus humaines sont aussi
puissantes que les vertus chrétiennes, et elles n'imposent pas de
moins grandis sacrifices à la nature. Est-ce la glorification de la yertu et
des sacrifices qu'elle impose qui a particulièrement plu aux partisans
de la Princesse de CièveSj soit du temps de madame de La Fayette,
soit au dix-huitième siècle? Je suis plutôt disposé à croire que la nou-
veauté de l'aveu de madame de Clèves sédui^t les imaginatioDs ; que
cette franchise parut un procédé digne d'une âme sincère et élevée ;
^le ce contraste avec la cachotterie ordinaire charnui comme la mar-
que d'un cœur délicat et incapable de mensonge et d'hypocrisie.
L'honoéte femme, chaque jour plus sûre de son rang dans le monde,
tenait déjà à avoir quelques-unes des qualités de Thonnéte homme.
Ia sincérité était une de ces qualités et presque une de ces préroga-
tives. Et ce qui me fait croire que la pensée de madame de La Fayette
a été, en mettant cet aveu dans la bouche de son héroïne, de glorifier,
non-seulement les scrupules de l'honneur humain, mais de glorifier
aussi un certain genre de sincérité qu'elle croyait convenir à la dignité
de la femme, c'est que, dans un autre petit roman intitulé : la Corn--
tesse de Tende j madame de La Fayette a représenté une femme qui
liELtt à son mari un bien autre aveu que madame de Glèves. Madame
de Clèves n'avoue que le sentiment qu'elle voudrait ne pas avoir, et
la comtesse de Tende avoue la faute qu'elle a commise. Madame de
La Fayette, dit-on, inventa le second aveu pour expliquer le premier.
Si cette anecdote est vraie ', elle prouve que l'intçntion du fameux
aveu de madame de Clèves est de glorifier surtout la sincérité, et de
proscrire la dissimulation entre épeux, comme quelque chose de
dégradant, quels que puissent être les périls ou les mortifications de
la franchise.
A Dieu ne plaise que je blâme ce sentiment en général! Un pas de
plus cependant, et ce devoir d'avouer le mal, que madame de La
Fayette prenait comme une barrière contre l'idée de le faire, touche
au droit de ne pas contraindre ses sentiments. Aussitôt que l'amour
qui, dans la Princesse de Clèves et dans la Comtesse de TendCy est
eneore une faute qu'il faut expier, deviendra, grâce aux sophismes
de Tesprit et du cœur, une s(H*te de vertu, comme dans la Nouvelle
Bil<nse, ou de droit supérieur à tout, comme dans Jacques, l'hor-
reur de la dissimulation et de l'hypocrisie deviendra elle-même une
1. Voir la Bibliothèque des romans^ t. V. p. 187.
52- DE L'AMOUR CONJUGAL
liberté pour les passions. Je serais désespéré de croire que la morale
de la Princesse de Clèves est faible et relâchée : elle est, au contraire,
noble et généreuse, elle prêche le scrupule et le sacrifice, et nous
serions bien heureux si la morale de nos romans en était encore là.
Je suis pourtant forcé de dire que cette morale est l'attribut naturel
d'une grande âme plutôt qu'une règle faite pour être pratiquée par
tout le monde. Nous sommes sur la pente. La Pauline de Corneille
est déjà, selon le mot de madame la Dauphine, une très-honnête
femme qui n'aime pas son mari ; madame de Glèves n'aime pas non
plus le sien et lui avoue qu'elle en aime un autre ; madame de Yol^
mar, dans la Nouvelle Héloîse^ n'a jamais aimé le sien, et elle man-
querait peut-^tre à ses devoirs, si elle ne mourait à temps ; Fernande
enfin, dans Jacques^ trouve tout naturel d'aimer un autre homme
que son mari et d'appartenir à son amant. Ces quatre personnages
font l'histoire de la passion vaincue dans Pauline, expiée dans ma-
dame de Clèves, déjà plus autorisée dans madame de Yolmar et ne
manquant la victoire que par la mort de l'héroïne ; dans Fernande
enfin, jouissant de sa victoire comme d'un droit incontestable.
La trilogie du mari, de la femme et de l'amant n'est nulle part
plus manifeste que dans la Nouvelle Héloîse^ où les trois personnages
vivent à côté Tun de l'autre, dans la même maison, et cela par la
volonté même du mari. Voyons rapidement comment Rousseau a
traité cette situation '.
M. de Volmar^it que Saint-Preux a aimé Julie et qu'il était aimé
d'elle. Cependant il appelle Saint-Preux dans sa maison; il veut que
Julie continue à le voir. M. de Volmar est de ceux qui croient que
l'amour est un bon sentiment : il ne veut donc pas le détruire dans
l'âme de Julie et de Saint-Preux ; il veut l'épurer et le conduire.
c( J'ai compris, dit-il à Saint-Preux et à Julie dans une conversation
où il est plutôt un précepteur qu'un mari, j'ai compris qu'il régnait
entre vous des liens qu'il ne fallait pas rompre ; que votre mutuel
attachement ienait à tant de choses louables qu'il fallait plutôt le
régler que l'anéantir, et qu'aucun des deux ne pouvait oublier l'autre
sans perdre beaucoup de son prix... Je sais bien que ma conduite a
l'air bizarre et choque toutes les maximes communes; mais les
maximes deviennent moins générales à mesure qu'on lit mieux dans
1. Je tire cette analyse de mes études sur la vie et les ouvrages de
J.-J. Rousseau.
DANS LE DRAME. 53
les cœurs, et le mari de Julie ne doit pas se conduire comme un autre
homme. — Mes enfants, nous dit-il d'un ton d'autant plus touchant
qu'il partait d'un homme tranquille, soyez ce que vous êtes, et nous
serons tous contents. Le danger n'est que dans l'opinion : n'ayez pas
peur de tous, et tous n'aurez rien à craindre ' . »
Nous connaissons cette sagesse-là et ses œuvres. Il est des personnes
de fort bonne foi qui croient naïvement qu'il y a un moyen de tirer
les trois vertus théologales des sept péchés capitaux, de faire le bien
avec le mal, tordre avec le désordre. Vaines tentatives de la sagesse
humaine, soit dans l'État, soit dans la famille ! On ne fait pas de
l'ordre avec du désordre; les démolisseurs ne peuvent pas devenir
des constructeurs, et les gens habiles à faire des ruines sont incapables
de faire des monuments. Il n'y a rien à tirer du mal que le pire, rien
à tirer de l'anarchie d'un jour que l'anarehie de la semaine, et de
l'anarchie de la semaine que l'anarchie du mois et bientôt de l'année.
Le mal se combat et se réprime ; mais il ne peut être ni employé ni
dirigé à volonté. M. de Yolmar croit que l'amour de Julie et de
Saint-Preux peut être conservé sans danger, et qu'avec de bons cou-
sais et beaucoup de sagesse, il pourra en faire une vertu ; il croit
enfin que cet amour est un feu qui peut servir encore à échauffer
Tâme sans la brûler. Il répudie la sage et profonde maxime de l'Évan-
gile, que celui qui aime le péril y périra; et il conseille aux deux
amants d'aimer hardiment le péril, leur promettant qu'ils n'y péri-
ront pas. Mais M. de Yolmar a beau employer les épreuves les plus
ingénieuses afin de transformer insensiblement l'amour de Julie avec
Saint-Preux en une tendre et paisible amitié, ce sage mécanisme ne
réussit pas, et Julie, plus clairvoyante que M. de Yolmar, sent sa
laiblesse. Elle tâche, il est vrai, étant philosophe aussi, de s'expli-
quer cette faiblesse ; elle interroge son cœur pour se rassurer, et son
oϝr, qui sait, comme un ami complaisant, quel est le conseil qu'on
lui demande, lui fait la réponse qu'elle espérait : <c Plus je veux son-
der, dit-elle, l'état présent de mon âme, plus j'y trouve de quoi me
rassurer. Mon cœur est pur, ma conscience est tranquille ; je ne sens
ni trouble ni crainte... Ce n'est pas que certains souvenirs involon-
taires né me donnent quelquefois un attendrissement dont il vaudrait
mieux être exempte ; mais, bien loin que ces souvenirs soient pro-
duits par la vue de celui qui les a causés, ils me semblent plus rares
I. JiowoeUe Hélùise, quatrième partie, lettre xn%
54 DE L*AirOUR CONJUGAL
depuis son rétour, et, qaeltjue doux qu'il me soit de le Toir, je ne
sais par quelle bizarrerie il m'est plus doux de penser à lui. En un
mot, je trouve que je n'ai pas encore besoin du seoours de la vertu
pour être paisible en sa présence... Mais esl-ce assez que mon cœur
me rassure, quand la raison doit m'alanner? J'ai perdu le droit de
compter sur moi. Qui me répondra que ma confiance n'est pas encore
une illusion du vice? comment me fier à des sentiments qui m*ont
tant de fois abusée ? Le crime ne commence-t-îl pas toujours par l'or-
gueil qui fait mépriser la tentation? et braver des périls où l'on a
succombé, n'esl-ce pas vouloir succomber encore * ? »
J'aime ces dernières phrases; j'aime que Julie sente le trouble de
son c(£ur, et qu'au moment même ou elle se dit paisible, ^le s'effraye
de sa faiblesse. Voilà enfin les véritables mouvements du cœur
humain, voilà les véritables sentiment d^une honnête femme, c'est-
à-dire d'une femme sincère avec elle-même. Julie ressemble en ce
moment à la Pauline de Corneille, qui, quoiqu'elle soit sûre de sa
vertu, ne veut pas s'exposer à revoir dans Sévère l'amant qu'elle a
aimé.
Cette ressemblance entre Julie et Pauline fait l'intérêt de la seconde
moitié du roman de Rousseau. C'est là que commence la lutte de h
passion contre le devoir. Julie en efiet a beau fiiire, elle ne peut pas
s'y tromper : ces attendrissements involontaires, ce plaisir même de
penser à Saint-^Preux, plus doux que celui de le voir, tout cela est la
passion. M. de Volmar, toujours empressé à rassurer sa femme et à
se rassurer lui-même, explique par des raisonnements ingénieux ce
qu'il voit encore d'amour dans le cœur de Saint-Preux et de Julie.
Il y a surtout une distinction qui lui ôte toute inquiétude : Saint-
Preux et JuKe s'aiment encore, il est vrai, mais c'est dans le passé,
ce n'est pas dans le présent, a Ce n'est pas de Julie de Volmar que
Saint-Preux est amoureux, c'est dé Julie d'Étanges. Il ne me hait
point comme le possesseur de la personne qu'il aime, mais comme
le ravisseur de la personne qu'il a aimée. La femme d'un autre n'est
point sa maîtresse; la mère de deux enfants n'est plus son ancienne
écolière. Il est vrai qu'elle lui ressemble beaucoup et qu'elle lui en
rappelle souvent le souvenir; il l'aime dans le passé : voilà le vrai
mot de l'énigme. Otez-lui la mémoire, il n'a plus d'amour ^ »
1. Nouvelle Héloîse, quatrième partie, lettre xu».
2. Quatrième partie, lettre ziv«.
• BANS LE BRAME. 55
Ptarre sage ! cenmie le Yoilà tpanquiHe, grâce h cette cKstinctmi
entre le passé et le présent! Il a même œm 4e s'absenter, afia àt
Iwser seuls Sûat-Ppeux et Jvdie, et qfu'ie s'éprouvent et s'aflferiiii&^
seià par Fépreuve. Alors, se laissant alfer à la séeurilé que leur
<kmie cet habile direeteur, les deux anciens amants Toot se [UKunener
sur le lac de Genève et abordent aux rochers de Metllerie. C'^ait à
MeSferie que Saint*Preux, pendant ses amours a^ec Julie, s'étak
retiré peur apaiser les soupçons du père de Julie; c'était œ lieu pleîai
de souvenirs chéris qu'il voulait revoir avec rile. ils arrivent à ces
rochers, qui autrefois s'avançaient au-dessus du lae et feisaieRt une
sorte de terrasse solitaire, ayant d^un cMé les Alpes et leuro cmm&
inaecessîMes, de l'autre les eaux du lac, partout le désert et l'abime.
« Il semblait, dit Saint-Preux, que ce lieu désert dût être l'asile de
deux amants échappés seuls au bouleversem^at de la nature. »
Ces rochers de Meîllerie, devenus une sorte de pèlerinage pour les
dévots de Rousseau, ont été im^ilo jableraent brisés par les ingénieurs
pour ouvrir la route du Simplon, qui, en cet endroit, passe aux borda
dn lac de Genève. Voyons cette scène des roche» de MeiUerie, h
^s belle scène du roman avec la mort de Julie^ celle où la passion
est vraie et touchante, celle eaâu où le sens moral du roman, jioque^
là ÎBcertain, commence à se montrer, en dépit même des raisonne^
mente des personnages.
« Quand nous eûmes atteint ce réduit et que jt l'eus quelque
temps ecmiempté: — Qupi I dis-je à Julie on la regardant avec vm
œil humide , votre cceur ne vous dit41 rien ici , et ne sentez^^ons
point quelque émotion secrète à l'aspect d'un lieu si plein de vouât
Alere, sans attendre sa réponse, je la conduisis vers le rocher et lui
montrai son chiffre gravé dans mille endroits, et phisienrs vers de
Fétmrqne et du Tasse relatifs à la situation où j'étais, en les traçant»
En les revoyant moi-même après si long temps, j'éprouvai combien
la prée^ice des objets peut ranimer puissamment ka sentiments vio-
lents dont on fat agité près d'eux. Je lui dis avec un peu de véhé^ '
mence : 0 Julie, éternel charme de mon cœurl voici les lieux où
soupira jadis pour toi le plus fidèle amant du monde ; voioi le s^our
où ta chère image iaisait son bonheur et préparait celui qu'il re^t
enfin de toi-même... Voici la pierre où je m'asseyais pour contem-
pler au loin ton heureuse demeure. Sur celle^^i fut écrite \^ lettre
qui toucha ton cœur. Ces cailloux tranchants me servaient de burin
pour tracer ton chiffre. Ici je passai le torrent glacé pour reprendre
36 DE L'AMOUR CONJUGAL
une de tes lettres qu'emportait un tourbillon ; là je vins relire et
ser mille fois la dernière que tu m*écriyis. Yoilà le bord où d'un ceil
ayide et sombre je mesurais la profondeur de ces abîmes. Enfin ce
fut id qu'avant mon triste départ je Tins te pleurer mouraute et jurer
de ne pas te surrlyre. Fille trop constamment aimée, ô toi pour qui
j*étais né, faut -il me retrouYer avec toi dans les mêmes lieux et
r^;retter le temps que j'y passais à gémir de ton absence I... J'allais
continuer; mais Julie, qui, me voyant approcher du bord, s'était
effrayée et m'avait saisi la main, la serra sans mot dire en me regar-
dant arec tendresse et retenant avec peine un soupir ; puis, tout à
coup détournant la vue et me tirant par le bras : — Allons-nou&^Uy
mon ami, me dit-elle d'une voix émue ; l'air de ce lieu n'est pas bon
pour moi... d
Ils reprennent la barque et traversent le lac. La encore Saint-
Preux , se laissant aller à ses rêveries , d'abord tendres et douces,
bientôt sombres et amères, est violemment tenté, dit-il, de précipiter
Julie dans les flots et d'y finir dans ses bras sa vie et ses longs tour-
ments, a Cette horrible tentation devint à la fin si forte que je fus
obligé de quitter brusquement la main de Julie pour passer à la
pointe du bateau. Là mes vives agitations commencèrent à prendre
un autre cours; un sentiment plus doux s'insinua peu à peu dans
mon âme; l'attendrissement surmonta le désespoir; je me mis à
verser des torrents de larmes, et cet état, comparé à celui dont je
sortais, n'était pas sans quelque plaisir. Je pleurai fortement, long-
temps, et je fus soulagé. Quand je me trouvai bien remis, je revins
auprès de Julie, je repris sa main. Elle tenait son mouchoir; je le
sentis fort mouillé. Ah ! lui dis-je tout bas, je vois que nos cœurs
n'ont jamais cessé de s'entendre. — Il est vrai , dit-elle d'une voix
altérée; mais que ce soit la dernière fois qu'ils auront parlé sur œ
ton!...
Yoilà, mon ami^, le détail du jour de ma vie où, sans exception,
j'ai senti les émotions les plus vives. Au reste, je vous dirai que cette
ayenture m'a plus convaincu que tous les arguments de la liberté de
l'homme et du mérite de la vertu. Combien de gens sont faiblement
tentés et succombent ! Pour Julie, mes yeux le virent et mon coeur le
i. Milord Edouard, auquel écrit Saint-Preux.
DANS LE DRAME. 57
sentit : elle soutint ce jour-là le plus grand combat qu'une âme
humaine ait pu soutenir; elle vainquit pourtant ' ! )»
Elle vainquit! oui; mais encore une victoire comme celle-là, et
elle est perdue. Rousseau le sait bien, car il n'expose pas deux fois
Julie à de pareils périls : il la fait mourir. La mort est un expédient
commode pour les romanciers dans Tembarras. Que faire en effet de
Julie arrivée à ce point? Prolonger la lutte entre la vertu et la pasr
sion? Si longue que soit la lutte, il faut qu'elle finisse par une vic-
toire ou par une défaite. Quel sera le vaincu? Sera-ce la passion? le
roman tourne au système et à la leçon ; il perd la vérité et Tintérêt.
Sera-ce la vertu qui succombera? l'exemple de Julie tournera alors
contre les intentions de Rousseau. Singulière héroïne de vertu que
celle qui, comme fille ou comme femme, aura également manqué à.
l'honneur I Rousseau, au contraire, a voulu faire de sa Julie l'héroïne
du repentir, et montrer comment une première faute n'empêche pas
une îme honnête de revenir à la vertu et de reconquérir l'estime et
l'admiration du monde. Pour que sa leçon fasse effet, pour que Julie
. soit cette héroïne que nous devons admirer et imiter, il faut qu'elle
meure vertueuse et honorée. Aussi Rousseau la fait-il mourir promp-
tement; mais il a beau faire, elle a encore assez vécu pour nous ensei-
gner l'ascendant d'un premier amour et, disons-le, d'une première
faute. Julie combat cet ascendant, elle y résiste, mais elle l'éprouve.
Quand elle interroge son âme, quand elle s'examine, elle s'étonne de se
trouver inquiète : a Je ne ne vois partout que sujets de contentement,
et je ne suis pas contente. Une langueur secrète s'insinue au fond de
mon coeur; jele sens vide et gonflé. L'attachement que j'ai pour tout ce
qui m'est cher ne suffit pas pour l'occuper ; il lui reste une force inutile
dont il ne sait que faire. Cette peine est bizarre, j'en conviens; mais
elle n'est pas moins réelle. Je suis trop heureuse ; le bonheur m'en-
nuie... Concevez-vous quelque remède à ce dégoût du bien-être?
Pour moi , je vous avoue qu'un sentiment si peu raisonnable et si
peu volontaire a beaucoup ôté du prix que je donnais à la vie, et je
n'imagine pas quelle sorte de charme on y peut trouver qui me
manque ou qui me suffise. Une autre sera-t-elle plus sensible que
moi? aimera-t-elle mieux son père, son mari, ses enfants, ses amis,
ses proches? en sera-t-elle mieux aimée? mènera-t-elle une vie plus
de son goût? sera-t-elle plus libre d'en choisir une autre ? jouira-
1. Quatrième partie, lettre xYix*.
58 DE L'AMOUR CONJUGAL
t-etle ê^noe meîiteure santé? aura4-elle |diii9 de reseouroes oontr&
rennui , plus de liens qui ratocbeul ait monde? El toutefois j'y yh
inquiète. Mon oœur ignore ce qui lui manque ; il désire sans saveir
quoi^ »
Non, eu n'est pas k bontieurqui ennuie Julie. Ce ijai la rend à la
fins inquiète et languissante, c'est la passion, e'est son amour o&at^
battu, mais non pas détruit; étouffé, nnis nop pas éteint. Ce bon-
heur qu'elle dépeint et qui la lasse, ce père, ce mari, ces enfants,
cette vie douce et régulière, tout oda est un bonhenr qm tient à
l'ordre, et ce n'est jamais le bonheur dans l'onire qut satisfait la pas*
si(Mi. Si ses enfants, son père et son mAri, qn^elle aime et dont elle
est aimée, ne suffisent pas à l'ame de JuKe, c'est qu elle aime encore
Saint-Preux; elle le sent, quoiqu'elle ne Teuille pas se ratouer.
Comment résister à cet amour? comment le Taincre? comment aToir
la force d'aimer la Tertu? Elle a demandé à la sagesse de M. de Vol-
mar cette force qu'il croit avoir et qu'il croit même pouroir dmmer.
Julie sent bien que la sagesse de M. de Yohnar a la force suffisante à
qui n'a point à lutter, celle qui est bonne aux ftmes sans passion;
mais, où est la passion, cette fbrce-tà est impuissante. Où donc trou-
ver la Traie foroe, celle qui fait lutter et vaincre? dans la religioii;
allons plus loin et servons^nous du mot àe Rousseau ; dans la denti-
tion. Oui, Julie devient dévote pour être forte, pieuse pour être bcm^
nête; elle demande à Dieu la force qu'elle ne trouve ni en elle nî
autour d'dle. Écoutons*la un instant elle-même : ce J^annai la vertu
dès mon enfonce, et cultivai ma raison dans tous les temps. Avec du
sentiment et des lumières, j'ai voulu me gouverner, et je me sms
mal conduite. Avant de m'ôter le guide que j'ai choisi, donneznn'en
quelque autre sur lequel je puisse coimpter... Toujours de rorguei),
quoi qu'on fesse ! c'est lui qui vous élève, et c'est lui qui m'humilie.
Je crois valoir autant qu'une autre , et mâle autres ont vécu jAos
sagement que moi : dles avaient donc des ressources que je n^avais
pas ! Pourquoi, me sentant bien née, ai-je eu besoin de cacher ma
vie? Pourquoi haîssais-je le mal que j'ai fait malgré moi? Je ne con-
naissais que ma foroe; elle n'a pu me isuffire. Toute la résistance
qu'on peut tirer de soi, je crois l'avoir faite, et toutefois j'sd sue*
combé. Comment font celles qui résistent? elles ont un
appui ^. D
1. Sixième partie, lettre viu*.
2. Sixième partie, lettre vui*.
DANS LB BRAME. 5&
Qmlles admirables paroles ! qml bon sens à la fois éloquent et
tooehaiit ! Comnuait Toutez-vous cpjte je n'ainne pas madame de Yol-
mor? RoûBsera semble Fayoîr Mte pour contredire et potir démentir
tootes ks erreurs de Jolie d'Étanges. La seconde moitié âe la Nou-
velle Héhise réfate la première, et la réfute même plus que Fauteur
ne semble Favoir touIu. Je sais bien que Rousseau, dans sa préfaœ,
dit qu^il a Touin commencer par la passion pour finir par la morale,
et^'il a allumé et attisé le feu avant de faire jouer les pompes J Je
ne m'étonne dcHic pas de voir madame de Volmar revenir à la vertu
qu'avait oubliée Julie d*Étanges : c'est là le plan de la leçon. Seule-
ment k leçon Ta plus loin que ne le veut le professeur : car le prtH
ftflseur a semblé croire qu^il pourrait montrer dans madame de
Yeiniar le triomphe de la morde sur la passion; mais Julie a bien
Tite couvris que la morale humaine ne suffisait pas pour triompher
de la passion, die a appelé la piété au secours de la yertu, Dieu au
secours de Fhomme. Ainsi les deux erreurs fondamentales du roman
et peut-être de Rousseau, la glorification de la sensibilité et la gtori--
fieaiion de la morale humaine, sont tour à tour condamnées et répu-
diées par Julie. Arec une ftme sensible, elle a failli ; arec une âme
honnête, elle ne peut pas se relever, si cette âme honnête ne deyient
pas pieuse, si la dévotion ne vient pas au secours de la vertu. La sen-
sibâité dont Julie et Saint-Preux, en véritables héros du dix-hui-
tième siècle, se faisaient un mérite et un honneur, cet amour qu*3s
érigeaient en vertu, ne les a pas seulement égarés dans la première
mrâtié du roman, où Rousseau a voulu très-évidemment rendre ses
héros à la fois coupables et aimables; la sensibUité et Famour allaient
encore pent^tre les égarer dans la seconde moitié, on il a voulu les
montrer honnêtes et aimd)Ies, si JuUe ne mourait pas par un acci-
dent qui tire Fauteur d'embarras.
Rousseau, moraliste, voulait régler, corriger la sensibilité, mon-
trer qu^on pouvatt avoir fait une feute d'amour dans sa jeunesse et
n'en pas n^oins devenir une très-honnête femme. Rousseau, roman-
der, a été plus loin, puisqu'il a montré que la sensibilité s'assujettit
malaisément aux règles du devoir, et qu'il est (fifficile de trouver le
bonheur dans Fhonnéteté,' quand on Fa cherché et qu'on a cm le
trouver dans la sensibilité. Le cœur, n'ayant plus sa pâture passion-
née, mumrare et se plaint. Ne vous fiez donc pas à la sensibilité de
votre âme; prenez-la pour un danger et non pour un mérite; ne
caressez pas le jeune lion que nous portons tous en nous-mêmes, et
60 DE L'AMOUR CONJUGAL
surtout, si Y0U8 voulez qu'il reste toujours apprivoisé et doux, ne lui
faites pas goûter le sang. S*il y goûte, il ne voudra plus d*autre nour-
riture. La passion est aussi la nourriture qu'il faut refuser au cœur
humain, sous peine de ne pouvoir plus lui en faire goûter une autre*
La défiance de la passion, parce que la passion même dont on se
repent est plus forte que le repentir, voilà la première vérité qu'en^
seigne Julie de Volmar. La seconde vérité qu'elle enseigne et qui est
encore une maxime de défiance envers nous-mêmes, c'est que l'âme
humaine ne peut pas prendre en elle-même la force d'aimer assez la
vertu pour la pratiquer. En vain M. de Yolmar et Saint-Preux, le
mari et l'amant, disent à Julie : Fiez-vous à votre âme, qui est grande
et forte; fiez-vous à votre goût de l'honnêteté et de la vertu; n'ayez
pas de doutes injurieux sur vous-même. Julie, en dépit de ces beaux
conseils, se sent faible quand elle cherche sa force en elle-même.
Aussi est-ce à Dieu qu'elle a recours : elle abjure tout orgueil humain
et demande à la piété de lui rendre le devoir aimable et doux, ou
plutôt de le lui rendre praticable avec plaisir, car elle aime le devoir,
mais la pratique lui en est pénible ; et c'est cette peine et ce malaise
dans le devoir qu'elle demande à Dieu de lui ôter. Elle a bien rai-
son : il ne faut commencer à croire un peu en notre vertu que lorsque
le devoir nous devient aimable. Quand l'âme trouve du plaisir dans
le devoir, alors elle est vraiment honnête, et alors aussi elle peut être
confiante.
Dieu n'a pas séparé absolument le plaisir du devoir; mais il n'a
pas mis le plaisir dans les conunencements du devoir. Il faut creuser
un peu dans le devoir pour y trouver le plaisir; il faut briser la coque
pour goûter l'amande. Nos devoirs nous deviennent peu à peu aima-
bles, à condition d'y persévérer. Cella continuata dulcescit, dit admi-
rablement r Imitation : la cellule devient douce à la continuer. On
peut dire du devoir ce que Y Imitation dit de la solitude. Le devoir
s'adoucit et s'embellit par la pratique ; mais cette pratique persévé-
rante. Dieu seul peut nous en donner la force. Demander cette force
à l'orgueil, à la sagesse humaine, au repentir moral, je ne dis pas à
la pénitence chrétienne, c'est demander la stabilité au vent et la durée
au temps. Ne nous étonnons donc pas de voir Julie, se sentant faible
avec sa raison, demander à Dieu de la rendre forte et devenir dévote.
Il y a là une admirable intelligence de la nature humaine. Quand
l'homme ne demande qu'à lui même la force de pratiquer le devoir,
^ il la demande à qui aura la peine et le chagrin du devoir, à celui qui
DANS LE DRAME. 61
par conséquent n'est guère disposé à prendre ce souci et cet ennui.
Où est en effet la récompense du devoir? En lui-même, dites-vous,
6 stoïciens ! Non, il faut un autre sentiment qui vienne soutenir le
devoir, l'encourager, le récompenser :
Quse digna, viri, pro laudibus istis,
Praemîa posse rear solvi? Pulcherrima primum
Dt moresque dabunt vestri \
Ainsi , même dans la doctrine païenne , ce sont les dieux qui ré-
compensent et qui encouragent l'accomplissement du devoir; la satis-
fiiction de la conscience ne vient qu'au second rang : tant il est natu-
rel que l'homme emprunte au ciel la force de remplir les obligations
de la terre ^ !
Ce qui sauvera Julie, si elle vit, ce n'est donc pas seulement la
dévotion , c'est surtout la cause de sa dévotion , c'est-è-dire le senti-*
ment qu'elle a de sa faiblesse et de son humilité. Le sentiment de
notre faiblesse, quand il n'est pas accompagné de la confiance en Dieu,
tourne au désespoir. Avec la confiance en Dieu , il devient humilité,
et alors il est une cause de force. L'humilité fortifie les âmes , parce
que l'humilité , par l'idée qu'elle nous donne de Dieu et des hom-
mes , nous abaisse devant la vraie grandeur, et nous relève devant la
£iusse. Elle nous donne la justo mesure des êtres en commençant
par nous-mêmes. Lar pieuse humilité de Julie me répond donc de la
force qu'elle aura pour résister à la passion , et Rousseau eût pu , en
la&isanttout à fait dévote, la laisser vivre. Mais quel dénoûment,
pour un roman du dix-huitième siècle , que la dévotion ! Je sais déjà
beaucoup de gré à Rousseau d'avoir montré que, si Julie vit, il faut
qu'elle vive dévote. Il n'a pas osé aller plus loin et en faire une reli-
gieuse, ce qui n'était plus de mise ] mais il en a fait une convertie,
ce qui était une grande hardiesse pour le temps et ce qui était aussi
le commencement de la réaction religieuse que Jean-Jacques Rous-
seau a eu le mérite de commencer contre l'incrédulité systématique ,
quoiqu'il ait eu le tort de vouloir arrêter cette réaction à je ne sais
quel déisme chrétien, si je puis associer ces deux mots l'un à l'autre.
i . Virgile, Enéide^ liv. IX, i 51 .
S. « Fiat mihi possibile par gratiam quod mihi impossibile videtur per
naturam. » Imitation, liv. III, cbap. xix.
62 DE L'AMOUR CONJUGAL DANS LE DRAME.
Julie, au moment de sa mort, était en train d*aUer yliia laia que le
déisme dbrrétiea de Rousseau ^ puisqu'elle confessait hawitomenl dégà
la principale vertu du christianisme et la plus oubliée au dix^mi-
tième siècle, rhumiliié. Le témoignage de Julie contre Forgueil
humain et contre son impuissance, même dans les âmes honnêtes,
pour opérer le retour à la vertu et pour en donner le calme et la joie,
est la répudiation la plus hardie et la plus décisive que Bousseau ait
faite des doctrines de son siècle*
FIT! B£ l'àMOXJR COKJUGAL DAT9S LE DRAME.
o
GOETHE ET SCHILLER
PAH H. SAINT-RENÉ TAULLANAIBR.
«c Je détestais Schiller, parce que son talent vigoureux, mais sans
matarité, avait décliainé à travers rAU^nagne, comme un torrent
imjpétueux, tous les paradoxes moraux et dramatiques dont je m'étais
efforcé de purifier mon intelligence. Le vacarme que ses oeuvres
avaient fait dans le pays, le succès que ces productions étranges
avaient obtenu de tous côtés chez la dame de cour au goût délicat
aussi bien que chez l'étudiant grossier, tout cela m'épouvantait; je
craignais de voir tous mes efforts absolument perdus; les sujets aux-
quels je m'étais préparé me semblaient devenus impossibles ; le tour,
la façon que j'avais donnés à mon esprit, mon nouvel être, en un
naot, était comme firappéde paralysie. Ce qui me <^usait surtout la
douleur la plus vive, c'est que tous mes amis, ceux qui m'étaient
attachés par les liens d'une pensée commune, Henri Meyer, Moritz,
et les artistes qui se développaient dans le même sens, Tischbein et
Bury, me paraissaient exposés à un péril ^mblable. Ma perplexité
était grande. J'aurais volontiers renoncé à l'étude des arts et à la pra-
tique de la poésie, si cela m'eût été possible; comment me promettre,
en effet, de surpasser ces œuvres, où des inspirations de génie se
déployaient sous une forme sauvage ? Qu'on se représente mon état :
je cherchais à nourrir en moi, je me disposais à communiquer aux
autres les conceptions les plus pures, et soudain je me sentais étran-
glé entre Ardinghello et Charles Moor^.. Il était impossible de
songer à un accord entre Schiller et moi. Même la douce intervention
d'un Dalberg demeura sans résultat; les raisons que j'opposais à tous
ceux qui voulaient nous rapprocher Tun de l'autre étaient difficiles à
réfuter. Personne ne pouvait nier qu'entre deux antipodes intellec-
tuels la distance est plus grande que le diamètre de la terre... »
Voilà ce que Goethe pensait de Schillar pendant les sept ou huit
I. On sait que Charles Moor est le chef de ces brigands que Schiller mit
sur la scène (1781)^ et qui représentent la ré?olte des générations nçuvelles.
64 GGETHE ET SCHILLER.
années qui suivirent son retour dltalie (1787-1794). De son côté,
Schiller écrivait à son ami Koemer : c< Je serais malheureux si je me
rencontrais souvent avec Gœthe. Il n'a pas un seul moment d'expan-
sion, même avec ses amis les plus intimes; on n'a prise sur lui d au-
cune façon; je crois, en vérité, que c'est un égoïste au suprême
degré. Il possède le talent d'enchaîner les hommes : il se les attache
par maintes attentions, et les petites lui réussissent aussi bien que les
grandes ; quant à lui, il sait toujours conserver sa liberté tout entière.
Il annonce son existence par des bienfaits , mais à la manière d'un
Dieu, sans se donner lui-même. Cette façon d'agir me semble très-
conséquente, très-appropriée au plan de sa vie, parfaitement calculée
pour les jouissances suprêmes de Tamour-propre. Les hommes ne
devraient pas permettre à un tel être d'approcher trop près d'eux.
Pour moi, je le déteste... »
C'est au mois de février 1789 que Schiller s'exprimait ainsi sur
Gœthe. Transportez-vous seize ans plus tard, entrez dans la chambre
de Gœthe le 10 mai 1805 ; le poète de FaiÂSt est malade, et personne
n*ose lui annoncer que Schiller vient de mourir. La veille au soir, à
la tristesse mal dissimulée des personnes qui l'entourent, à une cer-
taine agitation de ses serviteurs et de ses amis, il a deviné que Schiller
était plus mal, et on l'a entendu pleurer pendant la nuit. Au point
du jour, sa compagne s'étant approchée de son lit : « N'est-ce pas,
dit-il, Schiller était bien malade hier? » L'accent de ses paroles émeut
si vivement la pauvre femme qu'elle éclate en sanglots. «Il est mort?»
. s'écrie Gœthe d'une voix qui commande une réponse. — «Vous l'avez
dit. » — « Il est mort ! » répèle le poète, et il couvre de sa main ses yeux
noyés de larmes. Quelque temps après, il écrivait à Zelter : « J'ai, perdu
la moitié de mon être. » Pour disputer à la mort cette moitié de son être,
il va ressusciter au fond de son âme la figure vivante de son ami.
Magique puissance du cœur ! Schiller est là comme autrefois ; l'au-
teur de Faust et l'auteur de Guillaume Tell conversent encore
ensemble, échangeant leurs pensées, s'élevant d'un même vol aux
plus hautes régions de l'art et complétant l'un par l'autre l'éducation -
de leur génie. Schiller a laissé un drame inachevé; Gœthe veut ter-
miner ce drame et le faire jouer sur tous les théâtres de l'Allemagne.
contre la société du dix-huitième siècle. Quant à ArdingheliOy c'est le héros
d'un roman de Jean-Jacques lAern^^Ardinghello ouïes iles bienheureuses, œuvre
grossièrement sensuelle où le communisme de la volupté est prêché avec
effronterie. Ardinghello avait paru en 1787.
GOETHE ET SCHILLER. es
Dans toutes les œuvres de sa dernière période, le souvenir de Schiller
ne le quitte pas un instant. Qu*il revienne à la poésie pure ou quMl
se passionne pour la science, qu'il écrive le Divan , les Ballades^ la
seconde partie de Faits t, ou bien que, dans son éclectisme universel,
il embrasse avec un zèle et une clairvoyance incomparables toutes les
productions de Tesprit humain, il semble toujours se dire : Schiller
serait-il content ? Ses recherches les plus spéciales portent manifeste,
ment l'empreinte de cette religrion de son cœur. Quand il écrit son
Histoire de la théorie des couleurs, arrivé à la dernière page, il ne
peut se séparer de son livre et prendre congé de ses études sans avoir
fait hommage à Schiller des résultats qu'il a obtenus. C'est Schiller
qui le ranimait sans cesse; c'est Schiller qui, par ses objections et ses
conseils, le remettait sur la voie de la vérité. Botanique, physique,
anatomie comparée , les choses les plus étrangères à ses travaux, il
les comprenait sans effort. Qu'importe qu'il n'y fût pas initié? Le
grand instinct de la nature, qui était le fond de son génie ', lui per-
mettait de diriger en maintes occasions le prédécesseur de CandoUe
et de Geoffroy Saint-Uilaire. Direction merveilleuse, dont Gœthe
recueillait encore les fruits après que la, mort lui avait enlevé son
guide! n exprimait simplement la vérité, lorsque, le 10 mai iSlS,
faisant représenter, sur le théâtre de Weimar, le poème de la Cloche
arrangé pour la scène, il s'écriait dans un touchant épilogue : « Il
est avec nous, il reste avec nous, celui qui, depuis tant d'années,
depuis dix années déjà, s'est éloigné de nous I »
Que s'est-il donc passé entre ces deux époques? De 1794 à 1805,
pourquoi un tel changement ? Une circonstance fortuite a rapproché
Goethe et Schiller, et ces deux hommes, qui croyaient se haïr, ont
reconnu l'étroite fraternité de leurs âmes. La haine, on l'a dit sou-
vent, est voisine de l'amour. L'antipathie violente de ces deux grands
esprits cachait une attraction involontaire. L'effroi mutuel qu'ils s'in-
ciraient était comme le pressentiment de l'empire qu'ils exerceraient
l'un sur l'autre le jour où ils auraient le courage de se réformer eux-
mêmes. Schiller, avec sa cordialité si franche, au moment même où il
s!écrie : Je le déteste l exprime ce pressentiment de la façon la plus
vive : a Ce que Gosthe a éveillé en moi, écrit-il à Kœrner^, c'est un sin-
1. Die grosse Natûrlichheit seines Genie's. — Gœthe, Geschickie der Farbeti"
lehre,
2. Schiîlers Briefwechsel mitKoemer, vùn HiA bis zvmTodêSehillerSM 4 vol.
Berlin, i 847. Tome H, p. 2 1 -22.
Tone X. — 37«LiTr«ûoii« 5
ci; GOETHE ET SCHILLER.
gulier mélange de haine et d'amour, an sentimesit assez semblable i
celui que Brutus et Cassius doivent avoir éprouvé en face de César :
a Je serais capable de tuer son esprit, pour Taimer ensuite de tout mxm
cœur. )» Et plus loin : ce Je fais grand cas de l'opinion de Gœtfae.
les dieux de la Grèce ont obtenu son approbation; il a trouvé seule-*
lement la pièce trop longue et il est bi^ possible qu'il n*ait pas tort.
Sa tète est mûre, et les jugements qu'il porte sur moi sont animés
d'une partialité (pour ne rien dire de plus) hostile plutôt que bien-»
veillante; or, comme je tiens avant tout à savoir la vérité sur mon
compte, Gatbe est précisément, de tous les hommes que je connais,
celui qui peut me rendre ce service. Je l'entourerai d'espions pour
savoir ce qu'il pense de mes œuvres... » Schiller n'eut pas besoin de
faire épier longtemps les pensées et les paroles de Gœthe; il devint
bientôt le maUre de tous les secrets de son é&prit. Rapprochés par
hasard, ils se comprirent enfin; la défiance qui les avait séparés si
longtemps fit place à une sympathie ardente, et pendant onze années,
de 1794 à 18U5, ils donnèrent au monde le spectacle le plus noble et
le plus touchant, cdui de deux esprits supérieurs qui, mettant de
côté toutes les préoccupations mesquines, s'oubliant eux-mêmes pour
ne songer qu'à la poursuite du beau, se consacrent tout entiers, pleins
de foi et d'amour, à la religion de l'idéal.
L'Allemagne possède enfin la correspondance où se trouve retracée
cette merveilleuse communauté d'études. Le 30 octobre 1 824, Gœthe
écrivait à Zelter : ce Je rassemble ma correspondance avec Schiller, de
1794 à 1805. Ce sera un précieux présent pour l'Allemagne, bien
plus, j'ose le dire, pour l'humanité tout entière. » Ce recueil, que
l'auteur à'Hermann et Dorothée avait le droit d'annoncer en ces
termes, fut publié en 1829, et prit rang aussitôt parmi les monu-
ments de la littérature moderne. Il s'en fallait bien cependant que la
publication fût complète; Gœthe n'avait osé ref»x>duire tous les libres
épandiements confiés à ces lettres intimes. Les écrivains jugés, ooa^
mentes et parfois stigmatisés par les deux puissants artistes avec une
franchise si résolue, n'avaient pas tous disparu de la scène. Comment
jeter au public de familières causeries qui auraient blessé tant
d'amours-propres? Bien des lettres furent supprimées, bien des pas-
sages adoucis. Quant aux noms, ils étaient remplacés presque tous
par des initiales, choisies de façon à dépister les curieux. A ces*alté-
rations' volontaires se joignaient des erreurs sans motifs. Pourquoi
Gœthe, dans cette première édition, avait-il mis de côté des lettres
GOETHE ET SCHILLER. 67
kmt à fait inoffiensiTes ? Pourquoi Tordre naturd était-il intorrerti en
maints endroits? Pourquoi même aux dates réelles arait-on çà et là
Sttkstitiié des dates inexactes ? On serait fort emterrassé aujourd'hui
de répandre à ces questions. Au lieu de chercher le moi de l'énigme,
il valait mieux publier une éditbn fidèle et complète de cette corres-
pondance. Les scrupules pour lesquels Goethe a cru devoir modifier
son texte n^existent plus désormais; les négligences qu*il a pu se pei>-
mettre seraient inexcusables sous une autre plume. L'éditeur des
CBUTres de Gœthe, M. le baron Cotta, a compris ainsi son devoir; un
écrivain distingué, M. H. Hauff, rédacteur du Morgenblatt^ a été
chai^ par lui de rassembler^ de publier, suivant Tordre des dates,
sans suppression ni altération aucune, avec tous les noms propres et
toutes les vives hardiesses du dialogue, cette série de lettres ou plutôt
cette conversation des deux poètes.
C*est cette édition définitive de la correspondance de Gœthe et de
Schiller qu'une plume studieuse et intelligente vient de traduire pour
la France. Madame la baronne de Carlowitz, qui a reproduit heureu-
sement dans notre langue quelques-uns des chefs-d'œuvre de la litté-
rature germanique', a voulu y ajouter les précieuses confidences des
deux grands poètes allemands. On a pensé que notre concours pour-*
rait servir cette entreprise ; fidèle à nos principes littéraires et à la
tâche de notre vie, nous nous rendons à Tappel qui nous est fait. Sans
doute Gœthe a eu raison de le dire : k Une telle publication ne s'a-
dresse pas seulement à l'Allemagne, elle intéresse le genre humain
tout entier. » Il y a pourtant ici bien des détails qui n'ont de valeur
que pour les compatriotes des deux illustres maîtres. Ces pages, qui
intà^ssent le genre humain tout entier, il a fallu les dégager de toutes
celles qui s'adressent exclusivement aux contrées germaniques. Ce
n'est pas tout : pour répondre à la pensée de Gœthe et nous associer
à l'œuvre du conscienoieux traducteur, nous nous proposons de trao^
ici une introduction à cette correspondance ; nous essaierons aussi
d'y joindre un commentaire. Il est difficile d'apprécier la rencontre,
le choc sympathique, l'union sereine et féconde de deux génies aussi
opposés que l'auteur de Faust et Tauteur de Guillaieme Tell^ à
moins de connaître exactement leur point de départ. Voltaire a dit :
De nos cailloux frottés il sort des étincelles.
I. Xa Meuiade, de Mlopetock. — L* Histoire de la Guerre dd trente ans, de
Schiller. — Wilheim Meister, de Gœthe, etc., etc.
68 GOETHE ET SCHILLER.
Ces cailloux, ici, ce sont des diamants. A l'heure où Goethe et Schiller
se rapprochent, ces diamants sont-ils déjà taillés, façonnés? Le lapi-
daire les a-t-il dégagés du Yoile qui les couvrait? Ne faut-il pas
encore plus d'un frottement pour qu'ils puissent jeter tout leur
feu? Ne négligez pas de répondre à ces questions, si tous voulez
savoir tout ce que renferme le long entretien des deux artistes. Et
quand ces diamants sont transformés, quand ces nobles âmes s'unis-
sent, se pénètrent l'une l'autre, se communiquent leurs qualités ori-
ginales, quel est le résultat de ces transmutations merveilleuses?
Nouveau problème qu'il est impossible d'éviter. Nous dessinerons
donc à grands traits la biographie de Gœthe et la biographie de
Schiller, nous arrêtant au jour où leurs destinées, distinctes et oppo-
sées jusque-là, commencent à prendre un même essor. Il sera temps
alors de laisser la parole aux deux illustres maîtres; nous suivrons,
nous expliquerons les principaux épisodes de leur correspondance,
nous ferons le commentaire de leur vie racontée par eux-mêmes, et le
jour où cette correspondance s'arrêtera , c'est-à-dire à la mort de
Schiller, nous continuerons encore, en retraçant la vieillesse de
Gœthe , le tableau de cette noble éducation poétique et morale écrite
à chaque page du précieux travail.
GOETHE
Dans une de ces petites pièces de vers qu'il ciselait avec un art si
merveilleux, Gœthe a tracé gaiement son portrait au milieu des por-
traits de ses ancêtres. «J'ai de mon père la stature, la gravité, l'esprit
de conduite. Ma mère m'a donné la sérénité joyeuse et le goût des
inventions poétiques. Mon grand-père aimait toutes les choses belles;
cet amour reparait chez moi çà et là. Ma grand'mère aimait l'éclat et
l'or; cette passion de ma grand'mère, je la sens frémir encore dans
les fibres de mon être. Séparez maintenant les éléments du composé
qui les renferme, que trouvez-vous d'original en toute cette chétive
créature? » Cette originalité que Gœthe, à la fin de sa carrière ', se
refusait avec tant de bonne grâce et de modestie, il en décrit le carac-
tère véritable au ipoment même où il semble ne pas y croire. Génie
i. Le recueil des Zahme Zenien, auquel j'emprunte ces vers, a commencé
de paraître en 1827.
GŒTHE ET SCHILLER. 69
d*ordre composite, si je puis ainsi parler, il exœlle à s'assimiler toute
chose. Son père, sa mère, son grand'père et sa grand*mère, lui ont
donné chacun, ditril, une qualité différente; ils lui ont donné sur-
tout, par cet assemblage de présents si^diyers, une prodigieuse sou-
plesse d'imagination. Comprendre et combiner les contraires, telle
est la vocation et la joie de son esprit. A la fois grave et passionné,
dévoué à la science autant qu'à la poésie, pourvu d'instincts et de
facultés qu'aucun lien ne semble unir, il a pour diriger tous ses
instruments le plus accompli des chefs d'orchestre. Cet esprit de con-
duite, dont il parle modestement et t[ui est la véritable originalité de
son génie, c'est la recherche de l'unité, c'est l'amour et la méditation
constante de l'harmonie universelle. Personne n'a étudié un fait, un-
être, une manifestation quelconque de la vie, avec un sentiment plus
net de la réalité; personne n^a su les replacer comme lui dans le sein
de l'immense nature. Mais c'est lui-même surtout, ce sont ses dispo-
sitions, ses instincts, les événements de sa destinée, ses joies et ses
douleurs, ses passions et ses idées, c'est tout son être enfin qu'il inter-
n^eait sans cesse, afin de pacifier en lui les luttes intérieures et d'at-
teindre à la sérénité suprême. Ilâv i^ct auvapiJLil^ei, disait le noble stoï-
cien^ héritier des Césars. Ces paroles de Marc-Aurèle semblent la
devise de Goethe ; elles expliquent les phases diverses de sa carrière ,
les transformations de sa pensée, les contrastes sans nombre dont four-
millent ses œuvres, cette passion, si impétueuse d'abord et bientôt si
froidement subtile, cette absence conqplète de fiel et de jalousie au
milieu des luttes littéraires les plus vives, cet égoîsme presque superbe
au milieu de sympathies ardentes pour ses émules; elles expliquent,
en un mot, le magnifique et mystérieux spectacle que la vie de Goethe
va dérouler à nos regards.
Goethe vint au monde à midi, le 28 août 1749. Son père, citoyen
de Francfort-sur-Mein, était un esprit grave, sévère, 'plus solide que
brillant, un jurisconsulte laborieux et intègre, qui, l'année précédente^
âgé déjà de trente-sept ans, avait épousé une jeune fille plus jeune
que lui de vingt années, la vive et charmante Catherine -Elisabeth
Textor. Son grand-père maternel, Jean-WolfgangTextor,'lui donna
ses deux prénoms sur les fonts baptismaux. L'enfant était superbe et
admirablement constitué; la vigueur du père, la vivacité joyeuse de
la mère, s'épanouissaient sur ce visage enfantin ,
Beau, frais, souriant d'aise à cette vie amère.
70 GŒTHE ET SCHILLER.
On s'arrêtait pour le Yoir aux bras de sa nourrice, quand elle le pn>-
menait par les rues de Francfort. Quatre ans après, on n'eût pas
admiré seulement la beauté de ses traits, la vigueur de sa santé, ma»
Tardeur et la précocité de ion esprit. Son éducation venait de com-
mencer sous la discipline rigide du chef de la famille, et déjà tout
attestait chez l'enfant une intelligence du prunier ordre. Grave et
appliqué avec son père, il était initié par sa mère aux joies naïves de
l'imagination. Catherine-Elisabeth Textor était un esprit alerte et
joyeux qui, comprimé souvent par la sévérité taciturne de son mari,
prenait sa revanche avec ce petit compagnon si vif, si prompt à tout
comprendre et qui souriait si volontiers. Quand l'écolier, sa tâdie
.finie auprès de son père, rentrait dans la chambre maternelle, que de
causeries sans fin entre la jeune femme et le petit Wollgang ! Eïle
avait toujours maintes histoires à lui conter ; elle dessinait^ pour ainâ
dire, devant son esprit maintes images étiiKrelantes^ et l'enfant émer-
veillé concevait déjà ce goût de l'invention, ce goût des fables, des
récits, cette joie poétique, cette verve d'artiste pour laquelle il com*
posera un jour ce mot charmant que je ne sais comment traduire,
Lust zu fabuliren^
Au reste, malgré la rigidité du père de Gœthe, rien de plus libre,
et, il faut bien le dire, rien de plus irrégulier que l'éducation qu'il
donna ou laissa donner à son fils. Quand on parle d'une éducation
sévèrement dirigée, on pense aussitôt aux méthodes de Port-Royal ;
on se représente les hommes du dix-^plième ^ècle, l'unité qui pré-
sidait à leurs études, leur familiarité de tous les jours avec les écri-
vains antiques. Les exigences du père de Gcethe étaient d'une nature
particulière; il voulait que son fils apprît beaucoup de choses, acquit
les connaissances les plus variées : dans quel ordre et de quelle façon?
ee point, à ce qu'il semble, l'inquiétait peu. De là une extrême diver-
sité d'études dans l'enfance et la première jeunesse de Gœthe : musi-
que, peinture, langues anciennes, langues orientales, il étudie tout
avec une curiosité ardente. On a remarqué avec raison que l'auteur
de Faust et de Werther n'avait janms pu s'astreindre à un même
travail obstinément suivi. Ce n'est pas seulem^xt à titre de lecteur,
c'est comme écrivain qu'il pouvait dire :
Les longs ouvrages me font peur.
U travaillait toujours, mais toujours à des œuvres nouvelles,
ayant besoin de changer sans cesse et de voler à tout sujet. Werther^
GŒTHE ET SCHILLER. 71
GéBiz de Beriichengen, ua grand nombre de ses r/^mans et de ses
drames l'occupèrent seulement pendant quelques semaines ; il les enle-
Yait d'une touche l^ère et sûre, avec une rapidité merveilleuse. Quant
à ses poèmes, comme Eermann et Dorothée^ à ses tragédies savantes
Cdmme Iphifénie, à ses romans compliqués, laborieux, qui ne sont
plus seulement le cri dfi la passion, mais le résultat d'une observation
approfondie, ccnnme Wilhelm Meister^ il n'a jamais pu se résoudre à
s'y enfermer courageusement, pour les achever sans distraction. Il
en écrivait une partie, puis s'arrêtait, passait à une autre œuvre, sauf
à reprendre au bout de quelques années le travail interrompu. Ses
écrits les plus importants, travaux de science ou d'imagination, ont
été composés ainsi par fragments, à de longs intervalles, avec les
intermèdes les plus singulièrement variés. Est-il nécessaire de rappe-
ler le drame de Faust, commencé ^i 1772 et terminé en 1831? Ce
n^était pas chez lui dilettantisme, encore moins fatigue et impuis-
sance : esprit sûr de lui-même et amoureux de la variété, il se portait
de tous côtés dans l'immense domaine de l'univers, bien persuadé
qu'il retrouverait à heure fixe, fût-ce après vingt années, l'inspiration du
premier jonr. £h bien ! cette variété de travaux, ce désir de tout voir,
cette dissémination de l'intelligence, qui aurait pu être funeste à bien
d'autres, mais qui était chez lui un signe de force en même temps
qu'un exercice salutaire, nous les trouvons déjà dans le naïf essor de
sa jeunesse.
Les circonstances favorisaient d'ailleurs cet instinct de son esprit;
les études du jeune Wolfgang furent interrompues plus d'une fois
par de singuliers épisodes. Il n'était encore qu'un enfant, lorsque la
guerre de sept ans agita l'Allemagne entière, et bien qu'il fut né dans
une ville impériale, bien que sa famille fût attachée par tradition à
la cause de l'Autriche, toutes ses sympathies étaient pour le roi de
Prusse. Était-ce la Prusse qui l'intéressait? nullement; c'était l'intré-
pide monarque luttant seul contre une moitié de l'Europe : Je n'étais
pas Prussien, a dit Gœthe, j'étais Frédéricien; nicht Preussisch,
fritzisch gesinnt. Au-dessus des questions générales et des intérêts
de patrie, il y avait déjà pour lui quelque chose qui dominait tout, je
▼eux dire le mérite deTindividu, le rôle de la personne; on devine ici
l'artiste curieux qui recherchera pendant toute sa vie les beaux exem-
jdaires de l'humanité. En même temps qu'il suivait avec une émotion
ai vive les campagnes de Frédéric (notez ce trait de caractère et l'étrange
irapartiaUté de son esprit), il se sentait aussi attiré vers les Français,
72 GGETHE ET SCHILLER.
bien qu'ils fussent alors les adversaires de son héros. On sait la part
que nous avons prise à la guerre de Sept ans. Le 2 janvier 1759, la
ville de Francfort fut occupée militairement; les habitants de la pai-
sible cité ayant été obligés de fournir le logement à nos soldats, un
officier, un lieutenant du roi (c'était le titre que lui donnait une mis-
sion particulière), M. le comte de Thorane devint l'hôte de la Camille
Gœthe. Le comte de Thorane était un gentilhomme provençal, grave
et sévère dans sa tenue, très-instruit, grand amateur des arts; frappé
tout d'abord d*une collection de paysages exposés dans le salon de son
hôte, il s'informe du nom des peintres, et, apprenant que ce sont des
artistes de Francfort, il va les voir et leur commande des copies de
leurs œuvres. Aussitôt voilà la maison envahie par les artistes, et la
chambre de Wolfgang transformée en atelier. A ces distractions, qui
devenaient pour lui des études, ajoutez d'autres épisodes non moins
curieux. Francfort ressemblait à une colonie française. Pendant que
nos soldats occupaient la ville, une troupe d'acteurs parisiens jouait
les comédies de Destouches et de Marivaux. L'occasion était bonne
pour apprendre le français. Son grand-père Textor voulant qu'il en
profitât, lui avait procuré une carte d'entrée au théâtre. Wolfgang,
qui avait alors une dizaine d'années, était donc fort assidu à la comédie,
et l'on peut croire qu'il ne perdait pas les heures qu'il y passait. Aussi
attentif qu'à une leçon, il tâchait de s'accoutumer peu à peu à ce lan-
gage étranger, puis, revenu à la maison paternelle, il prenait dans la
bibliothèque de son père une tragédie de Racine , une comédie de
Molière, et s'appliquait à en réciter plusieurs pages à haute voix. Ses
yeux n'étaient pas moins captivés que ses oreilles ; le jeu des acteurs
avait pour lui un singulier attrait, et quand on pense à son goût si
vif du théâtre, à ce goût qui ne le quitta jamais et qui est, sous maintes
formes différentes, un des traits dominants de son esprit, ne peut-on
pas en rapporter quelque chose à ces vives impressiops de son enfance?
Bien plus, un enfant de son âge, le jeune Derones, frère de l'une des
comédiennes, l'introduisit bientôt dans les coulisses et lui ouvrit le
foyer des acteurs. Rappelez-vous la troupe de comédiens dans Wilhelm-
Metster; souvenez-vous du gracieux poëme intitulé Euphrosine; reli-
sez les vers si doux, si touchants, expression d'une si franche cama-
raderie d'artiste, composés par Gœthe à la mort du machiniste du
théâtre de Weimar, l'infatigable Mieding; n'oubliez pas enfin que ce
grand poète, ce savant passionné, a été lui-même, à Weimar, un
acteur du premier ordre et un admirable directeur de théâtre. R est
GŒTliE ET SCHILLER. 73
permis de dire, je pense, que le jeune Wolfgang n*a pas absolument
perdu son temps, s'il est vrai que ces épisodes aient développé chez
lui le sens merveilleux de Timagination et laissé dans son intelligence
une trace inefiTaçable.
Cette éducation un peu vagabonde dura autant que l'occupation de
Francfort par les Français. Le père de Goethe était fort irrité de la
présence de nos troupes; il eut plus d'une fois des querelles assez
vives avec le comte de Thorane, et son humeur déjà sombre et taci-
turne avait tourné à la misanthropie. Il renonça, pour ainsi dire, à
diriger les études de son fils. C'est pendant ce temps-là que l'enfant,
devenu libre, courait les rues avec Derones, assistait aux revues, aux
parades, allait à la Comédie-Française, écoutait au foyer les acteurs
et les actrices, revenait auprès du comte de Thoraue, voyait travailler
les peintres établis dans sa chambre, et souvent aussi assistait à des
conflits d'amour-propre qui dégénéraient parfois en disputes. Sa
mère, qui s'amusait beaucoup de la vivacité piquante de ses observa-
tions, ne voyait pas grand mal à cette vie de bohémien, sachant bien
d'ailleurs que cela ne durerait pas toujours. Dès que le comte de Tho-
raneeut quitté la maison (il y était resté environ deux ans], l'éduca-
tion de Wolfgang reprit ses allures régulières. Il n'aura plus de
distractions si nombreuses ; il n'aura plus tant d'occasions d'étudier
notre langue et notre théâtre : le voilà revenu aux littératures ancien-
nes et aux mathématiques.
Il faut noter pourtant qu'il n'y eut jamais aucune contrainte dans
le développement intellectuel de Gœthe. A l'époque même où ses
études deviennent plus méthodiques, la liberté dont il jouit peut sem-
bler excessive. Les fantaisies de sa curiosité l'entraînent d'un travail
à un autre ; curiosité féconde, après tout, et qui préparait d'avance
l'activité multiple de son génie. Quand il quitta sa ville natale, à seize
aos, pour aller suivre les cours de l'Université de Leipzig, il était
déjà riche de connaissances acquises et de poétiques projets. Aux lan-
gues anciennes il avait joint l'hébreu : initié aux beautés de Sophocle,
passionné pour les Métamorphoses d'Ovide, dont la riante imagina-
tion l'enchantait, il avait eu l'ambition de lire la Bible dans le texte
original. Il pratiquait la langue de Shakspeare et celle de Racine. La
France, nous venons de le voir, représentée par de brillants gentils-
hommes , et aussi par une troupe d'acteurs qui jouaient avec les
oeuvres classiques toutes les nouveautés à la mode, avait exercé maintes
séductions sur son intelligence. Lorsqu'il racontera dans sa vieillesse
l
74 GŒTHB ET SCHILLER.
riiisioire de ses premières années, il se souviendra de Télégante a£EaH
bilité du maréchal ]de Broglie, qu*il a vu chez le lieutenant du roi dans
la maison de son père. Les années qui suivent étendent et complètent
cette instruction déjà si variée; il lit, non plus en écolier, mais en
critique, un grand nombre des tragédies de Corneille, tout Racine,
tout Molière, et bien des secrets de Tartluisonlrévélés. Un jour, undes
amis de sa femille, M. d^Ohleachlager, échevin et sénateur de Franc-
fort^ ayant organisé un spectade d'enfants, on représenta le Britan-
nicus du poète français, et le futur auteur de Werther et de Faust
fut chargé du rôle de Néron. Il eut dès lors un goût particulier pour
Racine. Les classiques de la France, ouvrant à sa pensée des perspec-
tives lointaines, lui plaisaient beaucoup plus (pie les prétendus das*
aiques de son pays; il semblait que cette jeune imagination fut mal à
l'aise dans le moiide un peu étroit des Canitz, des Besser, des Hage-
dorn. Soixante ans plus tard, lorsque M. Vamhagen d'£nse publiera
ses excellentes biographies des poètes allemands du dix- septième
siècle, Gœthe s'écriera : c( Aujourd'hui encore, en lisant ces biogra-
phies, je vois se dresser devant moi ces fantômes du passé, et je sens de
quel poids ils pesaient alors sur mon esprits >» Et plus loin : «c Com-
bien une telle critique m'eût été salutaire aux heures de ma jeunesse ! »
C'est bien là le cri de l'homme qui veut tout comprendre, afin de
dominer tout : Wolfgang ne pouvait posséder à quioie ans cette indé-
pendance souveraine, et cependant l'espèce de malaise que lui faisait
éprouver une littérature uniforme, l'avidité insatiable de son intelli-
gence, cette mobilité ardente qu'il ne faut pas conGoadre avec la
légèreté du premier âge, tout cela n'atteste-t-il pas qu'il cherchait
d'instinct sa liberté intelleduelle et morale dans la^ variété de ses
études? Pour moi, quand je vois cette naïve universalité d'esprit,
quand je vois Go^e passer sans embarras de Molière à Klopstodk, et
des comédies du dix-huitième siècle aux cantiques des prophètes, je
pressens dans l'écolier de Francfort l'homme qui voudra fonder un
jour une littérature sympathique, eosmospolite, vraiment humaine,
une littérature qui accueillera, qui comprendra toutes les œuvres dki
Midi et du Nord, la littérature du monde entier, disait*îl, — die
WeltUteratvr.
c Mon bon ami, je vous conseille d'abord im cours de logique; là ,
on vous dressera l'esprit comme il Saut; on vous le chaussera de
bottes à l'espagnole, afin qu'il file droit, avec circonspection, sur k
chemin de la pœsée, «t n'aille pas s'égarer à droite ei à gauche oodubc
GOETHE ET SCHILLER. 75
un fea foUet dans Tespace... Commencez par vous imposer, pour
cette demi*aunée, ujie régularité p(Mictuelle. Vous en ayez tous les
jom^ pour cinq heures : soyez là au coup de cloche ; ne manquez pas
de TOUS bien préparer d'avance, d'étudier avec soin le paragraphe,
afin d*étre d'autant plus à même de voir qu'il ne dit rien qui ne soit
dans le livre. Néanmoins, ne laissez pas d'écrire comme si le Saint-
Esprit vous dictait ^ » Ces sarcasmes de Méphistophélès s<mt un
souvenir des années que Goethe a passées à Leipzig. Logique, ponc-
taiâliié, ennui, voilà trois mots qui résument assez bien la physiono-
mie de l'Université sous le gouvernement de Gottsched. H ne &ut
pas^ je le sais, répéter sans réserve les condamnations encourues par
ce solennel chancelier de la poésie allemande. Gottsched n'est pas
toujours pédant; il a eu des ambitions génà*euses; on ne peut lui
réviser un ardent désir de susciter une littérature qui relevât rAlle-
magne aux yeux de l'Europe; l'histoire littéraire, en regrettant que
le génie lui ait nuuiqué, en blâmant surtout les lois stériles qu'il
prétesidait imposer aux intelligences, doit cependant lui tenir compte
d'une si généreuse ambition. Mais comment danander à un poète de
seke ans Fimpartialilé de la critique? Goethe se sentait étouffer dans
cette atoiosf^re officielle. L'excellent Gellert lui-même, h^itier de
l'iiiûiienoe de Gottsched, lui enseignait bien l'élégance et la correc-
tion du- style, sans fournir à sa juvénile ardeur l'aliment dont elle
avait besoin. Toute cette période est triste ; le feu divin qui animait
l'écolier de Francfort semble prêt à s'éteindre. Non, rassurez-vous:
l'inquiétude qui l'agite est un bon signe ; il écrit, il fait des satires,
des pièces lyriques, de petites comédies, et si toutes ces œuvres parais-
sent froides et faibles, il en est plus d'une cependant qui révèle une
pensée originale. N'est-ce pas un des traits les plus particuliers du
génie de Gœtfae, que cette disposition à transporter dans la poésie,
pour s'en délivrer lui-même, les aventures et les tourments de soo
coeur? Ce que fera un jour l'auteur de Werther^ de Clavijo^ de
Stella^ àiEgmmt^ de T&rquato Tasse, l'étudiant de Leipzig con*-
Bience à le faire à sa manière. À Francfort, à Leipzig, il a aimé déjà,
il a souffert et cherché à secouer sa souffrance ; il a été coupable, et
il a voulu se débarrasser de ses remords; ces pensées qui l'obsèdent,
il les produit sous la forme de la comédie ou du drame, et son âsie
I. Imiet, prenûère partie. J'emprunte Texcellente traduction de M. Henri
Blaze de Bury.
76 GOETHE ET SCHILLER.
retrouve la sérénité. Peu importe que ces comédies, le Caprice de
ramant^ les Complices^ soient une imitation maladroite de notre
théâtre, si nous savons ce qu'il faut y chercher, et si celui qui dira
un jour, à l'occasion de douleurs plus sérieuses : «c Poésie, c'est déli-
vrance, » commence à se révéler à nous dans ces naïves ébauches?
Pour se soustraire à l'action énervante de la littérature officielle,
l'étudiant de Leipzig recherchait les occasions de voir le monde. Au
sortir des habitudes patriarcales de sa maison de Francfort, il avait
besoin de quelques leçons d'élégance, et ce fut la Saxe qui les lui
donna. Maintes familles, très-fières aujourd'hui de ce titre d'honneur,
l'accueillirent avec bonté ; il a consacré leurs noms dans ses Mémoi-
res. Citons seulement une femme d'esprit, madame Bœhme, qui lui
enseigna mieux que Gellert les vrais principes de la littérature et de
l'art. Elle lui fit comprendre tout ce qu*il y avait d'insipide dans
l'abondance de Gottsched, a dans ce déluge de mots qui inondait le
sol allemand et menaçait de submerger les montagnes. » Ce fut après
un entretien avec madame Bœhme qu'il jeta au feu tout un volume
de vers et de prose commencé à Francfort et fini à Leipzig. Il n'en
était pas plus dévoué à ces études de droit que lui imposait son père ;
la société des femmes, les réunions du monde, comme une espèce de
préparation à la poésie, l'attiraient chaque jour davantage, et s'il
entreprit vers cette époque de traduire le Menteur de Corneille, ce
fut saibs nul doute pour s'appliquer gaiement ces vers de Dorante :
Mon père a consenti que je suive mon choix
Et je fais banqueroute à ce fatras de loix.
La banqueroute est complète. Qu'il fasse des vers ou qu'il les
brûle, qu'il vive avec les étudiants ou recherche la société des salons,
le feu de la poésie couve au fond de son âme. C'est un poète, à coup
sûr, ce jeune homme inquiet, passionné, si prompt à passer de la
débauche à la mélancolie ^; c'est un poète qui s'ignore, une âme
errante qui cherche vainement sa route. Au milieu des ombres qui
l'enveloppent, si un rayon de lumière éclate, il en pousse un cri de
joie. (( 11 faut avoir été jeune, disait^il plus tard, pour se représenter
l'effet produit sur nous par l'apparition du Laocoon de.Lessing ; du
1. Voyez le curieux recueil publié par M. Otto Jahn : Lettres de Qœthe à ses
amis de Leipzig. 4846.
GŒTHE ET SCHILLER. 77
sein de nos idées indécises et de nos méditations pénibles, ce livre
nous entraînait dans le libre domaine de la pensée. » N*estrce pas là
le cri de l'artiste aspirant à la lumière? Au moment où il va naître à
la poésie, le mot qui jaillit de ses lèvres est celui qu'il prononcera en
mourant : Mekt licht I Cet enthousiasme pour Lessing, son culte
pour Winckelmann et le chagrin que lui causa sa mort, autant de
signaux qui nous permettent de suivre le développement intérieur de
Gœihe au milieu de Tobscure agitation des trois années de Leipzig.
Cette agitation même est une promesse. Isolé, sans direction, malgré
tous ses efiTorts pour en trouver une, abandonné à lui-même, emporté
par des passions ardentes, mécontent du culte réformé, regrettant
la merveilleuse unité des symboles catholiques, cette chaîne brillante
dt actes sacrés qui font que le berceau et la tombe^ à quelque distance
que le hasard les place F un de l'autre^ se tiennent par un indissolu^
ble anneau^ seul enfin dans le monde de Tâme comme dans le monde
de Tesprit, il n'a plus de ressources qu'en lui-même. En nous expo-
sant ainsi l'état de son âme, Goethe ne songe pas à s'approprier
orgueilleusement le mot de l'héroïne de Corneille : a Que vous reste-
tr-il? — Moi. )> n ne songe qu'à expliquer, sans prétention conune
sans fausse modestie, les habitudes de son imagination, dopt il rap-
porte l'origine à ses années de Leipzig. <c Ainsi se déclara, dit-il,
cette disposition dont je n'ai pu me départir paidant toute ma vie»
j'entends cette disposition à transformer en image, en poème, tout ce
qui me causait de la joie et du tourment, tout ce qui m'occupait d'une
manière ou d'une autre, et à régler là-dessus mes comptes avec moi-
même, non moins pour rectifier mes idées sur les objets extérieurs
que pour me calmer intérieurement. Ce don m'était nécessaire plus
qu'à personne, à moi que mon naturel emportait toujours d'un
extrême à l'autre. Toutes les œuvres de moi que le public a lues
depuis ce moment ne sont que les fragments d'une grande confes-
sion *... 7>
Goethe avait passé trois années à Leipzig. Le 28 août 1768, le jour
même où il accomplissait sa dix-neuvième année, il dit adieu à ses
amis et se mit en route pour Francfort. « Ceux dont il venait de pren-
dre congé, dit un de ses biographes, ne soupçonnaient pas qu'un
petit nombre d'années plus tard la gloire de son nom remplirait
l'Europe entière. Et cependant cette période de Leipzig a contribué
I. Voyez le recueil intitulé Yiriié et Poésie, ?• partie.
78 GOETHB EN SCHILLER.
SOUS plus d*un rapport à former le Gœibe futur ^.. d Sans mécon-
naître le trarail intérieur du poëte naissant pen^nt cette période
d'agitation et d*inqiiiétude, nous réserverions à l'Alsace rhonneunr
d'avoir formé IcLvéritabie Gœthe. La ville de Strasbourg, nous l'avons
dit ailleurs, peut être fière de l'influence qu'elle a exercée sur le
génie de Gœthe. Revenu à Francfort dès les premiers jours de sep-
tembre, le jeune Wolfgang passe dix-huit mois dans sa famille, mais
assez mal reçu par son père^ le coeur et l'esprit malades, gravement
ébranlé par ses débauches de Leiprig ^, il s'était laissé entraîner sans
trop de résistance à de bizarres études de mysticisme et d'alchimie.
Heureusement cette maladie nouvelle (G^sthe lui-même désigne ainsi
l'état de son âme), cette maladie extraordinaire que lui avait inoculée
une personne d'une dévotion follement exaltée, mademoiselle de
Klettenberg, ne laissa pas de traces dans son intelligence; il arrive à
Strasbourg et tous les mauvais rêves se dissipent.
C'est en 1770, aux premiers jours de printemps, que Wolfgang
entra dans la capitale de l'Alsace. Il y venait, sur l'ordre de son père,
afin de réparer le temps perdu à Leipzig et de gagner les diplômes
nécessaires à la carrière de magistrat. Il les gagnera, ces diplômes, il
sera doctçur en droit de l'Université de Strasbourg ; mais qu'est-ce
que cela, si l'on songe à tout ce que lui réserve son séjour en ces
belles contrées? Ce n'est pas un juriste que Strasbourg a formé, c'est
un poëte. Il y était venu malade, inquiet, presque dégoûté de lui-
même et de la vie; il s'en retournera joyeux, plein de confiance et
d'enthousiasme. Que de journées fécondes pour son génie pendant
ces dix-huit mois 1 La cathédrale, la ville, cette riche plaine de TAl-
sace, le Rhin qui la traverse d'un bout à l'autre de l'horizon, tout
l'enchante. Des compagnœis dignes de lui partagent et multiplient
ses émotions. Ici, c'est le doux, le pieux Jung Stilling; là c'est le
poëte Lenz, et cet excellent Lerse dont il a si bien reproduit la loyale
figure dans son Gœtz de Berlichingen. Gœthe était à Strasbourg
depuis six mois, quand il apprend l'arrivée d'un jeune écrivain,
connu déjà par quelques manifestes hardis, Jean-^iottfried Hei^er.
Avec la confiance de la jeunesse, il va frapper à sa porte ; il l'interroge,
lui confie ses pensées, ses doutes, ses projets, et, sans se laisser rebu-
\. Qùethe's Leben, von J.-W. Schœfer. 1858. Tome I, p. 84.
2. « Dans ce maudit Leipzig on brûle comme une torche de résine. > XeN
tres de Gœthe à ses amis de Leipzig.
GGETHE EN SCHILLER. 70
ier par les allures un peu altières du critique, il s'attache à hii comnie
le disciple à son mattre. Cette rencontre est un événement décisif dans
l'histoire de la poésie allemande. L'ofSce que Herder remplit auprès
de l'étudiant de Strasbourg est à la fois sévère et bienfaisant. Plus
âgé de cinq années, investi déjà d'une certaine autorité dans le monde
des lettres, on peut dire qu'il fait Téducation poétique de Gœtfae et
dégage son génie des liens qui Tentravaient. Il lui révèle la pbâoso-
pbie de l'histoire littéraire; il lui monU« comment les grandes œuvres
de la poésie et de Ya^l sont intimement unies aux destinées sociales
de l'homme et représentent la vie des nations. Éclairés de cette
Inmièfe, les immenses domaines de la littérature re^lendissent taut
à coup de trésors qu'on ne soupçonnait pas. Goethe et ses amis s'y
élancent comme sur une terie conquise et y font maintes découvertes.
La Bible, ^lakspeare, l'art allemand du moyen âge, prennent à leurs
yeux une signification inattendue. Us aiment surtout la nature; les
poésies artificielles n'usnrperont plus, dans les ardentes sympathies
de Wdfgang, le rang qui appartient aux inspirations vraies, fieider
Be travaille pas seulement à exciter l'enthousiasme de son ami, il ne
cnûnt pas d'employer le sarcasme pour le guérir de ses erreurs.
Génie lumineux et rigide, bienfaisant et bourru, l'auteur des Fra^^
menis et des Forêts critiqttes ' corrige le futnr auteur de Famt avec
one rudesse familière; et rien de plus touchant que l'humilité, la
joie, la reconnaissance de ce glorieux disciple. Herder a beau se mon-
trer dédaigneux et acerbe, Wolfgang ne se décourage pas; il subit
Tekmtiers les railleries de son mentor, pourvu qu'il puisse entendre
cette voix inspirée expliquer l'épopée d'Homère, les chants des pro-
plièies hébreux et les drames de Shakspeare. En 1811, au faîte de la
renommée, Gœthe se souvient encore avec joie de ces beaux jours où
s*épaiiouissait son génie, et il écrit dans ses Mémoires : <c Je n'ai pas
psssé auprès de Herder une seule heure qui n'ait été pour moi ins*
tmclive et féconde, i» Ces heures si pleines, si riches, le rude maître
les rendait pourtant bien amères, a C'était, ajoute Gœthe, un géné-
reux bourru. Je ne me souviens pas d'avoir reçu de lui le moindre
conseil ni le moindre encouragement. N'importe ! tout ce qui émanait
de lui me causait une impression , non pas agréable , assurément,
mais profonde. » Gœthe va jusqu'à dire que l'écriture même de Hei-
do*, les signes qu'avait tracés sa phime, exerçaient sur lui une
i. Sritiêchi Waelder, 17^7.
80 GOETHE ET SCHILLER.
influence magique [eine magische Gewalt). « Jamais, s'écrie-t-il, je
n'ai déchiré une seule de ses lettres, ni même une seule adresse écrite
de sa main. » Naïf éblouissement de cettefâme novice encore, en face
du guide qui l'introduisait dans les régions de la poésie !
Il y a un épisode d'une autre nature qui eut aussi une action déci-
sive sur le développement moral du poète: Cœur tendre et passionné,
Gœthe , dès la première jeunesse , avait connu les extases de Ta-
mour. A Francfort, à peine âgé de quinze ans, il aimait mie fille du
peuple, la douce, la sensée Marguerite, qui brillait par sa réserve et
sa distinction native, au milieu d'une famille fort équivoque. Pendant
qu'il assistait aux fêtes de l'élection impériale dans les rues de Franc-
fort ou les salles du Roemer, l'écolier vagabond jouissait de voir
toutes ces splendeurs aristocratiques servir de cadre à son idylle
populaire. A Leipzig, deux ans plus tard, il était devenu amoureux
de Catherine Schœnkopf, la fille de l'hôtelier chez lequel il prenait
ses repas, celle qu'il a baptisée du nom d'Annette dans ses poétiques
confidences. C'est cette pauvre Catherine si tendre, si dévouée, qu'il
prit plaisir à tourmenter de la façon la plus cruelle, sauf à en éprou-
ver ensuite un repentir amer et à se châtier lui-même dans. un petit
drame expiatoire intitulé le Caprice de ramant. Marguerite, Cathe-
rine, humbles créatures qui les premières avez fait battre le cœur
de Gœthe, vous voilà remplacées aujourd'hui par une figure plus
digne : quand la fille du pasteur alsacien parait dans l'histoire du
poète, tous les souvenirs antérieurs doivent s'évanouir.
Entre toutes les femmes que Gœthe a aimées (la liste est longue,
hélas!), la plus sympathique et la plus pure, c'est Frédérique. Elle
s'appelait Frédérique Brion, mais il semble que, par un instinct naïf,
l'Allemagne ait voulu Tanoblir : Frédérique Brion , pour l'Allemagne
et pour l'histoire, c'est Frédérique de Sesenbeim, du nom du petit vil-
lage où son père exerçait le ministère évangélique. Quelle apparition
suave que Frédérique de Sesenheim dans la destinée de Gœthe ! Mar-
guerite était plus âgée que Wolfgang, et, malgré cette réserve gra-
cieuse que le poète a si bien décrite, elle a fini par rejeter son amour
avec autant de légèreté qu'elle l'avait d'abord accueilli. Catherine,
blessée par lui, est devenue, fort innocemment sans doute, la cause
de son désespoir et des distractions qu'il a cherchées dans le mal.
Frédérique a été l'amie de Gœthe ; elle a été pour lui un ange de
poésie, la messagère d'une révélation idéale, et le jour où Gœthe,
rappelé à Francfort par sa famille, a dû engager Frédérique à ne
GOETHE ET SCHILLER. 81
plus songer à lui , la douce enfant, sans dépit , sans rancune , est
demeurée obstinément fidèle au souyenir de celui qui Tavait* aimée.
Frédérique avait seize ans, Goethe en avait vingt et un, quand ils se
lencontrèrent au mois d'octobre 1770. Pourquoi Gœthe n'a-t-il pas
voulu attacher son sort à celui de cette ravissante fille? Pourquoi ce
départ? pourquoi cette rupture? Tous ses biographes l'excusent par
la nécessité des circonstances; ils allèguent la sévérité du père, Tam-
bition de la mère pour son fils, maintes exigences de famille qu'il
eût vainement essayé de combattre ; ils ne craignent même pas d'ap-
peler Frédérique en témoignage, et la candide enfant vient déposer
contre elle-même. « Il était trop grand, — disait-elle plus tard,
quand l'auteur de Gœtz et de Werther eut rempli l'Allemagne du
bruit de son nom, — il était trop grand et appelé à de trop hautes
destinées, je n*avais pas le droit de m'emparer de lui. y> C'est préci-
sément cette résignation qui doit faire regretter avec larmes la rup-
ture de Frédérique et de Wolfgang. On a dit : « Pourquoi la plaindre,
puisqu'elle ne se plaignait pas elle-même ? » Ce n'est pas elle que je
plains, c'est le poète. Où eût-il trouvé une compagne plus digne de
lui? Les biographes de Gœthe, toujours si prompts à excuser les
fautes de son cœur au nom des droits du génie , devraient se rappeler
un peu mieux le dénoûment de cette histoire. Dix-sept ans plus tard,
en 1788, Gœthe, l'ami et le compagnon de plaisirs du grand-duc de
Weimar, est abordé un jour daiîs le parc du château par une jeune
fille qui le supplie de remettre un placet au souverain. C'était la fille
dun pauvre diable nommé Yulpius, que l'ivrognerie avait réduit à la
misère ; elle demandait pour son père un petit emploi qui le rattachât
au travail et à la vie. La suppliante était jeune , jolie, et la douleur
prêtait à^^ physionomie une expression qui devait toucher un poète.
Gœthe l'attire chez lui, l'installe dans son ménage, et, après dix-huit
ans d'une vie commune, il épouse la fille de l'ivrogne. Christiane
Yulpius assurément ne mérite pas tout le mal qu'on a dit d'elle ; la
pauvre femme, dans sa simplicité, ne manquait pas de sens, et de
nobles esprits, Schiller, Kœrner, Humboldt, Caroline de Wolzogen,
lui ont rendu témoignage en excellents termes; il est impossible
cependant de la comparer à cette fleur des champs et des bois qui
s'appelle Frédérique de Sesenheim.
Que devenait-elle cependant, la pauvre Frédérique? Elle repoussa
tous ceux qui prétendirent à sa main, et l'un d'entre eux était le com-
pagnon de Wolfgang, le poëte livonien Jean Reinhold Lenz. « Celle
Tome X. — 37* LWraiiOD. 6
82 GCETHE ET SCHILLER.
que Gœthe a aimée, disait-elle, ne peul appartenir à un autre homme.»
Son père et sa mère étant morts , elle fut recueillie par une de ses
parentes qui avait épousé M. de Rosenstiel, secrétaire d'amSasaade
auprès de la cour de France ; c'est ainsi qu'elle vécut à Versailles iit
à Paris dans les années qui précédèrent et suivirent immédiatenent
la révolution. Son poétique roman, dont elle portait le souvenir avec
grâce, sans prétention ni embarras, lui avait fiait dans la société d'élite
une discrète célébrité. Elle quitta la France sous la terreur, et trouva
im asUe chez son beau-frère, M. Marx, pasteur à Diessbourg, et plus
tard à Meissenbeim dans le dudié de Bade. Sa sœur, madame Marx,
mourut bientôt, lui laissant le soin de diriger Téducation de sa fille ;
elle éleva l'enfant, la maria, puis,, sa tâche finie, elle mourut le
13 noveml^e 1819. Gœthe s'efforça en vain de l'oublier; ni les pas-
sions, ni l'étude, ni la gloire ne purent effacer de son cœur celle qui
lui avait révélé la poésie. L'auteur de Faust, il Ta dit lui-même,
n'aurait pas connu tout son génie , s'il n'avait eu le bonheur de ren-
contrer un ami comme Schiller; l'historien littéraire peut se deman*
der si ce génie n'eût pas été plus complet encore avec une compagne
telle que Frédérique de Sesenheim.
Après dix-huit mois d'études, de révélations et de ravissements de
toute sorte, Gœthe dut quitter Strasbourg et retourner à Francfort.
Il avait obéi cette fois aux vœux de son père ; une thèse sur les rap-
ports de rÉglise et de l'État, soutenue avec beaucoup d*esprit devant
la Faculté de droit le 6 août 1771, lui avait valu le titre officiel dont
il avait besoin pour entrer dans la magistrature. Mais ce qu'il rap-
portait de Strasbourg, son père ne tarda pas à le savoir, c'était bien
autre chose qu'une thèse; que de projets dans cette tête ardente! il
avait ébauché déjà dans son esprit les premières scènes de Faust^ il
préparait Gœtz de Berlichingen et rêvait un drame sur César. L'es-
pérance de créer en Allemagne une poésie toute nouvelle le trans-
portait d'enthousiasme. Quelques-uns des hommes éminents de
Strasbourg, Oberlin et Koch, disciples et amis de l'illustre Schœp-
flin, lui avaient offert une chaire à l'Académie; il n'eut pas de peine
à la refuser : son antipathie pour la France allait croissant de jour
en jour. Ce génie qui brillera plus tard par l'impartialité la plus
large, cette intelligence cosmopolite qui sera si heureuse de tout
comprendre et de tout embrasser, obéit en ce moment à une inspira-
tion toute contraire. Un artiste, un poëta^ dans la jeunesse surtout,
est nécessairement exclusif; Gœthe^ en quittant Strasbourg, voyait
GGETaE ET SCHILLER. 83
toute la poésie dans Shakspeare. Les histoFiens littéraires de rAHe-
magoe ont un terme aujourd'hui consacré pour désigner l'ardente
période où l'esprit germanique, s'affranchissant des règles de la
Fnnee, pénétra violenmient dans le domaine de la nature réelle et
de l'imugiriatioa libre ^ ils l'appellent la période de V assaut et de
t irruption y Sturm-und Drang -* période. Cette période d'assaut et
d'irruption commence pour Gœttie ea 1771, au moment de son
retour à Francfort, et se prolonge jusqu'à l'heure où il est appelé à
Weimar, auprès du grand-duc Charles-Auguste. Il y a là quatre
années décisives dans sa Tie» C'est l'époque où par de hardis cheis-
d'oBU'vre^ coup sur coup répétés, il renouvelle à la fois le drame, le
ronan et la poésie lyrique. Quel éUouissement pour l'Allemagne,
quel érénement pour l'Europe entière, quand ce poète de vingt-qua-
tre ans publie à de rapides intervalles Gœtz de Berlichingen ^ les-
Souffrances du jeune Werther^ et tant de merveilleux Lieds où le
sentiment profond, la naïveté pénétrante des vieilles poésies du
peuple jailÛssent tout à coup en flots purs, comme l'eau qui sort du
rodier!
On sait quel est le sujet de Gœtz de Berlichingen. Le poète, dan&
Uft vaste et tumultueux tableau, dans une composition à la Shak-
speare, a Toulu pekidre l'Allemagne au moment où le système du
moyen âge se dissout. Les vieilles mœurs ne sont plus ; au milieu de
l'anarchie morale et politique, un homme, un chevalier, le dernier
des chevaliers allemands , ose se lever encore pour l'honneur et la
justice. Peu lui importe que de nouveaux intérêts soient nés; Fhon^
neurparlcy il suffit. Partout où un opprimé jette un cri de détresse,
Gœtz accourt avec ses compagnons. Il prend.au sérieux les devoirs
de sa caste au moment où chacun ne songe qu'à soi. Seul contre
tout un monde, que pourra faire ce don Quichotte sublime? Son
exaltation , inspirée par l'honneur, mettra son honneur en péril ; il
deviendra le chef de ces paysans qui ont souillé de sang une cause
juste ; k loyal chevalier passera pour un rebelle, il sera calomnié,
condanmé, flétri. \oilà le tragique intérêt de cette peinture. Goethe
a développé ce grand sujet dans une série de scènes et d'épisodes
que d'éminents critiques voudraient voir liés d'une façon plus étroite.
Est-ce une faute? ne serait-ce pas plutôt un artifice du poëte? Sans
absoudre entièrement la composition du drame, on ne peut nier qu'au
sein de cette confiusion la figure du héros n*apparaisse plus grande.
C'est cette figure qui forme l'unité du tableau ; on la voit s'élever de
84 GOETHE ET SCHILLER.
scène en scène, et lorsque Gœt2, expirant entre sa pieuse Elisabeth
et son vaillant frère d'armes, s'écrie d'une voix éteinte : <& Reçois
mon âme, pauvre femme! Je te laisse dans un monde corrompu;
Lerse, ne l'abaiidonne pas. Fermez vos cœurs avec plus de soin cpxe
vos portes; le temps de la perfidie approche.». Ils régneront par la
ruse, les misérables! le noble cœur sera pris dans leurs filets... d
le lecteur ému répond avec les amis qui ferment les yeux du vieux
soldat : «c Malheur au siècle qui t'a repoussé ! malheur à la postérité
qui te méconnaîtra ! »
Lorsque Gœthe mettait si vivement en action l'histoire de son che-n
valier à la main de fer *, il y cherchait une distraction à des douleurs
poignantes. Une année auparavant, au printemps de 1772, il était
allé à Wetzlar achever ses études de droit. Wetzlar, où siégeait la
chambre impériale, était le rendez-vous naturel des jeunes juriscon-
sultes qui voulaient étudier dans la pratique la vieille constitution de
Fempire d'Allemagne. Parmi les compagnons que Gœthe y avait
rencontrés, le secrétaire de la légation hanovrienne, Jean Christian
Kestner, son aîné de sept ou huit ans, était devenu un de ses plus
intimes amis. Kestner devait épouser une jeune fille de Wetzlar,
Charlotte de Bufi*, dont le père, bailli de l'Ordre allemand, avait rang
parmi les notables de la cité. Gœthe la vit et l'aima. 11 ignorait alors
que Charlotte était fiancée à Kestner. A vrai dire, il n'y avait pas
encore de fiançailles ; c'était tout simplement un lien secret, une de
ces conventions tacites comme les autorisent les mœurs allemandes,
et qui équivalent à une promesse officielle. Le jour où Gœthe apprit
la liaison de Kestner et de Charlotte de Bufi", son cœur déjà ne s'ap-
partenait plus. Cette belle jeune fille, avec sa grâce, sa sérénité vir-
ginale , surveillant et dirigeant ses petites sœurs comme une jeune
mère, était trop sûre d'elle-même pour ne pas s'abandonner sans
crainte aux charmes d'une telle amitié. « Elle aimait la société; bien-
tôt Gœthe jie put vivre loin d'elle, car elle ,lui embellissait la vie de
tous les jours ; les soins d'un ménage considérable l'appelaient soit
dans les champs, soit dans le pré, dans le verger ou dans le jardin;
ils devinrent bientôt en tous lieux deux compagnons inséparables.
1. Le titre primitif, dans rintention de Gœthe, était celui-ci: HistotVi?
dramatique de Gottflried de Berlichingen à la main de fer, La première édition,
publiée sans nom d'auteur au printemps de Tannée 1773 , est intitulée :
Gœtz de Berlichingen à la main de fer, drame.
GOETHE ET SCHJLLER. ' 8B
Le fiancé était de la partie quand ses affaires le lui permettaient ; ils
s'étaient tous trois habitués les uiis aux autres, sans le vouloir, et lis
en étaient venus, sans savoir comment, à ne pouvoir pas vivre sépa-
rés. C'est ainsi qu'ils passèrent un été splendide au sein d'une idylle
vraiment allemande, à laquelle une terre fertile fournissait la prose,
et une tendresse pure, la poésie *.» C'est Goethe lui-même qui parle
ainsi; citons les paroles d'un écrivain, bien digne de compléter ce
tableau : a Pendant toute cette belle saison de 1772, dit M. Sainte-
Beuve, Goethe, accueilli par Kestner, adopté par Charlotte et par
toute la famille, mena une vie d'exaltation, de tendresse, d'intelli-
gence passionnée par le sentiment, d'amour naissant et confus, d'ami-
tié encore inviolable, une vie d'idylle et de paradis terrestre impossible
à prolonger sans péril, mais délicieuse une fois à saisir. 11 eut, en un
mot, une saison morale toute poétique et divine^ quatre mois célestes
et fugitifs qui suffisent à illuminer, tout un passé... L'orage toutefois
était imminent et s'amassait en lui, un orage qui n'éclata point;
ridylle resta pure. Gœthe, sage et fort jusque dans ses oublis, s'éloi-
gna à temps. Il avait fait la connaissance de Charlotte le 9 juin 1772,
et il partit brusquement de Wetzlar le 11 septembre^. » Son drame
de GœtZj je l'ai dit, fut une diversion puissante à sa douleur; pour>
étouffer complètement sa souffrance, il employa le procédé dont il
nous a déjà parlé lui-même à l'occasion de ses aventures de Leipzig :
il se délivra de ses souvenirs, il en effaça du moins ce qu'ils avaient
de cruel et d'amer, en les transportant dans le pur domaine de l'idéal.
<K La vie est triste, l'art est serein; » ce^t l'art qui rendit la sérénité
à l'amant de Charlotte Buff. Un des collègues de Kestner, Charles
Wilhelm Jérusalem, secrétaire de la légation de Brunsi^vick à
Wetzlar, s'était trouvé en même temps que Gœthe dans une situation
analogue ; amoureux de la femme d'un de ses amis , il tomba
dans le désespoir et se brûla la cervelle. Il n'y avait pas deux mois
que Gœthe avait quitté Wetzlar quand il apprit le suicide de Jéru-
salem. Cette mort, qui mit en émoi toute la jeunesse allemande,
devait le frapper d'une façon particulière ; aiguillonné de nouveau
par le mariage de Kestner et de Charlotte, qui eut lieu vers l'épo-
que ou il venait d'achever Gœtz de Berlichingen^ il se mit décidé-
ment à l'œuvre, et combinant sa propre histoire avec celle du
1. Wahrheitund Dichtung, Zwolftes Buch.
2. Sainte-Benve, Causeries du lundi, t. XI, p. 244-5.
86 GCETflE ET SCHILLER.
malheureujL Jérusalem, il écrivit les Sot^frances du jeune Wertfmr.
Le succès fut immense. La publication de Werther (i774] est une
des grandes dates de la littérature européenne au dix-huiti^e siècle.
L'ardente génération suscitée par Lessing et H» der se produisait de
tous côtés, impatiente du repos, tourmentée de vagues désirs et filt-
rant de toutes les forces de son être à une eustence nouvelle; Wer-
ther répondait admirablement à cette situation des «aprits. M. Sainte»
Beuve a fait preuve d'une rare sagacité lorsqu'il caractérise ainsi la
première partie du roman : ce Ce n*est pas le désespoir, c^est plutôt
rivresse bouillonnante et la joie qui jMrésident à la conœption <le
Werther; c'est le génie de la force et de la jeunesse, l'aspintiioa,
douloureuse sans doute, mais ardente avant tout et conquérante, yeses,
l'inconnu et vers l'infini. .. » N'oublions pas, en effet, que Goethe était
déjà guéri, ou peu s'en faut (nous le savons par ses letfares), ^piand il
prit la plume pour écrire Werther» A demi débarrassé de son mal,
il put faire une peinture générale au lieu d'une confidence person-
nelle, il put se peindre dans la plénitude de sa force et lis désespoir
de l'inaction, dé manière à représenter dans ce tableau l'état même
de son pays et, j'ajouterai, d'une grande partie de l'Europe. En décri-
vant les souffrances du jeune Werther, Goethe a peint i'Âllenugae
intellectuelle et morale à la veille des révolutions qui allaient régé-
nérer l'Europe, et la peinture est si vraie, si vivante, dit le sév^
historien Gervinus, que, malgré les transformations du modèle, on
ne le lira jamais sans être ému.
Cette émotion a-t-*elle tmjours été salutaire? Ne répétons pas ici
d'insipides lieux communs ; un poète ne peut être responsable des
sottises de ses imitateurs, et Gœthe lui-même, on ne doit pas l'on-
Uier, a raillé plus vivement et plus spirituellement que personne le
faux désespoir des faux Werther. « Pourquoi, dit-il en ses Mémoires,
pourquoi exige-t-on qu'une œuvre de poésie ait un but didactique?
La véritable peinture n'en a pas; elle n'approuve ni ne blâme; elle
déroule dans leur enchaînement les sentiments et les actions, «t par
là elle éclaire et instruit n II est certain cependant que le bruit <le
son roman ne fut pas sans influence sur les transformations ultérieures
de sa pensée; en voyant la jeunesse de son temps faire éclater ce ses
prétentions exagérées, ses passions inassouvies, et ses souffrances ima-
ginaires \)) il réagit peu à peu contre ces maladies de son temps et
1. Gœthe, Wahrheit und Dichtung, Dreixehntes Buch.
j
GŒTBE ET SCHILLER. 87
rechercha toujours dayairtage, ikns sa vie comme dans ses oeuTres, la
ssBté de l'âme, la tigueur de Tesprit, une pleine «t harmonieuse pos*
SMSÎon de eoi-mème. L'agitation, en effet, fut extraordinaire; Texplo-
sioiide la mine, c'est Goethe qui parle, avait été formidable, et l'incen-
die gagnait de proche en proche. Ardemment discuté en Allemagne,
accueilli par les uns avec une admiration mêlée de reproches amers,
ptr les autres avec des transports d^enthousîasme, il est bientôt traduit
m fiançais (1776-1777), en anglais (1779), en italien (1781 -1782), en
soédois (1789), en russe (1788), ^ en espagnol (1864). On en pnUie
dhes oiimmentaires et des imitations. Le théâtre, enf rance, en Alle-
magne, s'empare de cette douloureuse histoire. Werther a décidément
le privilège de passionner la société européenne. Les déclamations de
Julie, les malheurs de Clarisse sont oubliés ; le candide bourgeois au
frac bleu et à la culotte jaune vient de proposer aux esprits des ques-
tions bien autrement émouvantes. Qu'on le plaigne ou qu'on le mau*
disse, il est impossible de ne pas s'intéresser à son sort. Pendant son
Toyage d'Italie, Goethe est comme obsédé par le souvenir de son
héros; à Rome même, ce sont ses expressions, il ne <t peut échapper
à ses mânes irrités. » Il y a des hommes (Gcethe «n fit l'épreuve à
Plderme) qui ne savent pas encore le nom du poëte et qui connaissent
les aventures de Tamant de Charlotte. Lorsque le général Bonaparte
aborde en Egypte, il a dans sa biMiothèque de campagne une traduc-
tion française de Werther; il lit ces pages ardentes au pied des pyrsb-
mides, il les lit avec les yeux d'un homme né pour conduire les
hommes, et plus tard, à Erfnrt, quand il s'entretient avec le poëte, il
discute la conduite de son héros, a commv un juge,dit Gœthe, examine
la vie d'un accusé. » Un des plus singuliers incidents, au milieu de
cette agitation des esprits, c'est l'enthousiasme de ceux qui demandent
avec instance à l'auteur une nouvelle œuvre du même genre. c< Plaise
à Dieu, écrit Gœthe à Ëckermann, et cette réponse est à la fois Tex-
cuse et la critique de son livre; plaise à Dieu que je ne me retrouve
jamais dans une situation d'esprit où j'aie besoin de composer une
pareille œuvre! »
Non, les enthousiastes avaient tort; on Réécrit pas deux fois un
ranan comme Werther. 'Gœlht avait pris goût cependant à ces étu-
des passionnées du cœur, à cette subtile et ardente casuistique. Deux
drames, composés quelques mois après Werther^ Clavijo (1774) et
Stella (1775), appartiennent au même ordre d'idées. Un jour qu'il
«mt lu dans les Mémoires de Beaumarchais l'épiaMle de Clavijo et
88 GOETHE ET SCHILLER.
de Marie, son idylle de Seseaheim, interrompue d'une façon si brus-
que, se représenta plus vivement à son imagination. Cette Frédérique
si gracieusement belle, cette douce messagère de poésie, il Tavait
aimée, il lui avait laissé croire qu'il unirait sa vie*à la sienne, puis il
avait rompu avec elle comme Clavijo avec Marie de Beaumarchais.
Tourmenté par ce souvenir, il essaya de se délivrer de son remords
au moyen d'une confession poétiquement idéalisée. Sans être une
confession aussi directe, Stella se rattache aussi à un épisode de son
voyage en Alsace. Gœthe avait été aimé de deux sœurs, et les scène»
douloureuses de cette histoire avaient laissé dans son âme une impres-*
sion pénible; le Fernando du drame de Stella^ partagé entre les deux
sœurs qui Taiment et coupable envers toutes les deux, rappelle, en
les exagérant, quelques traits de la réalité. Soit que l'amant de Stella
et de Cécile s'accommode de la situation et continue de vivre avec les
deux femmes (c'était le premier dénoûment de cette triste intrigue)^
soit que, dans un dénoûment postérieur, il se donne la mort pour
échapper à son supplice, on voit quelle était encore l'agitation inquiète
de Gœthe et le désordre de ses idées. Bigamie ou suicide, il n'y avait
pas d'autre conclusion pour son œuvre.
Heureusement les pièces lyriques composées par lui pendant cette
période nous le montrent avec toute sa grâce et toute sa vigueur
sereine. Ce Werther, qui lisait l'Odyssée avec tant d'enthousiasme et
qui y retrouvait, au lieu d'un poème classique, la naïveté de l'ima-
gination primitive, a senti quelque chose d'homérique dans la vieille
poésie du peuple allemand. C'est au moment où il lisait Homère, où
il en traduisait maintes pagdl^ où il en détachait des fleurs d'or pour
les semer dans ses lettres familières ' , c'est à ce moment-là même
qu'il écrit tant de lieds merveilleux et qu'il s'approprie les accents
joyeux ou plaintifs ^e la poésie d'instinct, La franchise du sentiment
1 . Il faut 86 rappeler^ entre bien d*autre8, la lettre qu'il adresse à Kcstner
au mois de février 1773 :t Ma sœur tous salue, mes demoiselles vous
saluent, mes dieux vous saluent, nommément le beau Paris à ma droite et
la Vénus d'or de l'autre côté, et Mercure le Messager qui se réjouit des cour-
riers rapides, et qui attacha hier à mes pieds ses belles et divines semelles
d'or, qui le portent avec le souffle du vent à travers la mer stérile et la
terre sans limites. » V. GtBthe et Werther, lettres inédites de Gœthe, traduites
par L. Poley. Paris, 1855, p. 113. *> Gœthe, comme Klopstock, était un pati-
neur hardi et passionné. Ces semelles d'or, que Mercure attache à ses pieds,
c'étaient les patins rapides avec lesquels il volait sur le lit glacé du Mein dans
les matinées a'hiver. U pensait à ces vers de VOdyssée : « Elle dit et attache à.
GCETHE ET SCHILLER. 89
n'est égalée ici que par la simplicité de la forme. C'est Tâme qui
chante, une âme qui a vécu et souffert, mais chez qui toutes les dou-
leurs sont apaisées. Point de cris, point de déclamations, une musique
pénétrante et suave. Quelquefois, en deux ou trois strophes, le poète
dessine des tableaux de la nature qui font penser tour à tour à Albert
Cuyp et à Claude Lorrain. Qu'on lise le Calme de la mer^ V/nno-
cence, le Sentiment ^automne, Sur le lac, le lied nocturne du
voyageur; qu'on lise ces ballades où la naïveté de la légende est asso-
ciée à la perfection de Tart, le Roi de Thulé, le Chant du comte prir
sonnier; et si Ton peut' sentir toutes les délicatesses du texte original,
on comprendra l'espèce de révolution que Gœthe a faite dans la poésie
lyrique. Et pendant qu'il écrivait tous ces petits chefs-d'œuvre, il
méditait de grands poèmes où des pensées philosophiques et reli-
gieuses devaient se produire sous la forme de l'épopée ou du drame.
Mahomet, Prométhée, le Juif errant, attiraient son imagination; il
voulait y représenter, dans une série de symboles, les destinées du
génie et la mission du genre humain. Les fragments qu'il a laissés
de ces œuvres appartiennent à ces quatre années éclatantes (1772-
1776) qui, en consacrant déjà sa gloire juvénile, préparent et annon-
cent tous ses triomphes à venir.
Une période toute différente va commencer. Le jeune duc de
Saxe-Weimar, Charles-Auguste, qui avait perdu son père dans sa
première enfance, venait d'atteindre sa majorité, le 3 septembre i77S.
Sa mère, la propre nièce de Frédéric le Grand, avait un goût très-vif
pour les choses de l'esprit ; nourri des sentiments les plus nobles et
passionné pour la gloire, le jeune prinee était impatient de déployer
ses facultés ardentes, a Je n'ai pas encore vu, disait Frédéric, un jeune
homme de cet âge donner de si belles espérances. » Mais que faire,
dans le calme apathique de l'Allemagne, à la télé d'un État qui ne
pouvait prendre aucune initiative? Il restait à Charles-Auguste le
domaine de l'esprit et des arts; il s'y précipita, on peut le dire, avec
les passions sensuelles de la jeunesse. Cette cour de Weimar, qui
ses pîeds ces belles et divines semelles d*or qui la portent, au souffle du
vent, sur la mer et la terre immense. »
h^ tiicovç* hnù ircaotv t'TriaaTO xvXi wi^a
(Odthii, I, 96-8.}
90 GlCTHE ET SGHlLLEft.
devint plus tard le sanctuaire des Muses décentes i^ratiœ (hfmtes),
commença tout d'abonl par de poétiques bacchanales. Peu de temfps
après son mariage avec la duche^e Louise de Hesse-Damfêtadt,
Charles^ Auguste avait rencontré Gœthe à Francfort, et, déduit ausâ*-
tôt par ce g^ie ardent que venait de consacrer le triomphe de Owtz
et de Werther^ il s*était empressé de l'attacher à sa personne. L'au*-
teur de Werther avait vingt-sept ans lorsqu'il s'établit k Weimar; le
prince en avait dix-huit. Précédé d'une réputation immense, jeune,
passionné, aussi beau (tous ses contemporains l'ont dit), aussi beau
que les jeunes dieux de la Grèce, Goethe entra comme une apparition
idéale au milieu de cette cour de Weimar, séduite et fascinée. Ce fut,
on peut le dire, un éblouissement. Geut--là même que Gœthe allait
détrôner l'accueillaient avec acclamation. Le pdête Wieland, qui
avait été chargé, en 1772, d'achever l'éducation littéraire du jeune
duc ; oui, Wieland, déjà renié ei amèrement par la génération nou-
velle, Wieland pousse des cris d'enthousiasme. « 0 frère très-chéri 1
écri^il à Jacobi le 10 novembre 1776, que te dirai^je de Gcethe? Dès te
premier instant où je l'ai vu, comme il m'a été au cœur!... Mon âme
est pleine *de G<Bthe, .comme la goutte de rosée est pleine des rayons
du soleil qui se lève... Cet homme divin restera, je l'espère, avec
nous plus longtemps qu'il ne l'avait projeté d'abord, et s'il est pos-
sible de faire ici quelque chose de bon, nous le devrom à sa pré-
sence. » Deux mois après il écrivait à Zimmermann : « le viens de
passer neuf semaines avec Gœthe. Nos âmes se sont unies naturelle-
ment, insensiblement, sans le moindre ^fiTort; je vis tout en lui. C'est
Men, sous tous les rapports et de tous les côtés, la plus grande, la
meilleure^ la plus splendide nature d'homme cpie Dieu ait créée'.
Puissé-je le dire au monde entier! Puisse le monde entier connaître,
pénétrer, aimer, comme je le fais, le plus ahnable des hommes! i>
£t pour que le monde entier le connaisse en effet, il multiplie ses
lettres. Écoutez ces belles paroles adressées à Merck : a Connaisses-*
vous un exemple d'un tel fait : un poète aimant un autre poëte d'une
affection si enthousiaste? Il n'y a plus de vie possible pour moi sans
ce merveilleux enfant, que j'aime comme un fils unique^; et comm^
il convient à un vrai père, j'éprouve une joie intime à voir qu'il est
1. n Er ist in jedern Betracht und von allen Seiten da$ groesste, beste, herr^
lichste menschliche Wesen dos Qott gèschaffen hat... » Wieland.
2. « Fur mich ist kein Le6en mehr ohne diesen wunderbaren Knaben... » Vl^ie-
land an Merck.
GOETflE ET SCHILL£R. 91
si bean, qu'il graolit si biea, qu'il me déipasse de la (été, qu'il esi
d4}i ce que je n'ai pu devenir. » Quelques mois après^ dans une piàce
de vers adressée, sous le nom de Psyché, à madame de Bechtoldsheim,
il complétait aiosi ce périrait : c( Soudain un enchanteur a paru au
milieu de nous ! Mais ne crois pas qu'il Boît venu avec un visage
funeste, à cheval sur un dragon. £'était un beau nécromant avec des
yeux noirs, des yeux qui &scinent, et des regards divins aussi puis-*
saats pour donner la mort que pour ravir les âmes..« Jamais^ dans le
monde de Dieu^ un tel fils de l'homme ne s'est levé, «unissant en lui
ioute la bonté et toute la puissance de rhumaaité. » A côié de ces
lignes qui ne font pas moins d'honneur à Wieland qu'à Oeottie lui-
B2ême, on pourrait rassembler encore bien d'autres ténmignages.
Les mots de dieu, déjeune dieu, de jeune Olympien^ «^viennent aans
cesse dans tous ces récits, comme ils seront -continuellement sur les
lèvres de la mère du poëte et sous la plume de Bettina, knrsque Bet^
lina ira recueillir à Francfort les souvenirs de jeunesse du grand
poëte. €( Il s'est levé parmi nous comme une étoile, » dit Knebel. —
c Je l'ai vu, écrira bien des années plus tard l'illustre médecin Hnfe*-
land, je l'ai vu paraître à Weimar dans toute la force et la fleur de ia
jeunesse et des premiers temps de la virilité. Jamais je n'oublierai
Tioipression qu'il produisait, lorsque, revêtu du costume grec, il
jouait le rôle d*Oreste dans son Iphiffénie; on croyait voir un Apollon.
Non, jamais il n'y a eu, comme che2 le Goethe de ce temps-là, une
teUe réunion de la parfaite beauté physique et de la parfaite beauté
intellectuelle. »
Qu'on se le représente, ce jeune dieu, au milieu d'une cour eni-
vrée. S'il reste Gdèle à son génie, au milieu de ces tentations péril-
leuses, c'est alors qu'il justifiera les paroles enthousiastes que je viens
de citer. Une étroite amitié unit bientôt le poëte et le souverain,
Wol%ang et Charles-Auguste. On eût dit tour à tour deux amis
«omme Misus et Enryale, ou deux compagnons intrépides comme les
pei^sonnages des anciens poëmes germains. Ils se tutoyaient et ne
pouvaient vivre l'un sans l'autre. Tantôt chassant, patinant, lançant
leurs traîneaux sur la neige, galopant bride abattue à. travers les
forêts, tantôt préparant les bals, les mascarades^ combinant des inter-
mèdes comme ceux des pièces de Molière, faisant servir la poésie aux
amusements d'un monde frivole, et la réduisant parfois à égayer l'or-
gie, ils jetaient aux vents leur falle jeunesse. Un jour, le patriainbe
de la poésie germanique, le vénérable Klopstock, dans sa retraite de
92 GOETHE ET SCHILLER.
Hambourg, entendit parler des plaisirs effrénés de la œur de Weimar.
On racontait des choses étranges; il était grand bruit de débauches,
d'impiétés joyeuses, de scandales de toute sorte. Le chaste poète
s*émut. Quoi ! Tauteur de Goetz , celui qui a^ait si bien chanté la
vieille Allemagne, ce génie si bien doué sur lequel rAllemagne nou*
Telle avait les yeux, ne craignait pas de compromettre ainsi sa dignité!
Ne savait-il donc pas que la poésie est un sacerdoce ? 11 lui écrit une
lettre d'avertissements et de reproches. La lettre, il faut Tavouer,
était pédantesque et peut-être un peu blessante dans la forme, mais
(joethe aurait dû sentir l'inspiration paternelle qui l'avait dictée. Il
était entraîné alors dans le tourbillon des plaisirs ; il avait fondé un
théâtre d'amateurs (c'est le titre même qu'il porta plusieurs années),
et les plus grandes dames de la cour se disputaient l'honneur d'y
jouer avec lui les premiers rôles. Cette mercuriale chagrine impa-
tienta le fier jeune homme; au moment où tout un monde aristocra-
tique saluait en lui un dieu de l'Olympe, d'où sortait cette voix
morose et de quel droit parlait-elle si haut? Il répondit avec une
froide et hautaine impertinence, à peu près comme le don Juan de
Molière répond à son père don Louis, ou plutôt comme un Lauzun à
peine éknancipé eût r^ndu à un mentor importun; il oubliait qu'il
était (joethe et que ce mentor s'appelait KIopstock. Patience! un jour
viendra, et ce jour n'est pas loin, où il regrettera ces joies turbulentes
et ces paroles coupables. Il aimera la solitude, il recherchera les
occasions de quitter la cour; soit qu'il reste à Weimar dans la jolie
maison que le duc lui a donnée, soit qu'il parcoure le duché sous
prétexte d'aifaires et se cache des semaines entières dans quelque vil-
lage isolé, il rentrera peu à peu en lui-même; ces avertissements de
KIopstock, tepoussés d'abord avec tant d'amertume, ne lui auront
pas été inutiles. Revenu ensuite à la cour après ces heures de médi-
tation et de retraite, il y rapportera la poésie, la gaieté, mais une
poésie qui ne se dégradera plus, une gaieté humoristique et charmante
que l'art ne désavouera jamais. Son ami, son jeune mattre, le duc
Charles-Auguste, subbra aussi l'influence de ces pensées plus sereipes;
la cour se transformera comme le poète, une savante et délicate élé-
gance remplacera bientôt les plaisirs désordonnés. C'est vers cette
époque, eiT 1782, que Gœthe écrivait à Jacobi : <c Laisse-moi me ser-
vir d'une comparaison. Quand tu vois sur un fourneau de forge une
masse de fer incandescent^ tu ne penses pas à toutes les scories qui y
sont cachées, tu ne soupçonnes pas cet alliage impur qui va se déga-
GCETHE ET SCHILLER. 93
g&r sous les coups du grand marteau. Alors seulement les immon-
dices, que le feu lui-même n*a pu séparer du métal, se dégagent,
elles s*écoulent en gouttes brûlantes , elles s*enTolent en étincelles, et
Tairain sans mélange demeure dans les tenailles du forgeron. U
semble qu'il ait fallu un marteau de cette force-là pour délivrer ma
nature de toutes ses scories et purifier mon cœur. Et combien, corn*
biai d'immondices s*y cachent encore ! » Confession naïve et tou-
chante chez un tel esprit ; celte vie de cour, cette vie de plaisirs, que
bien des envieux lui reprochaient, ce n'était plus pour lui désormais
que le grand marteau de la forge. A Strasbourg, à Wetzlar, à Franc-
fort, son cœur avait brûlé comme le fer dans la fournaise ; à Weimar,
au sein des dissipations voluptueuses, le grand marteau frappait, et
tandis que les scories jaillissaient en étincelles, le pur métal se déga-
geait d'heure en heure.
U est difficile de résumer en une page un^ période comme celle-là,
période stérile et vide en apparence, très-remplie en réalité, mais
dun travail secret. Les dix années du premier séjour de Gœthe à
Weimar (1776-1786) pourraient fournir le sujet dtine étude morale
aussi neuve, aussi intéressante, mais à un point de vue opposé, que
les souffrances du jeune Werther. Ces milliers d'étincelles dont
Gœthe nous parle dans sa lettre à Jacobi, c'étaient ces poésies de
cour, ces strophes, ces épigrammes, ces petites comédies légères
comme ie Frère et la sœur, ces petits opéras^<x)miques tels que Lila,
Jéry et Bately, œuvres de chambellan poétique, bien peu dignes de
l'auteur de Goetz et de Werther. Laissez jaillir ces étincelles, l'airain
n'en sera que plus pur. Lorsque Gœthe, inquiet, mécontent de lui-
même, va se cacher dans quelque village ou dans les montagnes du
flarz, il retrouve sa poésie aussi fraîche qu'au premier jour, aussi
fraîche et plus pure ; car ce regret du temps perdu, ces aspirations
vers ridéal enfui, ce désir de solitude et de recueillement, tous les sen-
timeats qu'ont éveillés en lui les turbulentes années de Weimar lui
lévèlent peu à peu le secret d'une beauté majestueuse que sa jeu-
nesse ne soupçonnait pas. C'est dans une auberge de village qu'il
écrit le Roi des Aulnes; c'est à la suite d'une de ces excursions qu'il
écrit une autre belle pièce lyrique, le Voyage duHarz; des romans,
des drames, des poèmes ]se dessinent dans son imagination; il en
trace les premières ébauches ; mais au lieu de s'y jeter avec fougue,
au lieu de les enlever vivement, rapidement, en quelques semaines,
comme il a fait pour Werther et pour Gœtz, il les médite à loisir,
04 GCETHB ET SCHILLER.
il vise à une forme pure, sereine, à une sorte de perfection idéale.
Wilhehn Meister, Torquata Tasso , Egmont , Iphigénie , Ftntst,
Hermamt et Dorothée occupent tour à tour sa pensée. Avec quelle
joie il va de Tune à Fautre , les prenant et les quittant tour à tour \
Cependant toutes ces belles images n'existent encore qu'à moitié; œ
sont des ombres, des fantômes qui demandent à vivre; d'où vient
qu'il ne se décide pas à leur donner la forme suprême? Est-ce indif-
férence ou défiance de ses forces? Pendant ce temps-là, de jeunes
poëtes se lèvent; Heinse, Klinger, Schiller reprennent avec fougue,
et au point où l'a lai^ l'auteur de Gœte, le mouvement de rassaut
etderimtption, Sturm vnd drang^ c'est le titre même d'un drame
de EKnger. Les Brigands de Schiller (1781), d'un bout de l'Alle-
magne à l'autre, passionnent toute la jeunesse; Goethe, naguère
encore l'orgueil et l'espérance des générations nouvelles, n'est plus
considéré que comme qp poète de cour; on croit que Weimar a
épuisé son génie.' Encore une fois, pourquoi ne se hâte-t-il pas de
donner la forme et la vie à tant d'inspirations, à tant de figures à
demi ébauchées qui l'entourent comme une famille invisible? H ne
se rend pas compte lui-même du motif qui Tairête; il jouit en silence
de ces belles formes qu'il médite , sans trop s'inquiéter du moment
où il réalisera ses projets. Un jour cependant, en 1786, occupé à
faire une édition de ses œuvres , ayant à rassembler autour de Gœtz
et de Werther toutes ses pièces lyriques, toutes ses petites comédies,
ses intermèdes, ses opéras, et aussi maints fragments en prose,
maintes esquisses de poésie, il est effrayé de voir un si grand nombre
de plans qui attendent l'inspiration de l'artiste, et il se demande le
motif de son retard. Des marbres vaguement dégrossis encombrent
son atelier; il est bien temps qu'il prenne le ciseau et qu'il tire dé
tous ces blocs les figures sublimes qu'il entrevoit. Mais non , il ne
peut. Pour^la beauté qu'il a conçue, une éducation nouvelle est néces-
saire. Cette Allemagne sans forme, sans contours arrêtés ^ lui four-
nissait bien des inspirations et des couleurs quand il écrivait les
œuvres ardentes de sa jeunesse; s'il veut réaliser à présent les types
de son idéal, il faut qu'il aille au pays de la lumière. Voilà, il le
sait aujourd'hui, le secret instinct qui l'empêchait de se mettre à
1. Expression de Gœthe : « Aus Italien dèm formreichen war ich in das
gestaltïose Deutsehland z,urûchg€wiesen,.,n Voyez Fouvrage intitulé : Morpho-
iogie, Geschickte meines botanischen studium*$, %• chapitre.
GOETHE ET SCHILLER. 95
rœuYre ; il ne se amtait pas assez fort tant qu'il n'aTait pas vu le ciel
de Naples et les horizons de la campagne romaine.
L'Italie ! l'Italie ! il en rèTait cfêjà, tout enfant, quand il admirait
les paysages napolitains dans la collection, de son père; maintenant
qu'il sent le besoin d'acheter son éducation d'artiste , son parti est
prâ* Le duc sait ses {nrajets; nudame de Stein, la sœur de sa pen^
sée, la directrice de son génie, est aussi dans la confidence. Nul
autre n'en sera informé. U faut qu'il parte et qu'il parte seul. Pen-^
dant l'été de i786, le duc est aux eaux de Garisbad ayec une partie
de sa cour; Gcethe l'a accompagné, Herder aussi , Herder redevejm
après bien des refroidissements l'un des amis intimes de Goethe, et
qui lui liichaque semaine un nouveau chapitre de son grand ouvrage,
les Idées sur la philosophie de V histoire de f humanité. Si Herder
éprend que Gœlhe se dispose à partir pour l'Italie, il voudra partir
avec lui. Non, Gœthe a besoin d'être seul; il veut s'arracher à son
passé, et se plonger sans distraction dans l'étude du génie antique et
de l'immortelle nature^ Le 3 septembre 1786, quelques jours après
que ses amis ont fêté avec lui le trente-septième anniversaire de sa
naissance, en pleine nuit, à trois heures du matin , il se glisse furti-
vemenl dans une chaise de poste et se dirige vers le pays où fleu^
rissent les citronniers^
Voilà Gœthe à Venise, à Florence, à Rome, à Naples et à Palerme,
Toat ce cortège de poétiques figures ébauchées dans son imagination,
Faust, Wilhelm Meister, Bermann et Dorothée, raccompagnent au
milieu des enchantements de Naples et de la Sicile. Il écrit à Flcv*
lence, sous les ombrages des Caséines, les scènes les plus heureuses
de Torquaio Tasso , et c'est à Rome qu'il termine Iphiffénie. Il y a
vingt-sept ans, un de nos poètes visitant aussi l'Italie contemplait
le Campo Vaccino et se répandait en plaintes éloquentes sur tant de
beaux noonuments détruits ou déshonorés. L'image de Gœthe qui
venait de mourir lui apparaît au milieu de ces déccNubres; Rome,
Gœthe, ces deux grands noms s'unissent naturellement dans son
chant de douleur :
Et toi, divin amant de cette chaste Hélène,
Sculpteur au bras immense, à la puissante haleine,
Artiste au front paisible avec les mains en feu,
Bayon tombé du ciel et remonté vers Dieu ;
0 Gœthe, 6 grand vieillard, prince de Germanie 1
^6 GOETHE ET SCHILLER.
Penché sur Rome antique et son màie génie,
Je ne puis m 'empêcher, dans mon chant éploré,
A ce grand nom croulé d'unir ton nom sacré...
M. Auguste Barbier a raison; le souvenir de Goethe est étroite-
ment associé au nom de Rome. Bien que Fauteur de Torquato Tassa
n'ait guère séjourné que dix-huit mois en Italie, ce voyage est mie
époque décisive dans sa carrière. L*amant de la forme, l'amant de
cette chaste Hélène, comme l'appelle le poète du Pianto, revint de
Rome et de Florence avec des richesses nouvelles. Les œnceptions
poétiques de Weimar avaient enfin revêtu un corps splendide. La
beauté, la beauté pure, sereine, inaltérable, la beauté des dieux de
l'Olympe et des peuples du Midi, comprise avec le sentiment pro*
fond d'un homme du Nord, avait remplacé dans son imagination la
puissance désordonnée de Shakspeare et les complications de l'art
gothique. Les premières œuvres qu'il publie à son retour, Iphigénie
en Tauride (1787), Egmont (1788), Torquato Tasso (1790), attes-
tent la transformation de son génie. Par l'élévation de la pensée, par
la simple et' solennelle ordonnance delà composition, Iphigénie e&i
certainement une des grandes pages de l'art moderne. La France la
connaît à peine de nom ; l'Allemagne en est fière comme d'une créa-
tion aussi originale que savante, et la met au premier rang parmi les
chefs-d'œuvre du poëte. Gœthe a-t-il voulu donner dans son Iphigénie
une reproduction de la poésie antique? Non, certes; ce n'est pas là ce
qu'il a cherché, ce n'est pas là non plus ce qu'on admire en Allema-
gne. Ij Iphigénie de Gœthe est une œuvre moderne et surtout une
œuvre germanique. On peut blâmer ce mélange de la philosophie
religieuse de l'Allemagne et des souvenirs de la tragédie athénienne ;
tel fut dès l'origine le sentiment de Schiller, et deux éminents criti-
ques de nos jours, M. Patin, dans ses Études sur les tragiques grecs ^
M. Julien Schmidt, dans son Histoire de la littérature allemande au
dix-neuvième siècle, ont porté, par des motifs différents, un même
jugement sur ce procédé de l'auteur. Mais ce procédé une fois admis,
comment ne pas admirer la merveilleuse poésie des détails et surtout
cette dialectique morale qui fait oublier labsence de l'action? Les
péripéties du drame se déroulent dans l'âme des personnages. La
conclusion est d'une admirable beauté philosophique, et l'impression
qui en résulte est aussi élevée que bienfaisante. La liberté triomphant
d'une fatalité odieuse, la civilisation triomphant de la barbarie, sont
GOETHE ET SCHILLER. 97
représentées par la sœur d'Oreste avec une grâce incomparable. Une
yierge accomplit ces miracles, et quand on la voit, si forte en sa dou-
ceur, délivrer le martyr des Euraénides, soumettre les barbares ins-
tincts du roi des Scythes, en un mot réconcilier Thomme avec lui-
même, on ne sait plus en vérité si cette vierge est une prétresse de
Diane ou une madone chrétienne.
Cette union de Tantiquité et du christianisme devait charmer l'es-
prit contemplatif de l'Allemagne et satisfaire son goût des symboles.
La nouveauté des idées, la simplicité extrême de la composition
déconcertèrent d'abord les admirateurs du poète ; accoutumés, nous
dit-il, aux ardentes peintures de ses premiers écrits, ik s'attendaient
à ime œuvre berlichingienne ^ Peu à peu cependant l'inspiration de
Goethe fut comprise, et il n'est pas d'œuvre moderne en Allemagne
qui soit étudiée avec plus de ferveur par les esprits d'élite. Schiller,
qui eu admirait d'ailleurs le caractère moral, y trouvait trop de
casuistique; cette casuistique a été pour d'éminents penseurs un sujet
de méditations fécondes. \! Iphigénie allemande est commentée
aujourd'hui par les philosophes, les historiens littéraires et les artis-
tes, comme Faust et la Divine comédie.
Le drame A'Egmont^ dont Gœthe avait ébauché le plan depuis
plus de douze années et qu'il acheva en Italie pendant l'été de 1787,
ne saurait ofirir la simple et magnifique unité de composition qui
recommande Iphigénie en Tàuride. Les deux systèmes de l'auteur
s'y produisent à la fois. A côté de scènes populaires qui rappellent
Gœtz de Berlichingen, le poëte a tracé des peintures morales, des
développements psychologiques où la réflexion remplace le mouve-
ment et la vie. Madame de Staël a glorifié Egmont comme la plus
beUe tragédie de Gœthe ; les critiques allemands les plus autorisés y
signalent des disparates de ton qui nuisent à l'harmonie de l'ensem-
ble. Mais que de traits profonds ! que de beautés éparses ! comme le
caractère d'Egmont, contraire à l'histoire, il faut le reconnaître, est
finement conçu et finement représenté! Quelle grâce, quelle légèreté
même dans son héroïque ardeur ! Avec quel art cette figure de Clara,
si douce, si dévouée, est jetée au milieu des émotions du dY*ame !
Goethe excelle dans ces contrastes. Ce personnage de Clara n'est pas
seulement une des plus pures créations de la poésie allemande ; il
!. Voyez la partie des Mémoires de Gœthe qu'il a intitulée Annales : Et-
was Berlichingisches erwarteten. ,
ToiiMX.-»37*Lifniioii. 7
98 GOETHE ET SCHILLER.
nous révèle, dans ses plis l&é plus secrets, une pensée qui domine
iouie la vie du poète. L'auteur à'Egmont n'admet pas que les plus
grands éTénements de rbistoire, les intérêts les plus urgents de la
chose publique puissent gêner le libre développement de la vie indi-
viduelle. Dans répisode d'ËgmonLet de Clara^ Gœtbe revendique le
droit de l'individu, comme il le revendiquera plus tard pour lui-
même, comme il l'exercera, sans se soucier des reproches de l'opi-
nion, au milieu des angoisses ou des malheurs de la patrie. Ici, du
moins, tout est concilié : la liberté de la vie intime ne détruit pas le
sentimeut du devoir public ; l'indifiérence égoïste qu'on a trop juste*
mmt reprochée à Gœthe ne so^ille pas un instant l'âme généreuse
de l'amant de Clara; et au moment de tomber sous la hache, il peut
jeter fièrement ces paroles qui présagent l'affranchissement de son
pays : a Peuple, défends tes biens I Pour sauver ce que tu as de plus
cher, tombe avec joie, comme je t'en donne ici l'exemple. >>
Torquato Tasso est encore une des œuvres conçues par Gœtbe à
Weimar, et remaniées par lui de fond en comble pendant son voyagje
d'Italie. Le jour où il s'embarqua pour la Sicile, au mois de février
1787, il emportait le plan complet de son drame et les deux pre*
niiers actes, déjà rédigés en prose. S'il l'eût exécuté d'après ce plan
et dans le ton qu'il avait choisi d abord, la pièce eût été une confes^
sion volontiers mélancolique des inquiétudes de son esprit à la cour
de Weimar. Sous le soleil italien, à la clarté de ce ciel d'azur reflété par
les flots d'Homère et de Virgile, les brouillards allemands se dissipa
rent. Quand le navire aborda au port de Palerme, toute l'économie
du drame était changée , et déjà les personnages se nM>uvaient dans
l'imagination du poète, parlant non plus en prose, mais dans le lan-
gage des dieux. L'année suivante, au printemps de 88, comme il
retournait à petites journées en Allemagne, il voulut se faire une
occupation poétique pour se distraire des ennuis de la route, pour se
consoler surtout de quitter cette terre d'enchantements; il revint à oe
Torquato Tasso qu'il avait conçu de Maples à Palerme. Composé
ainsi en pleine lumière, écrit sous les dernières impressions que lui
laissait l'Italie, on ne s'étonnera pas que ce drame soit une transfigu-
ration si parfaite des sentiments qui l'avaient inspiré d'abord. Gœibe
aimait ces confessions qui étaient pour lui un moyen d'écarter de
fâcheux souvenirs ou de se délivrer des soucis de son âme ; la confes-
sion est dissimulée cette fois avec tant d'art qu'on en est réduit aux
conjectures. Les critiques allemands en sont encore à se demander
GŒTHE ET SCHILLER. 99
qad est le véritable sujet de Torguaio Tasso. Artiste et poète dans
ane société d'hommes de cour, Goethe avaii-^il souffert de ce con-
inste? en avaii-îl souffert simplement par réflexion et, si l'on peut
ainsi parler, d'une manière idéale ? ou bien avûtril connu en léalité
les pénibles émotions de son héros? Faut-il croire que l'auteur de
Werther, comme le Tasse avee Antonio, ait été exposé à l'un de ces
eonflits où la froide expérience du courtisan triomphera toujours de
l'irritable sensibilité du songeur? Que ce conflit ait existé ou non,
il suffit que Gœthe en ait pressenti l'amertume, et ii a composé son
drame du Tasse. En un mot , comme l'a dit un des plus intéressants
biographes de Gœthe, M. Henri Viehoff : a Le sujetde Torquato TassOy
c'est la lutte du réalisme et de l'idéalisme sur le terrain où Gœthe se
trouTait placé à Weimar, la lutte du poète et de la vie de oour« d Au
moment de reprendre cette existence brillante, flatteuse, où il regrefr-
lait si souvent la solitude et la liberté, il avait besoin de régler ses
comptes avec lui-même. L'oBUvre accomplie, son âme fut soulagée;
la lutte était apaisée au fond de son coeur. Le Tasse, dans la d^nière
scène, se réconcilie avec Antonio ; il s'attache à l'homme qu'il pro*-
voquait la veille, comme le matelot s'attache au roc contre lequel il
devait échouer; ainsi chez Goethe le génie de l'idéal triomphe de ses
révoltes intérieures et se soumet à la réalité. Le poète n'y perdra
rien : <c La nature, s'écrie le Tasse, m'a donné une voix mélodieuse
peur égaler par mes lamentations la profondeur de ma peine. Tandis
([oê chez d'autres la douleur étouffe la voix, un dieu m'accorda de
dire combien je souffre. » N'oublions pas ces détails; rappelon&-nous
ees transformations et ces complications du drame de Gœthe, si nous
voulonâ le comprendre ; œuvre languissante au point de vue du théâ-
tre, Torquato Tasso offre au penseur et au poète les plus délicates
analyses revêtues de tous les prestiges du style.
Une biographie complète de Goethe exigerait plus d'un volume. Sa
pensée a toujours été si active, son cœur a été toujours si occupé; il y
a eu dans sa vie des épisodes si nombreux ; tant d'hommes diversement
remarquables, tant de fennnes aussi , à des titres bien différents, ont
été mêlés à son existence, que l'histoire du développement du poète
soait le tableau méiriedeson siècle. Dans la période où nous sommes
arrivés j'aurais à signaler ses études d'histoire naturelle, commencées
à Weimar, poursuivies en Italie, et dont les premiers résultats furent
puUiés en 1790 ; je devrais raconter la rencontre qu'il fit de Chris-
tiaoe Yulpiuft, ses rapports avec elle, ce demi^mariage qui s'ensui-
400 GOETHE ET SCHILLER.
vit, et toutes les conséquences fâcheuses qui en résultèrent pour Fau-
teur à'Egmont^ soit vis-à-vis de la société de Weimar, soit vis-à-vis
du public et de la nation tout entière ; il faudrait parler des modifica-
tions profondes , inattendues, que son voyage dltalie avait opérées
dans ses sentiments religieux ; de son antipathie contre le christia-
nisme , de sa haine de la croix , haine toute personnelle , sans nul
désir de prosélytisme, sans le moindre accès d'intolérance, mais déci-
dée, tenace, assez tenace au moins pour Tempécher quelques années
après d'être le parrain de Tun des enfants de Schiller, et qui, heu-
reusement adoucie à la longue, finit par s'efiacer devant une intelli-
gence impartiale du cœur de Thomme et de ses besoins sublimes.
Je ne pourrais me dispenser enfin d'expliquer sa rupture avec sa
noble amie de Weimar, cette spirituelle Charlotte de Stein qui avait
été si longtemps la dépositaire de ses plus secrètes pensées ; et com-
ment ne pas suivre d'année en année ces autres confidents intimes de
sa vie, ces lieds^ ces strophes, ces épigrammes, tous ces vers tristes
ou joyeux qu'il semait sur son chemin à toute occasion et qui fai-
saient de son existence une poésie continuelle? Il avait publié en
1790 ce petit livre, ia Métamorphose des plantes^ par lequel il pré-
ludait aux découvertes de l'illustre botaniste de Candolle; quelques
années après, il écrivait sous le même titre une pièce de vers vrai-
ment exquise où il expliquait à Ghrisliane Vulpius le sens moral de
son ouvrage. Poésie, pensée, science, tout cela ne fait qu'un avec sa
vie \ pour tracer l'histoire de ses écrits, il faudrait, comme M. Yie-
hoiT ou M. Lewes, le suivre de semaine en semaine et presque de
jour en jour. Mais nous avons ici un sujet plus spécial ; ce que nous
devons rassembler dans cette rapide esquisse, ce sont les traits essen-
tiels de ce grand poète, les phases principales de sa carrière, afin de
faire comprendre au lecteur dans quelle situation d'esprit se trouvait
Gœthe lorsque Schiller devint son ami, et quelle espèce de services
un tel ami pouvait lui rendre.
A l'époque où nous sommes parvenus, Gœthe déploie encore avec
ardeur ses facultés créatrices. Il a renouvelé son inspiration en Italie,
et trois chefs-d'œuvre, Iphigénie, Egmont^ Torquato Tasso, ont
inauguré sa seconde manière. Une période moins heureuse s'ap-
proche. La France de 89 vient de se lever, et l'âme de Gœthe,
amoureuse désormais de l'ordre et de l'harmonie, est affectée péni-
blement par ces secousses extraordinaires. A l'heure même où le
généreux élan de 89 enthousiasmait les meilleurs esprits de l'Aile-
I
GOETHE ET SCHILLER. 101
magne, où Elopstock, Schiller, George Forster, Guillaume et
Alexandre de Humboldt s'associaient si noblement à nos espérances,
l'auteur d'Egmont et de Gœtz de Berlichingen méconnaissait de la
foçon la plus mesquine les éyénements de la France. Le tumulte de
la révolution lui en cache la grandeur; il n'y voit qu'une explosion
fortuite des passions humaines. Cette méprise porta malheur au
poète; les comédies et les satires dans lesquelles il essaya de ridicu-
liser le mouvement de 89 sont certainement les plus médiocres de
ses œuvres. Déjà très-frappé de l'affaire du collier de la reine, à
laquelle il attribuait une importauce exagérée, il avait recueilli avi-
dement en Sicile toutes sortes d'informations sur Cagliostro, et de
cette enquête était sortie une ennuyeuse comédie, intitulée le Grand
Cophte (1790). Les comédies qui suivent sont plus faibles encore.
Le Citoyen général (1793), les Exaltés (1793), ne nous offrent
qu'une froide parodie des sentiments qui passionnent la France et
l'Europe. Les Entretiens des émigrés allemands (179S) attestent
déjà une pensée plus impartiale; mais combien l'invention est lan-
guissante, si on la compare aux événements qui l'inspirent! Goethe
sera plus heureux quelques anilées plus tard, lorsque dans Hermann
et Dorothée il glorifiera en beaux vers les pures émotions de 89 et
flétrira les forfaits de la Terreur. Parmi les écrits du poëte qpi appar-
tiennent à cette période, il faut mentionner encore la Campagne de
France et le Siège de Mayence; le poëte, qui avait accompagné son
souverain à l'armée du duc de Brunswick, nous donne le journal de
sa vie pendant les campements et les batailles. Ce sont là du moins
des pages intéressantes pour l'histoire de sa pensée; on ne connaît
Goethe qu'à demi, si on ne Ta pas vu s'occuper de ses travaux d'op-
tique et versifier le Reineke fuchs au milieu de ces luttes mémo-
rables où fut consacré le drapeau de la France nouvelle.
Que devenait cependant l'espri^ public de l'Allemagne? Quelle
direction suivaient la poésie et les lettres? J'ai déjà dit qu'une géné-
ration nouvelle s'était levée ; Schiller en est le chef. Tandis que le
génie de Gœthe semble décliner, tandis qu'il s'enferme du moins
dans des études toutes personnelles et parait se soucier assez peu des
jugements de la foule, Schiller grandit tous les jours. Il a poursuivi
avec fougue la révolution littéraire et morale commencée par l'aur-
teur de Gœtz et <Je Werther^ de Stella et de Clamjo; il a écrit les
Brigands^ Intrigue et Amour ^ la Conjtiration de Fiesque, don
Carlos; il est allé ensuite demander des inspirations nouvelles à la
{02 GOETHE ET SCHILLER.
philosophie, il est devenu le disciple d'Emmaauel Kant ; il pense,
il ehercbe, il croit ayoir découvert la loi souveraine du beau dana le
principe de la liberté morale, d'une liberté active, créatrice, toujours
en éveil, qui dégage sans cesse la personne humaine des entraves
des sens et de la nature. Or, soit que Schiller passionne la jeunesse
au théâtre, soit que par ses théories il agite le naonde littéraire, tous
ses écrits sont antipathiques à Gœthe. En 1793, Schiller a puUié
dans un recueil célèbre une dissertation Stir la grâce et la dignité S
et Gcethe a cru y reconnaître une condamnation expresse de ses
écrits ; Tauteur y parle avec dédain de ces génies qui se contentent de
jouir, qui produisent sans efforts, sans désir de se façonner, de se
perfectionner eux-mêmes, de ces génies chez lesquels la nature seule
est en jeu, sans que la liberté morale intervienne. L'application de
œtte théorie à la personne de Goethe a beau être excessive et injuste,
il est impossible de se méprendre sur rintention de Schiller; le hardi
jeune homme exprimait ici avec une éloquente amertume la pensée
de ses contemporains. Et d'où venaient ces cruelles paroles? de
l'UniTersité d'Iéna. léna, comme go sait, appartient au duché de
Saxe-Weimar; Gœtbe, devenu l'un des dignitaires de l'État, avait
précisément dans ses attributions la surveillance de cette illustre
école. 11^ faisait de fréquentes visites, il s'intéressait à ses coller
tîons, à ses travaux, aux hommes qui en étaient l'honneur; les
naturalistes surtout, Loder, Batsch, étaient en relations intimes
avec lui. Quant à Schiller, qui y professait la philosophie de l'art
depuis le printemps de 1789, il l'évitait avec une sorte de répu-
gnance qui cachait sans doute une généreuse honte bien plutôt
qu'une vulgaire antipathie. On eût dit que la présence de Schiller
était un rq>roche pour Gœtbe. Que de contrastes, en effet, et que
de contrastes chaque jour plus accusés entre ces deux hommes!
Gœthe a méconnu la révolution^ Schiller l'a saluée d'un cri d'en-
thousiasme. Gœthe s'amuse à persifler la Terreur; Schiller veut
adresser à la Convention la défense de Louis XVI. Gœthe est devenu
le poëte des princes; Schiller est le poète de la jeunesse. Gœthe,
en philosophie, a pour maître Spinosa; Schiller est le disciple de
celui qui aimait à contempler le ciel étoile aunlessus de nos têtes et
la loi morale au fond de nos coeiers, Gœthe, après la première
explosion de son génie, s'arrête et se renfenpe en lui-même;
I. Veber Ammth icnd Wàrde, dans la Nawelh Thaliê, f Inraison, 1793.
i
GOETHE ET SGHILLEP. 103
Schiller, après ses premiers drames, prend un nouvel élan et veut
se faire tout à tous. Goethe s*est donné pour compagne une femme
simple et bonne, mais peu digne de lui, incapable du moins de
s'associer à sa pensée, d'entretenir et d'élever son inspiration;
Schiller a épousé une créature d'élite, une femme qui épure et
affine son intelligence, qui l'aide à se débarrasser chaque jour des
grossiers instincts, des penchants déclamatoires du premier âge, qui
l'encourage à monter, à gravir les sommets, à s'élancer toujours
plus haut vers l'idéal. . •
Mais il faut reprendre tout cela en détail. Nous savons ce qu'était
Gœthe en 1794; plaçons en face de lui la vivante figure de
Sditller.
(ta mite à la ptoehaioe IWrahon.)
3
LE CABALISTE HANS WEINLAND
CONTE FANTASTIQUE
é t'^C'Jc^ Of c/ .'r -
< fin
PAR H., ERGRMANN-GHATRIAN
Notre professeuv de métaphysique Hans Weinland était ce que les
cabalistes appellent un archétype^ grand, maigre , le teint plombé,
les cheveux roux, le nez crochu, Tœil gris, la lèvre ironique sur^
montée d'une longue moustache à la prussienne.
Il nous émerveillait tous par les évolutions de sa logique, par l'en-
chainement de ses arguments, par les traits moqueurs, acérés qui
lui venaient aussi naturellement que les épines sur un buisson de
ronces.
Malgré toutes les traditions universitaires, cet original portait
d'habitude un grand chapeau tromblon surmonté d'une plume de
coq, une redingote à brandebourgs, des pantalons très-larges, et des
bottes à la hussarde ornées de petits éperons d'argent, ce qui lui
donnait une tournure assez belliqueuse.
Or un beau matin, maître Hans qui m'aimait beaucoup, et m'ap-
pelait parfois, en clignant les yeux d'une façon bizarre, — le fils du
dieu bleu, — maître Hans entra dans ma chambre et me dit :
— Christian, je viens te prévenir que tu peux chercher un autre
professeur de métaphysique... Je pars dans une heure pour Paris.
— Pour Paris ! — Qu'allez-vous faire à Paris?
— Argumenter, discuter, ergoter... que sais-je? — fit-il en haus-
sant les épaules.
— Alors autant rester ici.
— Non, de grandes choses se préparent... Et d'ailleurs j'ai d'ex-
cellentes raisons pour détaler.
Puis, allant entr'ouvrir la porte et voir si personne ne pouvait
nous entendre, il revint et me dit à l'oreille :
— Tu sauras que j'ai passé ce matin une rapière de trois coudées
dans le ventre du major Krantz.
LE GABALISTË HANS WEINLAND. 105
— Vous?
— Oui. — Figure-toi que cet animal avait poussé l'audace jus-
qu'à me soutenir hier, en pleine brasserie Gambrinus, que Fâme est
une pure a&ire d'imagination. — Naturellement je lui ai cassé ma
chope sur la tête... — Si bien que ce matin nous sommes allés dans
un petit endroit tout près de la rivière, et là je lui ai servi un argu-*
ment matérialiste de première force.
Je le regardai tout ébahi.
— Et vous partez pour Paris? repris-je après un instant de silence.
— Oui. — J'ai touché mon trimestre il y a trois ou quatre jours.
— Cet argent me suffira pour le voyage... Mais il n'y a pas une
minute à perdre... Tu connais la rigueur des lois sur le duel... Le
moins qui pourrait m'arriver serait de passer deux ou trois années
sous les verrous, et ma foi ! je préfère prendre la clef des champs.
Hans Weinland me racontait ces choses assis au bord de ma table
et roulant une cigarette entre ses longs doigts maigres. — Il me
donna ensuite quelques détails sur sa rencontre avec le major Erantz,
et finit par me dire qu'il venait me demander mon passe-port à l'é-
tranger, sachant que j'avais fait récemment un tour de France.
— Il est vrai que j'ai quelque huit ou dix ans plus que toi, me dit-
il en terminant, mais nous sommes tous les deux très-roux et très-
maigres... J'en serai quitte pour faire couper mes moustaches.
— Maître Hans , lui répondis-je tout ému , je voudrais pouvoir
îoos rendre le service que vous me demandez, mais cela m'est im-
possible... C'est contraire à mes principes philosophiques.. • — Mon
passe-port est dans le tiroir de mon secrétaire, à côté de la liaison
pure de Kant... Je vais faire un tour sur la place des Acacias...
— Cest bon ! c'est bon ! di(-il, je comprends tes scrupules, Chris-
tian; ils t'honorent, mais je ne les partage pas... — Embrassons-
nous. .. Je me chaîne du reste !
Quelques heures plus tard, toute la ville apprit avec stupeur que
le professeur de métaphysique Hans Weinland avait tué le major
Knntz d'un furieux coup de rapière.
La police se mit aussitôt à la recherche du meurtrier ; elle fouilla
de fond en comble son petit logement de la rue des Alouettes, nmis
toutes ses recherches furent inutiles.
On enterra le major avec les honneurs dus à son grade, et durant
six semaines il ne fut question que de cette affaire dans les brasseries,
puis tout rentra peu à peu dans l'ordre accoutumé.
106 LE GABALISTE HANS^BINLÂND.
Environ quinze mois après cet événement étrange, mon digne
oncle le prorecieur Zacharias m'envoya compléter mes études à Paris;
il désirait me voir succéder un jour à sa haute position ; rien ne loi
ooutait pour £Biire de moi, comme il disait, un flalnbeau de la
science.
Je partis donc à k fin du mois d'octobre 1831 .
Sur la rive gauche de la Seine , entre le Panthéon , le Val-d^-
Grâce et le Jardin des Plantes s'étend un quartier presque solitaire.
— Les maisons y sont hautes et décrépites , les rues fangeuses , la
population déguenillée.
Quand il vous arrive d'égarer vos pas dans cette direction, les gens
s'arrêtent au coin des rues pour vous observer ; d'autres s'avancent
sur le seuil de leurs tristes masures, d'autres penchent la tète à leurs
lucarnes*. • — Ils vous regardent d'un air de convoitise, et ces regards
vont jusqu'au fond de vos poches.
A l'extrémité de ce quartier, dans la rue Copeau, s'élève une mai-
son étroite , isolée entre d'antiques murailles de d&ture, parsiessus
lesquelles s'étendent les rameaux nows de quelques ormes cente-
naires.
Au pied de cette maison s'ouvre une porte basse, voûtée... — Au-
dessus de la porte brille la nuit une lanterne suspenrdue à une tige
de fer... Au-dessus de la lanterne, trois fenêtres chassieuses miroi-
tent dans Tombre; plus haut, trois autres*.. Ainsi de suite jusqu'au
sixième.
(Test là, chez la dame Crenti, Teuve du sieur Cîenti , ex-brigadier
de la garde royale, que je fis transporter ma malle et mes livres, sur
la recommandation expresse de M. le doyen Van den Bach, qui se
souvenait avoir habité le susdit hôtel du temps de l'empire.
Je frémis encore en songeant aux tristes jours que je passai dams
cette abominable demeure, assis en hiver près de ma petite cheminée
qui donnait plus de fumée que àe chaleur, abattu, malade, obsédé
par la dame Genti, qui m'exploitait avec une rapacité vraiment
incroyable.
Je me souvimdnai toujours qu'après six mois de brume, de plaie,
de boue et de neige, un matin qn'il faisait un peu de solâl, et
* qu'ayant franchi la grille du Jardin des Plantes, je vis les pns-
nûers festons de lierre s'emt>uler autour des arbres, mon émo4ion
fîit telle, qu^ll me fallut m'asseoir et foodre en larmes comme VQ
enfant.
LE GABALISTE HANS WEINLAND. 107
J'aiîtts pourtant alors vingt-deui ans^ mais je songea» aux vêtis
sapins du Schwartz-Wald ; j'entendais nos jeunes filles chanter d*mie
voix joyeuse :
Tra, ri, ro, l'été vient encore une fois I
Et moi j*étais à Paris, je ne voyais plus le soleil, je me sentais seul,
abandonné dans la ville immense... Mon coeiar débordait enfin, je n'y
tenais plus; ce peu de verdure m'avait remué jusqu'au fond des
entrailles : — H est si doux de pleurer en songeant à son pays I
Après quelques instants de faiblesse, je rentrai chez moi, ranimé
d'espérance, et je me remis à l'œuvre avec courage... Un flot de jeu^
nesse et de vie avait accéléré les mouvements de mon cœur. Je me
disais : *
— Si l'oncle Zacbarias pouvait me voir, il serait fier de moi 1
Mais ici se place un événement terrible, mystérieux, dont le sou*
Tenir me consterne et bouleverse encore toutes mes idées philosophi-
ques. Cent fois j'ai voulu m'en rendre compte sans y réussir.
Tout en face de ma petite fenêtre, de l'autre côté de la rue, entre
deux hautes masures, se trouvait un terrain vague où croissaient en
abondance les herbes folles : le chardon, la mousse, les hautes orties
et les ronces, qui se plaisent à l'ombre.
Cinq ou six pruniers s'épanouissaient dans cette enceinte humide,
fermée sur le devant par un vieux mur de pierres sèches. Un éeri*
teau en bois surmontait la muraille décrépite, et portait :
Terrain à vendre... 425 mètres... S'adresser à M. Tiraco,
notaire, etc.
Une vieille futaille écartelée et vermoulue recevait l'eau des gouttières
du voisinage, et la laissait fuir dans l'herbe. Des milliers d'atomes
aux ailes gazeuses.... des moustiques, des cousins, des éphémères
tooriMlloiinaient sur cette mare verdàtre ; et quand un rayon de sd«il
y tombait par hasard entre les toits, on y voyait pulluler la vie
eomme une poussière d'or; deux grenouilles énormes montraient
alors leur nez camard à la surface , traînant leurs longues jambes
filandreuses sur les lentiUes d'eau, et se gorgeant des insectes qui
s'engouffraient dans leur goitre par milliards.
Enfin, au fond du cloaque s'avançait en visière un toit de planches
humides et mdsies, sur lequd un gros chat rcmx venait faire sa pro^
108 LE GABALSTE HANS WEINLAND.
menade, écoutant les moineaux s'ébattre dans les arbres, bâillant,
fléchissant ses reins et détirant ses griffes d*un air mélancolique.
J'avais souvent contemplé ce coin du monde avec une sorte de ter-
reur :
— Tout vit... tout pullule... tout se dévore! m'étais-je dit. —
Quelle est la source de ce flot intarissable d'existences, depuis l'atome
tourbillonnant dans un rayon de soleil, jusqu'à Tétoile perdue dans
les^ profondeurs de l'infini?... Quel principe pourrait nous rendre
compte de cette prodigalité sans bornes, incessante, éternelle de la
cause première?
Et le front entre les mains, je me plongeais dans les abîmes de
l'inconnu.
Or unlsoir du mois de juin, vers onze heures, comme je rêvais de
la sorte, accoudé sur la traverse de ma fenêtre, il me sembla voir une
forme vague se glisser au pied de la muraille, puis une porte s'ouvrir
et quelqu'un traverser les ronces pQur se rendre sous le toit.
Tout cela s'accomplissait dans l'ombre des masures environ-
nantes... C'était peut-être une illusion de mes sens ! Mais le lende-
main, dès cinq heures, ayant regardé dans le cloaque, je vis en effet
un grand gaillard s'avancer du fond de l'échoppe, et, les bras croisés
sur la poitrine, se mettre à m'observer moi-même.
Il était si long, si maigre, ses habits si délabrés, son chapeau tel-
lement criblé de trous, que je ne doutai pas que ce ne fût un bandit,
caché là le jour pour se soustraire à la police, et sortant la nuit de
son repaire pour dévaliser et même pour égorger les gens.
Mais jugez de ma stupeur, quand cet homme, levant son chapeau,
me cria :
— Hé ! bonjour, Christian , bonjour!
Gomme je restais immobile , la bouche béante, il traversa le dos,
ouvrit la porte et s'avança dans la rue déserte.
Je remarquai seulement alors qu'il portait une grosse trique, et je
me félicitai de ne pas l'entretenir en tête à tête. — D'où cet individu
pouvait-il me connaître. •• Que me voulait-il?
Arrivé devant ma fenêtre, il leva ses longs bras maigres d'im air
pathétique :
— Descends, Christian, s'écria-t-il, descends que je t^embrasse...
Ah! ne me laisse pas languir!
On pense bien que je ne fus pas trop pressé de répondre à son
invitation. Alors il se prit à rire, me montrant de magnifiques
LE GABALISTË HANS WEINLAND. i09
dents blanches sous sa moustache roussâtre; puis, il me dit :
— Tu ne reconnais donc pas ton professeur de métaphysique,
Hans Weinland?... Faut-il que je te fasse voir son passe-port?
— Hans Weinland 1... est-ce possible?... Hans Weinland avec
ces joues creuses... ces yeux caves!... Hans Weinland sous ces gue-
nilles!...
Cependant, après un coup d'œil plus attentif, je le reconnus... Un
sentiment de pitié inexprimable me saisit :
— Comment ! c'est vous, mon cher professeur !
— Moi-même... Descends, Christian, nous causerons plus à Taise.
Je n'hésitai plus à descendre ; la dame Genti n'était pas encore
levée, je tirai le verrou moi-même, et Hans Weinland me pressa sur
son cœur avec effusion. ••
— Ah! cher maître! m'écriai-je les yeux pleins de larmes...,
dans quel état je vous retrouve !
— Bah ! bah! fit-il, je me porte bien, c'est l'essentiel.
— Mais vous allez monter dans ma chambre... changer d'habits. ••
— A quoi bon?... Je me trouve charmant comme cela... Eh!
eh! eh!
— Vous avez faim, peut-être?...
— Du tout, Christian, du tout. Je me suis nourri longtemps chez
Flicoteau de têtes de lapin et de pieds de coq... C'était un genre de
noYiciat que m'imposait le dieu Famine... Aujourd'hui mes preuves
sont laites... mon estomac atrophié n'est plus qu'un mythe... il ne
me demande plus rien, sachant d'avance que ses réclamations seraient
inutiles : Je ne mange plus... Je fume de temps en temps une pipe...
voilà tout... Le vieux fakir d'EUora me porterait envie!
Et comme je le regardais d'un air de doute :
— Cela félonne? reprit-il, mais sache que l'initiation aux mys-
tères de Mithras nous impose ces petites épreuves avant de nous
investir d'une puissance formidable.
Tout en causant ainsi, il m'entraînait vers le Jardin des Plantes.
On venait d'ouvrir la grille, et la sentinelle, nous voyant approcher,
parut tellement étonnée de la physionomie de mon pauvre maître,
qu elle fit mine un instant de nous interdire le passage... Mais Hans
Weinland ne parut même pas s'apercevoir de ce geste, et poursuivit
tranquillement son chemin.
Le jardin était encore solitaire. En passant près de la cage des
serpents, Hans, me la montrant avec sa trique, murmura :
liO ' LE CABALISTE HANS WEINLAND.
-^ De jolis petite animaux, Christian... j'ai toujours eu de la pré^
diLection pour ce genre de reptiles... Us ne se lussent pas mareher
sur la queue sans mordre*
Puis, tournant à droite, il me précéda dans le lidiyrinthe qui mente
au chêne du Liban.
— Arrêtons-nous ici, lui dis-je au pied de cet arhre.
^- Non, montons jusqu'au beWédère... on y Toit de plus loin...
J'aime tant voir Paris et respirer le frais, qu'il m'arrive très-^souvent
de passer des heures à cet observatoire. • . C'est même ce qui me retient
dans ton quartier... Que veux- tu! Christian, chacun a see petites
' faiblesses.
Nous étions arrivés à la lanterne, et Hans Weinland avait pris
place sur l'une des deux grosses pierres fossiles qui sont aj^yées
contre le tertre. Moi je restais debout devant lui.
— Eh bien! Christian, reprit-il, que fais-tu maintenant? Tu sois
les cours de la Sorbonne et du Collège de France, n'est-ce pas?... Eh!
eh ! eh ! ça t'amuse toujours la métaphysique?
«^ Mon Dieu... pas trop.
— Eh! je m'en doutais... je m'en doutais... Mais aussi quels
cours!... Quels cours?... L'un s'en tient à hforme^ et se croit idéa-
listel... car le beau... le beau idéal est dans la forme... eh! eh! eh!.. .
L'autre parle de substance ! . . . Pour lui, la substance est ime idée pre-
mière... Comprends-tu cela, Christian, la substance une idée pre-*
mière?... Fautril étrebéte! — Le plus fort est un garçon qui ne
manque pas d'un certain mérite; il s'est fait un petit système houx**
geois, avec des morceaux ramassés à droite et à gauche, absolument
comme on confectionne un habit de paillasse: aussi, les Français, qui
sont très-forts en métaphysique, l'ont surnommé le Platon moderne !
Et Hans Weinland, allongeant ses longues jambes de sauterelle,
partit d'un éclat de rire nerveux, puis, redev^u calme subitement,
il poursuivit :
— Ah! mon pauvre Christian... mon pauvre Christian... que sont
devenues les grandes écoles d'Albert le Grand, de Raymond LuUe, de
Roger Bacon, d'Arnaud de Villeneuve, de Paracelse? Qu'est devenn
le microcosme f... les trois principes : Intelleduel, e^este, élémen-
taire... Les applications des Patrice-Tricasse, des Coclès, des André
Cornu, des Goglénius, des Jean de Hâgen, des JMk)ldénat68, desSavo*
narole, et de tant d'autres?. . . Et les expérience dirieuses des Glaser,
des Le Sage, des Le Vigoureux. •»
LE CABÀLISTE HANS WBINLAND. lil
^ Mais, cher maître, ce fioat des empoisonneurB ! in*écriai-}e.
— Des empoisonneurs!... Ce sont les plus grauds astrologues des
teops modernes... les seuls héritiers de la kabbale l -^Les Trais, les
seuls empoisomieurs sont tous ces charlataoa qui tiennent^écote de
sophisme et d*ignorance. Ne 8ais<-tu pas que tous les secrets de la
kabbale commencent à trouver leurs applicalions?^.. La pression
de la vapeur, le principe de Télectricité, les décompositions chimi-
ques... à qui faut-il attribuer ces admirables découvertes, sinon aux
astrologues? —* £t nos psychologues, nos métaphysiciens, eux, qu'ont-
ils découvert d'utile, d'applicable, de vrai, pour traiter les autres d'i^
gBorants et s'attribuer le titre de sages?... Mais laissons cela... ma
bile s'échauffe.
£t sa figure, impassible jusque-là, prit une expression de férocité
sauvage.
— U faut que tu partes^ Christian, s'écria-t-il brusquement, il
(aut que tu retournes à Tubingue.
— Pourquoi?
— Parce que l'heure de la vengeance est proche.
— Quelle vengeance?
— La mienne.
— De qui voulez-vous tirer vengeance?
—De tout le monde !... Ah! l'on s'est moqué de moL.« on a cons-
pué Maha-Dévi !.. . on l'a repoussé des écoles... on m'a traité de
fou... de visionnaire... On a renié le dieu bleu pour adorer le dieu
jaune... £h bien! malheur à toute cette race de sensualistes !
Et, se levant, il embrassa la ville inunense du regard, ses yeux
gris s'illuminèrent... il sourit.
Quelques bateaux descendaient lentement la Seine ; le jardin ver-
doyait; les voitures de roulage, les chargements de vin, les charre-
tées de légumes, les troupeaux de bœufs, de moutons, de pourceaux
soulevaient la poussière des routes dans les profondeurs de l'horizon.
La ville bourdonnait comme une ruche : Jamais spectacle {dus splen-
dide et plus grandiose ne s'était offert à mes regards.
— Oh! Paris!... ville antiquel ville sublime! s*éçria Weinlaad
avec une ironie poignante : Paris idéal !... Paris sentimental!.,,
ouvre tes larges mâchoires... voici venir, par tous les poihts de l'ho-
rizon, du liquide et du solide pour renouveler tes esprits animaux...
Hange, bois, chante et ne t'inquiète pas du resta... La France
entière s'épuise pour te nourrir 1
il2 LE GABALISTE HA^S WEINLÀND.
Elle pioche du matin au soir, cette spirituelle nation, pour te faire
des loisirs agréables... Que te manque-t-il? — Elle t'envoie ses vins
généreux, ses troupeaux, ses primeurs des quatre saisons... ses belles
jeunes Elles rayonnantes de jeunesse... ses hardis jeunes hommes. . .
et ne te demande en échange que des révolutions et des gazettes.
Cher Paris!., centre des lumières... de la civilisation, etc., etc., etc.
— Paris!., terre promise du paradoxe... Jérusalem céleste des Phi-
listins... Sodome intellectuelle... Capitale générale du sensualisme
et du Dieu jaune!., sois fier de tes destinées... — Tu tousses!., le
sol tremble... Tu te remues !.. le monde frissonne... Tu bâilles!..
TEurope s'endort ! — Qu'est-ce que ï Esprit auprès de la force
matérielle incamée? — Rien... Tu braves les puissances invisibles...
tu les bafoues... mais, attends, attends... Un des fils de Maha-Dévi
et de la déesse Kâli va te donner une leçon de métaphysique!
Ainsi s'exprimait Hans Weinland avec une animation croissante.
Je ne doutais pas que la misère n'eût détraqué sa cervelle. — Que
pouvait faire un pauvre diable, sans feu ni lieu, contre la ville de
Paris?
Après ces menaces, redevenu calme tout à coup, et voyant quelques
promeneurs monter le labyrinthe, il me fit signe de le suivre, et nous
sortîmes du jardin.
— Christian, reprit-il en marchant, j'ai quelque chose à te
demander.
— Quoi?
— Tu connais ma retraite... Là je te dirai tout... Mais il faut que
tu me jures sur l'honneur d'accomplir mes ordres de point en point.
— Je le veux bien... à une condition cependant... c'est que...
— Oh ! sois tranquille... cela ne peut intéresser ta conscience.
— Alors je vous le promets.
— Cela suffit.
Nous étions arrivés devant le clos; il en poussa la porte et nous
entrâmes.
Il me serait difficile de rendre le sentiment d'horreur qui me
pénétra, lorsqu'après avoir traversé les hautes herbes du repaire, je
découvris sous l'échoppe une quantité d'ossements amoncelés dans
l'ombre.
J'aurais voulu fuir, mais Hans Weinland m'observait.
— Assied&-toi là, fit-il d'un accent impérieux, en m'indiquant
une grosse pierre entre les piliers du toit.
LE GABALISTE HANS WEINLAND. 113
J'obéis.
Lui, sortant alors de sa poche une petite pipe de terre, la bourra
de je ne sais quelle substance jaunâtre, et se prit à Taspirer lente-
ment; il s*assit en face de moi , les jambes étendues , sa grosse
trique entre les genoux.
^* Christian, murmura-t-il, — tandis qu'une contraction muscu*
lâire indéfinissable creusait les rides de ses joues et relevait oblique-
ment ses narines. • • — écoute-moi bien . . . Pour que tu puisses remplir
mes intentions, il est indispensable que je t'explique un de nos
-mystères. '
n se tut, Fœil sombre, le front plissé, les lèvres tellement serrées
qu'on n'en voyait plus les bords.
— Oui ! reprit-il d'un accent sourd, il faut que tu connaisses un
des mystères de Mithras ! — Ce qu'il y a de plus étrange dans ce*
monde, vois-tu Christian, c'est que l'une des moitiés du globe soit
en pleine lumière, et Tautre dans les ténèbres... Il en résulte que la
moitié des êtres animés dort pendant que Tautre veille. — Or, la
nature, qui ne fait rien d'inutile, la nature qui simplifie tout, et sait
obtenir ainsi la variété infinie dans l'unité absolue... la nature, ayant
décidé que tout être vivant resterait assoupi la moitié du temps^ a
déddé par là même qu'une seule âme suffirait pour deux corps... —
Cette âme se transporte donc de l'un à l'autre hémisphère, aussi vite
que la pensée, et développe tour à tour deux existences. — Tandis
qne l'âme est aux antipodes, l'être dort... ses facultés divaguent...
la matière repose... — Lorsque l'âme revient prendre la direction
des organes, aussitôt l'être s'éveille... La matière est forcée d'obéir à
Tcsprit.
Je n'ai pas besoin de t'en dire davantage... *^ Cela n'entre pas
dans tes cours de philosophie, car il est convenu que tes professeurs
sont très-savants sans rien comprendre,... mais cela t'explique les
idées étranges qui souvent assiègent ton cerveau... la singularité de
tes rêves... la connaissance intuitive des mondes que tu n'as jamais
vus, et mille autres phénomènes de ce genre... — Ce qu*on nomme
catalepsies, évanouissements, extases, lucidité magnétique... bref,
l'ensemble des phénomènes du sommeil sous toutes ses formes
découle de la même loi... — M'as-tu compris, Christian?
— Très-bien... c'est une découverte sublime!
— C'est le moindre des mystères de Mithras, fit-il avec un sourire
bizarre, c'est le premier degré d'initiation... Mais écoute les consé-
Tome X. — > 87* Litmiiou. S
414 LE GÀ6AUS7Ë làAMS W£INLAND.
quences du principe en ce qui me concerne : — Fâme qui sd'anime
appartient égisdement à Tuil des sectateurs de Mdia-Dévi^ habitant au
pied du Mont-Abujî, dans la province de Sirohl, «ur les frontières
ZBéridionales du Joundpour. • . C'est un Agori,ou, si tu Taimes mieux,
un Aghorapanti, célèbre par ses austérités, ses meurtres et sa saiiH
teté... — ^U est initié comme moi du tFoisième degré... i^and il
dort, je -veille... Quand il veille, je ilers. -^ll*4k&-tu compris?
— Oui, répondîs-Je «Q frissonnait.
— Eh bien! voici ce que je te demande : il faut que bmmi âme
séjourne deux jours consécutivement à Déesa... dans la caverne de la
déesse Kâli..^ Je le veux! — Sans ce but, mon corps doit rester
inerte... Ce que je fume en ce moment est de Topium... Déjà mes
paupières s'appesantissent... tout à Theure..* mon âme va mè quit-
*ter... Si je m'éveille avant le temps fixé... entends4u... qu'à l'instant
même tu me donnes une nouvelle dose d'opium... Tu... tu me l'as
juré... malheur 4si....
Il n'eut pas le temps de finir, et tomba subitement dans une tor-
peur profonde.
Je j'étendis, la tête à l'ombre, les pieds dans l'herbe. Sa respira-
tion, tour à tour rapide et lente, me donnait le frisson... et le mystère
que cet homme venait de me révéler... la certitude que son âaie
avait franchi des espaces immenses en moins d'une seconde, m'inq[û*
raient une sorte de crainte mystérieuse, comme si tout ce monde inconnu
se fût ouvert à mes regards... Je me sentais pâlir ; mes doigts s'agi-
taient et tressaillaient sans que je le voulusse... Le fluide vital me
pénétrait jusqu'à la pointe des cheveux.
Ajoutez la chaleur du Midi concentrée entre ces vieilles masures ,
les émanations putrides de la mare voisine , le coassement des deux
grenouilles qui commençaient leur duo mélancolique dans la fange
verdâtre, le bourdonnement immense des insectes dansant leur
ronde étemelle , et vous comprendrez les impressions sinistres qui
se succédèrent dans mon esprit jusqu'au soir^
Je regardais parfois la face pâle de Weinland, toute oouverte de
mœteur, et je ne sais quel effroi subit me saisissait alors. U me sen»-
blait être complice d'un crime épouvantable, et malgré ma promesse,
je secouais violemment le corps du dormeur, qui restait inerte ou
s'inclinait dans un autre sens. Parfois sa respiration prenait des
accents bizarres ;, et s'échapput ea sifflant coumie vn ricanement dia-
bdique.
LE CABALISTÎ HANS WEINLAND. 115
Durant ces longues ibeures , il m'urriva de songer aussi aux mys-
tères de Mîttifas. Je me disais ipie sans doute le premier degré d'ini-
tktioB devait comprendre la Tie animale , — le second , Tessence et
kB lioDctions de Tâme, -^ le troisième , Dieu. — Hais quel homme
pouTaif avoir Taudace de fixer son regard sur la force incréée et l'or-
gue»! de TexpHqaer ?
Le temps se consumait dans ces méditations ; ce n*est qu'à la chute
du jour, lorsque l'horloge de Saint-Étienne du Mont eut sonné huit
heures, que je montai chez mm prendre quelques heures de repos.
Je ne doutai {4us dlion que le sommeil léthargique de Hans
Weinland ne poursuivit tranquillement son cours jusqu'au len-
demain. «
En eflTet , le jour suivant, vers isix heures du matin, étant allé le
voir, je le trouvai dans la même attitude ; sa respiration me parut
même règularisée.
Que TOUS dirai-je , mes chers amis? œ jour encore et la nuit sui-
vante se passèrent dans les mêmes rêveries, dans les mêihes anxiétés
que la veille.
A la fin du second jour, vers six heures du soir, ne me sentant plus
de fatigue et d'inanition , je courus au doitre Saint-Benoit prendre
on peu de nourriture. Je restai chez maître Ober, mon restaurateur,
jusque vers sept heures.
Ek revenant de là, par la rue€lovis, il me sembla tout à coup
être suivi , et , regardant derrière moi , je fus tout étonné de ne voir
personne.
Qooîque le jour fût à son déclin , une chaleur accablante pesait
sur la ville silencieuse ; pas une porte ouverte n'aspirait la première
firaUdieur de la nuit ; pas une figure n'apparaissait au loin sur le pavé ;
pas un mouvement , pas un bruit ne trahissait la vie dans le vaste
quartier du Jardin-des-Plantes.
Ayant h&té le pas , je me trouvai bientôt à la porte du Clos, où
j'appuyai la main. Elle s'ouvrit sans bruit, et j'allais m'avancer dans
rii^be, quand Hans Weinland , plus pMe que la mort , bondit à ma
rencontre en me criant :
— Sauve-toi, Christian ! sauve-toi !...
Et ses deux mains me repoussaient : sa face contractée... ses yeux
vitreux, le frémissement de ses lèvres, trahissaient la plus grande
teiTeur.
Je fus rejeté dans la rue.
116 LE GâBALISTE HANS WEINLAND.
— Viens!... viens !•.• me criait-il... Cache-toi !
La Yeuye Genti , accourue sur le seuil de sa maison , poussait des
cris perçants^ croyant sans doute que Weinland voulait me dévaliser;
mais lui, Técartantdu coude, et se jetant dans Tallée avec moi, partit
d*un éclat de rire diabolique :
— Hé ! hé ! hé ! la vieille... La vieille payera pour toi... Monte,
Christian... monte vite... Le monstre est déjà dans la rue... Je le
sens! ,
Et je montais quatre à quatre , comme si le spectre de la mort eût
étendu ses griffes sur moi... Je volais... Je m*enlevais par bonds...
La porte de ma chambre s'ouvrit et se referma sur nous, et je tombai
dans mon fauteuil comme foudroyé.
— Mon Dieu ! mon Dieu ! m*écriai-je , les mains croisées sur ma
figure... qu*y a-t-il? Mais tout ceci est horrible !
— Il y a, dit Weinland froidement, il y a que j'arrive de loin...
Douze mille lieues en deux jours... Eh I eh ! eh ! j'arrive des bords
du Gange, Christian, et je ramène de là-bas un joli compagnon...
Écoute... écoute... ce qui se passe dehors.
Alors prêtant l'oreille, j'entendis une foule de monde descendre la
rue Copeau en courant, puis des clameurs confuses...
Mes yeux rencontrèrent en ce moment ceux de Hans... Une joie
sombre, infernale, les illuminait.
— C'est le choléra bleu ! fit-il à voix basse , — le terrible choléra
bleu!
Puis, s'animant tout à coup :
— Des cimes du mont Abuji, s'écria- t-il , par-dessus les verts pana-
ches des palmiers, des grenadiers, des tamarins... au fond de la
gorge où se traîne le vieux Gange, je l'ai vu flotter lentement sur un
cadavre, parmi les vautours... Je lui ai fait signe... il est venu... Le
voilà qui se met à l'œuvre... Regarde !
Une sorte de fascination me fit jeter les yeux dans la rue : — un
homme du peuple , les épaules nues , les cheveux crépus, emportait ,
en courant, une femme, la tête renversée, les jambes pendantes, les
bras retombant inertes. — Lorsqu'il passa sous ma fenêtre , suivi
d'un grand nombre de personnes , jç vis que la figure de cette mal-
heureuse avait des teintes bleuâtres... Elle était toute jeune... le
choléra venait de la foudroyer I
Je me retournai, frissonnant des pieds à la tête... Hans Weinland
avait disparu I
LE CABALISTE HANS WEINLAND. in
Ce même jour, sans prendre le temps de faire ma malle, et n'ayant
que la précaution d'emporter l'argent nécessaire , je courus aux mes-
sageries, rue Notre-Dame-des- Victoires.
Une diligence allait partir pour Strasbourg. J'y montai^ comme un
noyé se jette sur la planche de salut.
Nous partîmes.
On riait. • . on chantait. • . personne ne savait encore l'inyasion du
choléra en France. . . Moi , me penchant à la portière , de relais en
relais, je demandais :
— Le choléra n'est pas ici ?
Et chacun de rire.
— Le pauvre garçon est fou ! — Disaient mes compagnons de
Toyage. — Hs faisaient des gorges chaudes.
Mais lorsque, trois jours après , j'eus le bonheur de me jeter dans
les bras de mon oncle Zacharias, et, qu'à moitié fou de terreur, je lui
racontai ces événements étranges , il m'écouta gravement et me dit :
— Cher Christian , tu as bien fait de venir... oui, tu as très-bien
fait... Regarde le journal... Douze cents personnes ont déjà péri...
C'est une chose épouvantable !
FIN.
o
LES MARBRES D'ELEUSIS
PAR M. LOUIS DE RONGHA.UO.
C'est toujours une surprise pleine d'émotion chez tous; les anus de
Tart, quand le hasard nous rend quelque chef-d'œuvre de cette anti-
quité pour laquelle l'admiration ne vieillit points mais semble rajeu^
nir, au contraire, à chaque découTerte nouvelle. Cela est vrai surtout
pour les découvertes faites en Grèce, depuis que cette terre classique
nous a restitué des trésors eneore plus précieux que ceux qui avaient
été retirés du sol de l'Italie. Il n'est besoÎD de rappeler ici les marfases
d'Égine, du Parthénon, d'Halicamasse, qui nous ont fait connaître,
avec des œuvres des époques d'Onatas, de Phidias, de Praxitèle, la
véritable antiquité. Chaque fois que des ouvrages du ciseau grec,
ainsi retrouvés, ont paru aux regards du public, on a pu s'étonner
du nouvel aspect sous lequel se révélait un art qu'on avait cru con-
naître, et les idées qu'on s'en formait ont dû plus d'une fois être
modifiées. Ce qu on en doit conclure avant tout, c'est, il me semble,
rinépuisable variété d'un art essentiellement vivant; j'entends aux
beaux siècles de la sculpture, qui, tout en respectant les lois imposées
à la plastique par des convenances rigoureuses , ne laissait pas de
chercher avec une naïve ardeur, par toutes les voies où il espérait
la rencontrer, l'alliance de la vérité et de la beauté, son but su-
prême.
Un autre profit à tirer de ces découvertes, c'est de nous garder de
vues trop systématiques sur l'histoire de l'art grec. Sans doute ilost
possible aujourd'hui, grâce aux travaux des critiques français et alle-
mands, de se faire une idée générale du développement de cet art
admirable, d'en caractériser les phases principales, dans les diverses
écoles, avec une assez grande vraisemblance. Toutefois, la critique
sur cette matière est sujette encore à bien des erreurs de détail. Il
LES MARBRES D^ÉLEU^IS. fi»
D'èB est i^as pour nous de l'art grée comme de Fart italien, sm lequel
abcNident les données historiques. Depuis Winckelmann ju8qu*à nos
ardiéologues contemporains, Fénidition moderne a bâti sur un petit
nombre de textes compares à de Tares monuments ses conjeetures
laborieuses, que chaque découverte nouvelle Tient fortifier ou infirmer.
En attendant que- de nouYeaux peints de comparaison nous soieni
dennés, il est sans doute prudent de ne pas trop insister sur les hypo*
alèses concernant les noms et hs dates, de crainte d*obseiimr par
là ee qu'on youdrait prématurément édairer.
On sait la découverte faite à Eleusis d'une téta eelossale et d*un
grand bas-relief dont les plâtres se voient actuellement à TÉcole dies
beaux-arts. Par un dernier service rendu aux études dont il a été
llionneur, M. Charles Lenormant, à qui une tombe voisine de celle*
dCOtâried Muller était préparée par une destinée pareille, ayant vu ces
marbres, obtint du gouvernement de la Grèce Fautorisation de ks
faure mouler et d'envoyer les creux k Paris. Déjà la critique s'est
occupée de ces sculptures, et le caractère ambigu de l'une d'elles»,
dont la beauté n'est contestée de personne, n'a pas manqué de pro^
dirire quelque étonnement et de dérouter un peu ta critique. A quelle-
époque du développement de l'art hellénique, à quelle école 'appar-
tiouient ces ouvrages trouvés dans un des lieux les plus 8acré5 aux
ymx êe l'antiquité grecque? C'est la question qui se pose naturelt»-^
ment à notre esprit, tandis que nous admirons la beauté qui éclate
dans ces créations du génie divin de la vieille Grrèee.
Je ne dirai qu'un mot du fragment de statue qu'on croît être une
tète de Neptune. Neptune avait un temple à Eleusis , et il est pos-
sible que cette tête, qu'on a trouvée encastrée dans un vieux mur, ait
en ^et appartenu à quelque statue de ce dieu. Elle est malheureu-
sement très-mutilée. Cependant, à travers les mutilations et les
dégradations, on y reconnaît ce style, empreint à la fois de vérité e*
d*idéal, qui procède par larges plans, et, par une imitation fidèle, mais
intelKgenle et en quelque sorte inspirée du corps humain, arrive, avec
me aisance inimitable, à reproduire dians l'art la vie de la' nature. Les
dieveux hérissés , le front creusé par une large ride , les yeux à fleur
de tâle, lé menton rond et puissant, donnent à cette tête un caractère
de force et de sauvagerie. Cette sculpture peut être de l'école de Phi-
dias; pour la vérité et la vie, autant qu'on en peut juger dans l'état
où l'ont mise les outrages du temps et des hommes , elle est compa-
nble aux statues du Parthenon.
i20 LES MARBRES D'ELEUSIS.
Le ba&-reUef est mieux conservé. Le marbre était, il est vrai, brisé
en trois morceaux quand le hasard Ta fait retrouver; mais aucune
partie ne manque, et les fragments rejoints présentent la composi-
tion entière. On pourrait croire que cette terre de Grèce est douée
d'une vertu de conservation pour les merveiUes de Tart que d*ef*
firoyables bouleversements ont enfouies dans son sein, où elles atten-
dent rheure de reparaître. Pausanias nous apprend qu'il y avait
trois temples à Eleusis : celui de Neptune, celui de Diane et celui de
Triptolème. C'est sur remplacement de ce dernier temple, si les rea»»
seignements que j'ai lus sont exacts , qu'on aurait trouvé le bas-
relief.
Il n'y a aucun doute sur le sujet représenté : c'est une scène des
mystères sacrés. Un adolescent, qui ne peut être que le fils de
Gelée , Triptolème , est debout entre deux femmes dont la stature
dépasse la sienne de toute la hauteur dont les dieux dépassaient les
hommes. Une de ces déesses lui remet un objet imperceptible, qu'on
pense être un grain de blé , tandis que l'autre étend sur sa tète la
main comme pour une bénédiction. Le nom de Gérés a été donné à
la première , et dans la seconde on a vu Proserpine. Gérés n'est dis*
tinguée par aucun attribut, si ce n'est qu'elle tient un long sceptre,
en signe de commandement. Gertaines particularités, et son type
traditionnel , suffisaient sans doute pour la faire reconnaître par les
Grecs. Quant à Proserpine, elle est caractérisée par le flambeau en
usage dans les cérémonies de l'initiation. Les deux déesses sont enve*
loppées de longues draperies, tandis que la chlamyde du jeune
homme, rejetée en arrière, laisse paraître son corps nu au yeux du
spectateur. La manière dont cette sculpture est exécutée , la dégra«-
dation insensible des parties saillantes sur le fond, donnent à cette
scène, dont les personnages sont de la plus grande proportion, une
apparence surnaturelle ; on dirait d'une vision prête à s'effacer. Le
caractère archaïque ajoute encore à la solennité de l'effet.
Ge caractère se fait reconnaître dans l'ensemble et dans les détails,
en dépit de la beauté de l'ouvrage. Le peu d'épaisseur du relief, les
yeux représenlés de face sur des têtes de profil, les pieds longs et posés
à plat , la rigidité de la figure de Gérés , sont autant de signes d'ar-
chaïsme. La tête de Gérés a le caractère des types invariables, con«
sacrés par la tradition sacerdotale ; elle rappelle les têtes de divinités
d'une haute antiquité qu'on voit sur des bas-reliefs de terre cuite à la
Glyptothèque de Munich. L'attitude de la déesse a quelque chose de
LES MARBRES D'ELEUSIS. i21
jToide et de solennel. Sa tunique fonne sur son corps des plis droits
et symétriques qu*on a comparés aux cannelures d'une colonne . Cepen-
dant les bras sont d'un beau dessin , et on sent je ne sais quelle grâce
aérère percer dans cette figure, à travers les rudesses du vieux style.
La figure de Proserpine est traitée avec plus de liberté : un sentiment
profond de la beauté se manifeste dans les contours du sein , dans la
forme des bras , de celui surtout qui retient le flambeau. Un souffle
de la grâce la plus pure a passé sur cette figure virginale, enveloppée
de voiles, qui semble le génie féminin de la mort. Il y a dans la pose de
la jeune déesse un abandon plein de charme, et comme une expression
générale de tristesse et de résignation. Les formes sveltes, sans mai-
greur, rappellent la jeune fille légère à la course, comme Homère la
représente, qui était occupée à jouer avec les filles de TOcéan sur le
rivage de la mer lorsqu'elle fut enlevée par Pluton. Bien qu'on y
trooTe encore des traces d'archaïsme, cette figure de Proserpine
forme avec celle de Cérès un constraste singulier. Les draperies ,
sans égaler la souplesse et la vérité. de celles de Phidias, auxquelles
il n'y a rien à comparer, sont disposées avec un grand goût et traitées
avec une grande délicatesse.
Le corps de Triptolème nous offre lin modèle charmant d'élégance
juvénile, surtout dans la partie supérieure. Les pieds sont très-défec-
tueux. Dans le torse même, je trouve quelque maigreur et un peu de
mollesse. La timidité dans l'exécution me parait le défaut général de
cet oumrage, où deux styles se confondent, où l'hésitation de l'artiste
se trahit en maint endroit , mais où les tâtonnements d'un art qui se
dierche encore n'enlpêchent pas le sentiment du beau de se faire
jour en éclairs qui illuminent toute l'œuvre. On a voulu voir dans le
bas-relief d'Eleusis un ouvrage de l'école de Phidias , et l'on a été
jusqu'à Fattribuer à Phidias lui-même. Il suffit d'avoir vu à Lon-
dres les marbres du Parthénon pour sentir la différence entre le
style franc, libre, aisé, plein de largeur et de fraîcheur, de ces sculp-
tures où règne un art souverain, maître absolu de lui-même, et le
caractère indécis de ce bas-relief, qui fait songer à une époque de
transition. Comparé aux sculptures de l'école de Phidias, le bas-relief
se rapporte à une école antérieure. Comparé aux statues de l'é-
cole d'Égine, il donne Tidée d'une époque où le style commen-
cerait à s'assouplir, où la grâce viendrait à se montrer à travers la
rudesee antique, à la façon d'une dryade entr'ouvrant l'écorce du
diène.
iâ2 LES HABBRES D'&LEUSIS.
On se ferait une &vs8e idée de Técole qui, dans rAttique, précéda
eeUe de PhîdîaB, si Ton croyait que la gr&œ lui était étfangère* Cala*
mis, qui viTdât et travaillait à Athènes un peu ayant que Ptiidias: m
parut, était renommé pour h grâee et la beauté de ses figures de
femmes, et Lucien, ce fin Gonnaissenr, parle de la Sosanàre et est
artiste comme d^un de& chefs-d'œuvre d)e la scolpture. B est ^rai cpia
dans les seulptiires du temple de Thésée et dans celles des métopes
du ParthénoD,^ oir Fon croit reconnaître la main des sculpteurs de la
miiie école attique, ce qui domine est moins le sentiment de VîAèù
que k sentiment énergique de la vérité et du mouvement. Maifti a
cette époque de traneformation qui précéda à Attiènes la grande
époque de la sculpture, il y avait sans doute des tendances diverses
parmi les artistes, et, tandis que les uns cherchaient la mérité, sans
s'effiuroucher même d'un peu de trivialité, les autres pouvaient bien
diercher k beauté et rencontra* parCus son somrire, qui est la
gr&cc«
On ssdt; que les édifices d'Eleusis, détruits pendant les guerres par-
siques, commencèrent à se relever sous> l'administration de Péri-*
clés. Le temple de Triptolème doit donc être regardé ccHume une
œuvre contemporaine du Parlhénon. Mais on a, et jusqpie dans le
Parthénoh même, de nombreux indices que Taneienne école attiquQ
continua de fleurir à cèté: de la nouvelle, et rien n'empêche qu'un
ancien mattre athénien ait été chargé de la décoration du sanctuaire
des initiations. On peut même croire que la gioire dé l'école nouvelle
n'a pas été sans influence sur la manière de l'artiete, sans pourtant le
rendre infidèle aux traditions dont il avait reçu le culte avec les leçons
de son art. Ce ba&-relief décorait peut-être un portique du temple, et
devait avoir un pendant qu'on n'a pas retrouvé.
Il serait sans doute intéressant pour f histoire de l'art de pouvait
comparer le l>as-<-reliel d'Éteusie avec te sujet analogue traité sur une
des roétopes^du Parthénon. Malheureusement cette métope ne nous
est connue que par un dessin de Carrey, le peintre qui accompagnait
le mQ.rquis de Nointel, lors du voyage que cet ambassadeur de France
fil à Athènes avant la destruction par les Vénitiens d\^ne partie
dn Parthénon. Gérés, de haute taille, y était représentée le bras levé,
lançant dans le sillon le grain nourricier, tandis que Triptolème, nu
jusqu'à la ceinture, retenant des deux mains son vêtement dans Ws
plis duquel était sans doute le blé, se tournait vers la déesse lAn 4e
prendre exemple sur elle. Toute grossière qu'elle est, l'esquisse de
LES MARrarS D^'ÉLBUSrS. 123
relève àt Lebfim noos fait cependant comprendre' ce qu'il devaii y
«oir de Tîe et de grandeur dans les figures de eette métope, déjà
mfilée aders, aujourd'hui perdue, qui détail être tme des plus belles
fCQ^pturcs de la firise extérieDre. Le torse nu du Triptoîèrae de la
métope contraste^ par son ampleur, avec la maigreur arehaîipie dv
Triptoieme d'Eleusis. La figure de Cérès, ctont ou ne disHngue gnëra
que le mouvement superbe et tes (kapenes admirables, doucement
soulevée sur ses pieds et levant la main droite pour semer, tandis que
la gauche retient le grain dans un pli de son ample tunique, devait
avoir cette beauté avec laquelle la déesse se révèle à Métanire dans le
sublime récit d'Homère, lorsque, dépouillant la vieillesse qui la
déguisait, elle apparaît dans tout 1 éclat d'une lumière divine. Tel
était Tart de Phidias, dépouillant la rudesse antique et déployant
tout à coup aux regards des Grecs sa puissance radieuse.
Les pages qui précèdent étaient écrites lorsqu'à paru, dans la
Gazette des Beaux-Arts , l'article de M. François Lenormant, fils de
M. Charles Lenormant , sur les marbres d! Eleusis. Le jeune archéo-
logue y parle avec un enthousiasme bien légitime de ces sculptures,
dont la découverte fut un des événements de son séjour en Grèce, et
qu'il fut admis à voir l'un des premiers avec l'homme illustre qui .
guidait alors ses pas sur cette terre classique. Toutefois, cet enthou-
siasme ne l'égare-t-il pas en lui faisant voir dans le bas-relief une
œuvre de la grande école celtique? Je sais que cet avis est aussi celui
d'un critique éminent, M. Yitet. Je n'ai pas qualité pour le com-
battre; mais, en attribuant à l'école de Phidias le bas-relief d'Eleusis,
dont la beauté d'ailleurs est incontestable, il me parait qu'on ne rend
justice ni à Phidias , ni,aux artistes qui l'ont précédé immédiatement
dans la carrière, et qui, tels qu'Agéladas, Calamis, Hégias, Critios,
Nésiotès , après avoir été ses maîtres, continuèrent à être ses rivaux.
Le caractère de la révolution opérée 'par Phidias consiste surtout
dans la vie , à la fois réelle et idéale , dont il sut animer ses figures ,
et dans l'affranchissement de tout système; mais on ne doit pas
oublier qu'il trouva la sculpture déjà portée à un haut degré de déve-
loppement, bien que encore asservie à certaines règles convention-
nelles. M. François Lenormant pense que le caractère archaïque de
quelques parties du bas-relief doit être attribué aux exigences des
in LES MARBRES D'ELEUSIS.
prêtres. Mais, s'il est prouvé d'ailleurs qae des artistes appartenant
à une école antérieure rivaient encore au temps de la gloire de
Phidias, ces prêtres d'Eleusis n*ont-iIs pas dû s'adresser à Fun
d'eux plutôt qu'à un artiste de l'école nouvelle? Cette conjecture
n'ôte rien au mérite du bas-relief, qui, sans égaler la beauté incom-
parable des marbres du Parthénon , devient un document aussi pré-
cieux pour l'histoire de l'art hellénique.
REVUE DES SCIENCES
LA SOCIÉTÉ CHIMIQUE DE PARIS. -— LES SÉANCES PUBLIQUES.
M. H. SAINTE-CLAIRE DEYILLE.
En 1858, quelques jeunes chimistes, désireux de causer de leurs
travaux, de leurs espérances, des théories de la belle science à l'étude
de laquelle ils s'étaient voué^, et curieux de nouveautés, pensèrent à se
réunir à jours fixes. Ce fut là l'origine de l'association qui devait
bientôt prendre le nom de Société chimique de Paris,
Les chimistes, nombreux dans la capitale, manquaient d'un lien;
cette Société le leur offrit : aussi, elle comptait à peine quelques mois
d'existence , que le nombre de ses membres s'était accru avec une
grande rapidité; à côté de jeunes praticiens encore obscurs, se
rencontrèrent bientôt des hommes placés au premier rang par leurs
travaux et leur position. La société perdait de plus en plus son carac-
tère de réunion intime de jeunes gens , pour revêtir celui d'une petite
académie ; elle entra résolument enfin dans cette nouvelle voie , en
nonunant pour son président M. Dumas , le chef actuel de la chimie
française, et en déclarant qu'elle publierait les bulletins de ses séances.
L'année 1859 se passa, pour la Société chimique, à écouter les
communications souvent très-importantes de ses membres, et en
même temps à discuter son règlement intérieur. A l'une des séances
da mois de juillet, où il s'agissait de voter ce règlement d'une façon
définitiTe, M. Dumas occupait le fauteuil; il n'avait pas considéré, en
effet, son titre de président simplement comme honorifique, mais,
sentant l'heureuse influence que pouvait avoir la Société sur les pro-
grès de la chimie, il se mêlait à ses travaux. Après avoir fait voter les
principaux articles, le président prit la parole et proposa à la Société
d'étendre son influence, assez restreinte jusqu'alors, d'abord, en insti-
tuant des séances publiques, ensuite en réunissant les œuvres com-
plètes des principaux chimistes français et étrangers, en une édition,
i
126 REVUE DES SCIENCES.
sorte d'évangile des chimistes, où l'on pourrait suivre pas à pas les
travaux des maîtres, et saisir sur le vif renseignement Iç plus puissant
qu'on doive chercher dans leur œuvre : la méthode.
Les séances publiques, dans l'esprit de M. Dumas, ne devaient pas
être les réunions habituelles de la société, auxquelles le pidblîc serait
admis, mais eH8s -devaient prendre la forme de leçons, dans les-
quelles, les auteurs de découvertes récentes pourraient exposer leurs
travaux, en fortifiant cet exposé des expériences qu'exige l'enseigne-
ment. Une institutioû semblable existe en Angleterre, et une nom-
breuse assemblée vient écouter attentivement 4es leçons des princes
de la science. C'est ainsi que Davy avait autrefois attiré sur lui l'at-
tention de l'aristocratie anglaise ; c'est ainsi que Faraday vient encore
actuellement exposer ses admirables travaux sur Téleclricité. M. Du-
mas pensait que la Société chinuque de Paris, «comptant dans son sein
les professeurs les plus habiles, les plus écoutés de la capitale, ses
séances oe pouvaient manquer d'un grand intérêt, d'autant plus que
le talent habituel des orateurs se trouverait surexcité par la présence
d'un auditoire d'élite , et pair l'élan qti'on apporte toigatirs àl'e^o-
sLtioa de ses propres travaux.
Les propositions tendant à établir ces séaiices publiques, et à cooh
mencer la publication des œuvres complètes des chimistes illustres,
furent ^doiptées avec enthousiasme, et six mois plus tard, dès les pre-
miers jours de janvier, commenx>èrent les leçons puhliques de la
société chimique de Paris.
M. Pasteur, sous-directeur de l'Éoole normale ; M. Henri Saiste-
Claire Deville, maître de conférences à la même École, et professeur
suppléant à la Faculté des sciences; M^Wurtz, professeur k l'École de
médecine; M. Berthellot, professeur à l*École de pharmacie; M. Ga-
hours , professeur 4 l'École centrale des manufactures; enfin M. Baiv
rai, rédacteur en chef du Journal d^ngrieulturepratiqttey développèrent
successivement leurs travaux les plus récents, devant tm auditoire
extrêmement nombreux, présidé par un bureau composé exclusive-
ment de membres de l'Institut, auxquels NL Dumas , président île la
société, faisait les honneurs fde la séance.
Nous essayerons de donner aux lecteurs da Magasin de Librairie une
idée de l'une de ces séances; naais au moment de nous meltre à l'œa-
vre , nous avons été singulièrement embarrassé par le choix qu'il y
avait à faire. Chacune de ces leçons avait, en effet, une telle indivi-
dualité, die mettait si bien en lumière un point impoitant, qu'af^s
avoir adopté l^e, osx revenait à l'autre, sans savoir se décider.
L'une d'elles toutefois, touchant aux plais grandes questions qu'aient
à résoudre les chimifiles , 0(»is a para particulièrement destinée à
R£YU£ BCS SCIETMCES. 127
mo&lcer rimportanee de ces réunians si beor ecnrement établies par
M« Dumas ) dont on ne saurait trop louer Texoellente initiative. C'esl
donc la troisième séance, où le professeur était M. Henri Sainte-Glaijne
DeYiHe , que nous ayons dû préférer, et dont nous allons essayer de
reprodmire les traits priocipaus.
Une raison qui a déterminé notre choix, est aussi, il faut l'avouer,
l'impression trës-^vive que nous a £tdte cette séance. C'était uite
oonserie plaint ipi'une leçon, coiwant çà >et là, un peu confuse
parfois;» sans grand ordre ni méthode ; mais sous cette forme peu châ"
tiée, une âme s'épanchait; ce n'était pas«n professeur dans sa chaire,
mais un homme d'esprit^, le dos à la ehemmée, dévoilant dans une
coaversation intime le fond de sa passée et trouvant presque toujours
lemot juste, saisissant, frappant, si rare dans renseignement compassé
et méthodique.
C'est que M. H. Sainte-Claire Deville est un des esprits les plus oci-
gÎDimz, les plus vifs de ce temps*ci; travailleur infatigable, expé-
lânentateur hardi et avisé, il a fait faire à la science des progrès
rapides, surtout en lui apprenant à se servir mieux de ce qu'elle
possédait déjà.
Le nom de M. H. DeviUe a commencé d'être connu du pçblic quel-
que temps avant l'exposition de 1855. Vers la fin de l'année 1854, si
nous ne Msons erreur, M. Dumas adressa au ministre de l'instruction
publique un rapport sur des travaux exécutés par M. H. Deville , sur
l'alumiDiiim, un métal extrêmement léger, brillant, inaltérable,
8More, dont le minerai est le plus vulgaire do monde, puisque c'est
l'argile des champs. C'est à la suite de ce rapport, que M. H. DevUie
bit nommé officier de la Légion d'honneur.
L'aluminium était à peine connu, depuis la découverte qu'en avait
fut une vingtaine d'années auparavani, l'illustre Wôhler, professeur
à la Faculté des sciences de Gôttingue, un des savants les plus remaiv
quables de l'Alleinagne, et qui succède, de l'autre côté du Rhin, à
l'immense réputation de Berzélios.
Employant des quantités de matière plus considérables , des vases
non métalliques, KL Deville obtint bientôt l'aluminium avec «des pro-
piiétés très-diiiérentes de celles que lui avait attribuées M. Wôhler, et
eut l'idée d'en faire , non plus un produit rare destiné à figurer dans
une collection, mais un métal vulgaire, comme l'argent et le cuivre,
et pouvant tenir dans les usages domestiques une place spédale, à
cause de sa légèreté et de son inaltérabilité.
Les procédés de M. Deville passèrent bientôt, en effet, du laboratoire
à l'usine, allant se simplifiant, car il se trouva que, comme toujours,
on a'était donné dlabord beaucoup plus de peine qu'il ne fallait. La
128 REVUE DES SCIENCES.
découverte de M. Wobler, se trouvait donc singulièrement perfec-
tionnée par les travaux de M. Deville. On aurait pu croire que cette
jalousie, si commune dans les sciences, allait faire de ces deux savants,
deux rivaux, deux ennemis ; c'est ie contraire qui arriva et qui devait
arriver, étant donné le caractère des deux hommes. •
Si M. H. Deville est en effet aimable , avenant, beau causeur, môme
pour celui qui se présente sans le connaître, et sans autre recomman-
dation que d'aimer la cbimie, M. Wôhler a précisément les mêmes
qualités. Nous garderons toujours une profonde reconnaissance de Tac-
cueil qu'il nous fit, quand nous arrivâmes à Gôttingue pour le voir.
Nous le trouvâmes dans ^un des trois ou quatre laboratoires qu'oc-
cupe sa jeune armée de chimistes; il était là au milieu de ses élèves,
travaillant avec eux, les guidant de ses conseils, de son expérience,
leur montrant la manière d'opérer, précieux enseignement en chimie,
où l'habileté manuelle est une bonne partie du talent.
Il abandonna tout pour nous accueillir, nous montrer ses collec-
tions très-riches et très-belles, pour nous parler de rAliemagne et de
la France ; une de ses filles, charmante personne aux bras nus, au col
découvert, suivant la mode allemande, avait elle-même apporté le pot
de bière nationale, et c'était le cigare aux lèvres que nous écoutions
ce grand homme, si simple d'allures et si bienveillant.
L'amitié de M. Wohler et de M. Deville a été féconde pour la science.
Outre une collection des lettres qu'ils s'adressent l'un à l'autre, et qui
sera bien curieuse et digne d'être publiée, les deux savants ont fait
en commun plusieurs travaux du plus grand intérêt, un entre autres
sur le bore.
Ces recherches sont dignes de remarque : non-seulement elles font
mieux connaître une substance encore mal étudiée, mais de plus elles
fortifient de la façon la plus heureuse, les idées émises sur la distribu-
tion des corps simples en famille.
On sait qu'on a réuni les corps simples, les substances encore indé-
composées , en un certain nombre de groupes comprenant les sub-
stances à propriétés analogues dont les histoires se calquent l'une sur
l'autre, tellement que sachant l'une on peut presque deviner l'autre.
Par une sorte d'intuition remarquable, on avait ainsi réuni trois corps
simples : le charbon, le silicium et le bore.
Bien peu de raisons semblaient avoir dicté cette réunion, les pro-
priétés chimiques différaient assez complètement, et les caractères
physiques ne se ressemblaient guère.
Jusqu'à ces derniers temps, le bore, préparé par une méthode due
à Gay-Lussac et Thénàrd, était connu seulement sous forme d'une
poudre brune, assez combustible, mais difficile à fondre; on pouvait
REVUE DES SCIENCES, «29
donc le comparer au noir de fumée combustible et infusible , mais
on n'avait nulle yariété comparable au graphite, ce corps semi-cris-
tallin qu'on trouve dans la fonte de fer ou qui existe dans certains
gisements qui ont été si heureusement employés à la fabrication de?
crayons dits de mine de plomb. On n'avait pas non plus le bore trans-
parent et cristallisé, analogue au diamant.
Ce sont ces deux variétés de bore, cristallisé et semi-cristallin,
qu'ont découvert, par des recherches faites en commun, MM. Wohier
et Deville, chacun travaillant de son côté, Tun à Gottingue, l'autre à
l'École normale à Paris, mais en se communiquant leurs idées, en se
disant cooiment ils avaient échoué , comment ils pensaient réussir.
C'est en décomposant les substances renfermant du bore , acide bori- .
que ou fluo-borate de potassium à l'aide de l'aluminium, qu'on obtient
le bore sous ces nouvelles formes. Exemple curieux de cette remar-
que, dont l'histoire des sciences présente de nombreuses vérifications,
qu'une découverte est importante, non-seulement en elle-même, mais
aussi parce qu'elle met aux mains des chercheurs une arme nouvelle.
MM. Wôhler et Deville ont découvert et su préparer de grandes quan-
tités d'aluminium , et cette découverte leur a permis de faire le dia-
mant de bore et le bore graphitoîde.
Le bore cristallisé peut être rouge assez foncé, mais aussi parfaite-
ment diaphane; il est extrêmement dur, rayant toutes les pierres pré-
cieuses à l'exception du diamant, dont il possède presque la dureté,
puisqu'il peut servir à le polir ; très-difficile à fondre et à attaquer par
les agents chimiques, le bore cristallisé réfracte et réfléchit la lumière,
il jette les feux les plus brillants... Ne croirait-on pas qu'on énonce
les propriétés du. diamant? Personne ne sera, donc étonné qu'on ait
donné au bore cristallisé le nom de diamant de bore ; diamant en
effet, et qui, s'il est jamais préparé en grande quantité, pourra, dans
la joaillerie, rivaliser avec le diamant naturel.
Un fait très-intéressant, signalé par les auteurs des recherches sur
le bore, c'est que les cristaux les plus hyalins, les plus diaphanes, ont
tous donné à Tanalyse une certaine quantité de charbon , qui évi-
demment s'y trouvait à l'état de diamant, car chacun sait que quel-
ques millièmes de charbon noir suffisent pour donner aux substances
qui les renferment une teinte des plus prononcées. Ainsi, bien qu'on
n'ait pas encore trouvé le moyen de faire industriellement le diamant
de charbon, on a touché à la solution, et il est possible de prévoir
qu'on puisse arriver complètement, en dissolvant le charbon en même
temps que le bore dans l'aluminium.
Ce ne sont pas, cependant, les belles recherches qu'il avait faites en
commun avec M. WOhler sur l'aluminium , ni sur le bore, ni sur le
Tone X. ^ 3 7« LÎTriitoo . 9
130 REVUE DES SCIENCES.
silicium qu« M. Devilie a voulu exposer dans utie des séances de la
Société chimique de Paris.
U a préféré présenter le résultat de travaux du plus haut intérêt
théorique, qu'il venait de terminer avec un de ses plus brillants élAres,
M. Troost, qui est actuellement professeur de physique et de chimie
au lycée Bonaparte.
M. Devilie a exposé les méthodes quil a suivies avec M. Troost pour
déterminer les densités de vapeur de certaines substances à des tempé-
ratures très-étevées.
On a reproché à la chimie de n'être encore qu'une science purement
expérimentale, un recueil de recettes pharmaceutiques, sans liens les
unes avec les autres, sans lai^s vues d'ensemble, sans grandes lois
régissant un nombre de faits considérable.
Quelques-unes cependant existent ; l'une des plus importantes fut
découverte par Gay-Lussac, et son exposé forme un des plus beaux
morceaux des deux curieux volumes qui renferment les Mémoires de
la société d'Arcueil,
Tous les gaz, dit cette loi, se combinent, suivant des rapports sim-
ples, en volumes, et le produit résultant de la combinaison est encore
dans un rapport simple avec celui des deux gaz composants.
On a quelques exemples qui permettent la vérification directe de
celte loi; le gaz produit par l'union de volumes égaux de chlore et
d'hydrogène est dans ce cas, la combinaison a lieu sans que le volume
change; par conséquent deux volumes de gaz chlorhydrique sont for-
més d'un volume de gaz hydrogène et d'un autre de gaz chlore. Ainsi,
les volumes de gaz simples sont 1 et 1 le volume du gaz composé
est 2,1, 1 et 2, rapports simples s'il en fut.
On a encore remarqué que, lorsque deux corps de la même famille
s'unissent avec la même substance, ils donnent des combinaisons non-
seulement analogues quant aux propriétés chimiques, mais aussi quant
àla composition. Le chlore, le brome et Tiode, qui forment une famille
de corps simples des plus naturelles, donnent avec l'hydrogène trois
combinaisons sœurs, constituées de la même façon. Ainsi que nous
venons de le voir, deux litres d'acide chlorhydrique renferment un
litre d'hydrogène et un litre de chlore; deux litres de gaz brômby-
drique renferment de même un litre d'hydrogène et un de vapeur de
brème; deux litres d'acide iodhydrique, un d'hydrogène et un de
vapeur d'iode.
La loi de Gay-Lussac sera donc non-seulement la constatation très-
curieuse d'une propriété commune à toute une classe de substances,
mais encore un puissant moyen de constater des analogies, de con-
trôler des rapprochements; car si des corps analogues présentent une
l
REVUE DES SCIENCES. 131
ecmipositîon semblable, réciproquement des compositions semblables
devront appartenir à des substances de la môme famille.
Les exemples précédents montrent que la loi de Gay-Lussac s'ap-
pKqae non-seulement aux substances gazeuses à la température ordi-
naire, mais aussi à celles qui peuvent prendre l'état aériforme quand
elles ont emmagasiné une quantité de cbaleur suffisante , non-seule-
ment aux gaz permanents, mais encore aux gaz fecilés à liquéfier,
autrement dit aux Tapeurs.
On aurait toutefois rencontré de grandes difficultés s'il avait fallu
mesurer directement les volumes occupés par ces yapeurs au moment
de b combinaison, et on a di^i, pour plus de facilité, arriver à mesurer
les densités de ces vapeurs, c'est-à-dire qu'il a fallu obtenir lé rapport
qui existe entre le poids d'un certain volume de cette vapeur et le
poids du même volume d'air, les deux substances étant prises à la
même température et à la même pression.
La recherche des procédés propres à trouver ces densités de vapeur
occupa d'abord Gay-Lussac, puis plus tard M. Dumas, qui dota les
chimistes d'un appareil extrêmement précieux et commode qui leur
a rendu d'immenses services.
Bien que M. Dumas eût commencé ces recherefaes dès 4826, il
s'avait pas encore, en 1832, donné le poids du litre de vapeur de
soufre et de vapeur de pbosphore. N'ayant aucun résultat d'expé-
riences, on avait appelé à l'aide la théorie, et par suite des analogies
récemment mises en lumière entre le soufre et l'oxygène d'une part,
le phosphore et l'azote de l'autre; on avait admis que la densité de
la Tapeur de soufre doit être 2.2, et celle de la vapeur de phos-
pliore 2.46.
Poussé par le désir de contrôler ces idées théoriques, pressé par
M. Mitscheriich, alors à Paris, et qui désirait se familiariser avec les
Boureauz procédés, M. Dumas reprit ses travaux sur les densités de
▼apeur, et s'attacha spécialement à celles du soufre et du phos-
phore.
A son grand étonnement il trouva qu'un litre de vapeur de soufre
pesait 8^.5 et un litre de vapeur de phosphore 5*.75. La densité de ces
Tapeurs est donc 6.6 pour le soufre, 4.4 pour le phosphore, c'est-à-
dire que celle du soufre est le triple de ce qu'indiquait la théorie, et
celle du phosphore le douMe.
Cette divergence n'était pas un mécompte ordinaire. Dans les cir-
eonstances où elle s'était produite elle prenait l'importance d'un fait
capital. Les rapprochements entre les corps simples, leur groupe-
ment, l'importation, en chimie, de l'idée de famille, empruntée à
l'histoire naturelle, tout cela était nouveau, discuté par conséquent.
132 REVUE DES SCIENCES.
M. Dumas, déjà célèbre, jeune encore cependant, et qui avait tant
contribué à populariser ces nouvelles idées, n'avait pas cependant
encore l'autorité que lui donne actuellenient quarante ans de travaux.
Les nouveaux résultats signalés pouvaient faire tomber son œuvre, et
pour comble de misère, c'était lui qui portait le coup fatal.
Comme toute science à sa période d'enfantement, la cbimie se
débattait alors entre deux tendances opposées ; tandis que les uns, cher-
chant à la maintenir dans la voie purement expérimentale, voulaient
la forcera continuer d'accumuler brutalement des faits, d'inventorier,
d'inventer procédés et recettes, les autres voulaient, au contraire, la
lancer dans la voie féconde des classifications. Les premiers, esprits
plus frappés des contrastes que des ressemblances, plus pratiques,
plus étroits, étaient d'avis de continuer l'œuvre commencée en analy-
sant et examinant tout ce qu'on rencontrait; les autres plus hardis,
plus aventureux, plus larges, tout en respectant la méthode expéri-
mentale, essayaient les groupements, et cherchaient au-dessus des
faits la loi qui les régit.
Cette découverte inattendue était une défaite pour ce parti; puisque
le soufre et l'oxygène, l'azote et le phosphore, qu'on avait voulu rap-
procher, ne se conduisent pas de la môme façon lorsque, se combinant
avec la môme substance, ils devaient former les corps qu'on avait voulu
rapprocher, il fallait en conclure que ces rapprochements étaient fau-
tifs; les autres étaient probablement dans le môme cas, et il fallait
mieux revenir à la constatation pure et simple des phénomènes que
de se lancer dans une voie où l'on rencontrait un échec dès les pre-
miers pas.
Les effets, toutefois, ne furent pas aussi fâcheux; on eut confiance
dans les données théoriques malgré l'expérience; et plutôt que d'ad-
mettre que les rapprochements établis entre l'oxygène et le soufre
d'une part, entre le phosphore et l'azote de l'autre, étaient illusoires,
on crut qu'on avait rencontré une anomalie dont le temps peut-être
aurait raison.
Une de ces anomalies vient, en effet, d'être levée d'une façon com-
plète, et c'est là le sujet de la belle leçon faite par M. Deville.
Au lieu de s'en tenir à prendre les densités de vapeur à 500*,
comme avait fait M. Dumas, c'est-à-dire à comparer les poids de
volumes égaux de vapeur et d'air placés successivement à cette tem-
pérature élevée et soumis à la même pression, MM. Deville et Troost
ont eu l'idée de pousser la température jusqu'à 800 et iOOO*" '. Mais ici
1 . Au lieu de prendre Tair comme un terme de comparaisoiii les auteurs ont employa,
la vapeur d'iode, qui, étant très-lourde, donne moins de prise aux erreurs de pesée.
REVUE DES SCIENCES. 133
les difflcullés commencent. Quels appareils prendre? Dans quels vases
enfermer ces vapeurs? Le verre ne résistera pas; non, le verre fond, à
cette température, comme de la cire à cacheter dans la flamme d'une
bougie. Nous prendrons la porcelaine. Comment ensuite mesurer la
température? Question délicate quand la chaleur devient élevée, car les
moyens précis que nous possédons diminuent de certittide à mesure
qu'on s'éloigne des températures ordinaires. Nous ne mesurerons pas
ces températures. C'est là, on le sent, l'idée extrêmement originale
et élégante de ces recherches.
Sous une pression constante, les substances volatiles entrent tou-
jours en ébullition à la même température; quand le mercure du baro-
mètre indique que la pression atmosphérique est de 760 millimètres,
l'eau bout toujours à iOO", le soufre à 440, le cadmium à 860, le zinc
à 1040. Si donc on place successivement dans un bain, où l'on chauffé
une de ces substances jusqu'à la faire bouillir, les vases renfermant les
corps volatiles, on est certain de pouvoir, sans la mesurer, retrouver
la même température.
En soumettant donc un vase de porcelaine contenant du soufre,
à 860^, température d'ébullition du cadmium, on a trouvé que tout
à coup cette vapeur de soufre éprouvait une dilatation considé-
rablcy que son volume devenait trois fois plus grand qu'à une tempé-
rature plus basse, et que si la densité de vapeur de soufre prise à ^OQi^
était bien 6.6, comme M. Dumas l'avait observé en 1832, elle devenait
3.2 à 860*, c'est-à-dire qu'elle avait précisément la valeur que lui avait
assignée la théorie'.
Ainsi, les analogies entre le soufre et l'oxygène sont parfaitement
contrôlées : l'hydrogène sulfuré est formé d'un volume de vapeur de
soufre uni à deux d'hydrogène, comme la vapeur d'eau est formée
d'un volume d'oxygène combiné à deux d'hydrogène.
Comme on l'avait prévu, le soufre présente des anomalies ; le soufre
chimique qui entre en combinaison n'est pas ce soufre solidifié et
dense qui existe à la température ordinaire, mais un soufre gazeux,
plus léger, dont les molécules écartées sont particulièrement aptes à
la combinaison.
Je n'ai pas l'honneur ni le plaisir d'être intimement lié avec
V. DevillCy mais cependant vif et gai comme je le connais, je ne doute
pas de l'immense joie qu'il a éprouvée -en constatant pour la première
fois que la densité de vapeur de soufre était bien de 2.2. Quel plus
grand bonheur peut avoir un savant que de confirmer les prévisions de
I. M. Bineau, professeur à la Faculté des sciences de Lyon, paraît Être arrifé, par
4]oe mélhode peu précise, à un résultat analogue depuis plusieurs années.
434 REVUE DES SCIENCES.
la théorie? De pouvoir dire une fois de plus à ses conErèresattentib :
a Ayez foi dans Tidée ! Et quand vous aurez rencontré un certain
nombre de faits suivant régulièrement une loi, généralisez hardiment,
le temps fera raison des objections et des anomalies. » Ârago raconte
qu'un jour,, allant voir Gay-Lussac, il trouva son grand ami sautant de
joie avec ses sabots dans son laboratoire humide, k la suite d'une expé-
rience réussie. J'aurais bien voulu me trouver au laboratoire de l'École
normale au moment où le calcul fait, M. Deville est tonoibé sur le
nombre qu'indiquait la théorie, pour voir l'éclair de plaisir qui a dû
briller dans ses yeux.
L'anomalie du phosphore n'a pas été aussi heureusement levée; on
a retrouvé à des températures élevées la même densité de vapeur qu'à
des chaleurs plus basses, et quand deux molécules d'azote entrent en
combinaison, une seule de phosphore est employée pour produire des
substances analogues.
Le rapprochement est-il fautif; l'azote et le phosphore n'ont-ils que
des caractères éloignés, et faut-il briser les licQS qu'on avait établis
entre eux? Non, certes, des expériences récentes de MM. Gahours
et Hoffmann sur les hydrogènes phosphores composés ont établi
un rapprochement évident avec les ammoniaques composés. Le
phosphore et l'azote sont frères, ou au moins cousins germains à
coup sûr.
« Mais, messieurs, l'azote n'est pas un corps comme les autres, il a
trop de chaleur emmagasinée, ses molécules sont écartées violemment
par cette chaleur, et sa densité est trop faible de moitié. Un grand
nombre de ses composés est détonant à cause de cette chaleur rete-
nue, condensée, qui s'échappe souvent violenmient et brise la molé-
cule complexe qui la renferme.
« L'iodure d'azote de Gay-Lussac, le chlorure d'azote qui a jnto-
curé à Dulong l'occasion de montrer son courage indomptable,
détonent sous le plus léger frottement, sous la plus faible élévation
de température. Enîermez l'acide azotique anhydre ^ dans un tube
soudé à la lampe, placez ce tube dans une boite remplie de sable,
enterrez-le dans une cave; pas la moindre élévation de température
ne viendra mettre ses molécules en mouvement. Cependant, ouvrez la
boite après trois semaines d'attente, et vous trouverez votre tube en
miettes, l'acide azotique a détoné. — Les fulminates de mercure et
d'argent qui éclatent sous le choc et servent aux armes à percussion
sont encore des substances azotées. L'azote, messieurs, est semblable
à ces larmes de verre tombées incandescentes dans l'eau froide, et
1. Décou?ert par M. H. Deville.
REVUE DES SCIENCES. idS
foi» figées subitement» ont conservé leur chaleur intérieure et se
brisent en mille pièces quand on casse la fine pointe qui les termine.
L'azote, messieurs, c'est un corps trempé I »
Nous venons de voir qu'entre 500 et 800 degrés, le sonfire
é]irouve une dilatation des plus remarquables, et que sa densité de
sapeur devenait le tiers de ee qu'elle était d'abord; qui prouve que
cette dissociation s'arrête, que la rupture qui s'est déjà produite dans
la molécule entre 500 et 800 degrés ne va pas se reproduire, et que
le véritable soufre chimique est celui qu'on obtient en chauftant sa
vapeur dans le cadmium en ébullition?
On pouvait en être certain par suite de l'accord qui existait entre le
nombre déterminé par la théorie et celui qu'avaient donné MM. DeviUe
etTroo&t, Mais ces habiles expérimentateurs ont voulu avoir raison de
cette objection, non-seulement par des indications théoriques^ mais
de plus à l'aide de nouvelles expériences.
En poussant leurs recherches plus loin, ils ont déterminé la densité
de la vapeur de soufre dans le «ne en ébullition, c'est-à-dire à
1040 degrés, et celte fois ils ti^ouvèrent que la densité de la vapeur de
soufre était restée parfaitement la même qu'à 860 degrés. Aina»,
pendant ce nouvel intervalle de 200 degrés, le soufre n'éprouve
plus de ces variations brusques qu'on avait observées plus bas, et on en
pouvait conclure qu'on était bien tombé sur le nombre exact dans la
précédente recherche; l'expérience venait donc donner là une confir-
mation éclatante aux prévisions de la théorie.
Cette seconde détermination à une température plus élevée était
d'autant plus nécessaire que M. Cahours avait montré que les vapeurs
n'ont pas acquis leur véritable densité à quelques degrés au-d.essus de
leur point d'ébullition. Natura non facit salium. La nature n'aime pas
les transitions trop brusques, et, pendant un certain espace de l'échelle
thennométrique, les vapeurs resleot des êtres intermédiaires entre les
liquides et les gaz; elles n'obéissent qu'incomplètement aux belles
lois sur les pressions et sur les dilatations observées par Mariotte et
Gay-Lussac, et il faut les chaufier davantage pour leur faire prendre
nettement l'allure des gaz.
Aussi MM. Deville et Troost doivent-ils arriver à une température
soutenue, supérieure à iOAIO^y pour déterminer la densité de vapeur du
sélénium, non encore constante sous cette forte chaleur.
Le sélénium, frère jumeau du soufre, présente en effet la même
anomalie ; à quelques degrés au-dessus de son point d'ébullition, sa
vapeur est trois fois plus lourde que ne l'indique la théorie. Cette diffi-
culté n'est pas'encore complètement résolue à 1040 degrés ; la molécule,
qui doit se briser de façon à devenir trois fois plus légère comme celle
136 REVUE DES SCIENCES.
du soufre, n'a pas complètement terminé son travail ; il faut donc
produire des températures encore plus élevées.
Pour d'autres, là commencerait la difficulté; pour M. Deville, là
sera le triomphe. C'est en effet le chimiste du feu, et c'est en déve-
loppant cet amour qu'il a pour la flamme que M. Deville est devenu
réellement éloquent dans sa belle leçon de la Société chimique de Paris.
Qu'il emploie l'huile de schiste ou l'essence de térébenthine dans sa
lampe-forge, qu'il brûle dans un fourneau très-portatif les escarbilles
de coke, et que l'oxygène pur ou l'air atmosphérique soient les agents
comburants, par l'ingénieuse disposition de ses appareils, M. Deville
arrive à produire des températures extrêmement élevées et dont on
n'avait aucune idée; le platine y fond; le platine y est entré en ébuUi-
tion, et M. Deville ne désespère pas de pouvoir faire des expériences
dans la vapeur de platine comme il en a fait déjà dans celle de cad-
mium et de zinc. Un savant illustre, qui assistait à la séance, M. Jacobi,
a obtenu du gouvernement russe, en faveur de M. Deville, le don de
cent kilogrammes de platine ; au prix où il est à Paris, c'est cent
mille francs; la matière ne manquera pas, ni le talent, ni l'espérance
de faire ample moisson.
C'est une chimie nouvelle, en effet, que l'étude des réactions qui
ont lieu à ces températures extrêmement élevées; c'est la chimie bleue^
comme dit M. Deville, qui a observé pour la première fois une teinte
bleu azuré succédant dans les fourneaux aux colorations rouges et
blanches qu'on y voit habituellement. — L'eau se décompose en ses
éléments sous l'efiort de cette énorme élévation de température, et
bien d'autres corps composés s'y décomposeront de même.
On comprend donc l'enthousiasme que ressent M. H. Deville pour le
feu. « Un chimiste qui a un creuset au feu peut s'attendre à tout, a
dit M. Wôhler, et quant à moi, je ne saurais trop recommander à mes
jeunes confrères qui m'écoutent d'étudier le feu, c'est un sujet encore
inexploré, c'est un agent dont la puissance est encore inconnue, et
qui donnera beaucoup à celui qui saura le conduire et le faire travail-
ler. On dit que chacun dans ce monde a sa folie, la mienne, messieurs,
c'est le feu! Rien n'est si beau I Et quand une fois on a vu les splen-
deurs d'un vaste foyer dardant de toutes parts ses rayons pénétrants,
et lançant dans l'air son panache de flamme, on ne se lasse plus de le
regarder, dûtron y perdre les yeux ! »
La séance se termina au milieu des plus vifs applaudissements;
M. Deville avait suivi le principe d'Horace :
Si vis me flere, dolendum est
Primum ipsi tibi.
REVUE DES SCIENCES. 137
En parlant de ses longs travaux, des nombreuses luttes dont il était
sorti vainqueur, se sentant écouté, soutenu par son auditoire, l'émo-
tion l'avait gagné, puis l'enthousiasme, et il avait su les faire passer
dans le cœur de ses auditeurs.
En somme, cette belle leçon dont nous n'avons pu donner qu'une
bien faible idée au lecteur avait réellement réussi; car, retombé dans
la solitude, chacun, plus encouragé, plus ardent à la poursuite de la
Térité, sentait ancrée plus avant dans son cœur cette passion exclusive
pour la science, sans laquelle rien de grand ne se fait.
P.-P. Deh£rain.
L'ANNÉE LITTÉRAIRE
CHAPITRE XXXI
10 MAI 1860.
Un des amis de Fume, M. Rossew Saint-Hilaire, vient de publier
sur cet excellent homme une notice qui se fait lire avec le plus
grand intérêt, non-seulement à cause de celui qui en est le principal
personnage, mais encore par les temps qu'elle rappelle. Fume était
né en 1794, rue Saint-Denis, au coin de la rue Guérin-Boisseau, et
ne perdit jamais le bouquet du cru ; il resta Parisien par ses instincts,
par ses goûts, par son esprit. Son père et sa mère, pauvres petits
marchands, vivaient fort maigrement de leur commerce, et n'en
étaient pas moins désintéressés pour cela; un fait raconté par M. Ros-
sew Saint-Hilaire suffira à les faire connaître. « Pendant la Terreur,
un vieux prêtre, obligé de fuir la France au péril de sa vie, leur
avait confié la somme, considérable en pareil moment, de trois mille
francs, sans vouloir même en emporter un reçu. Après de longs
débats, ces braves gens avaient enfin consenti à garder cette somme,
qui fut respectée pendant bien des mauvais jours. La gène, la mi-
sère même visitèrent leur pauvre maison , sans que jamais la pensée
leur vint de toucher à ce dépôt sacré. Mais enfin , luirent pour la
France des jours meilleurs : la tourmente dispamt, et un soir ma-
dame Fume aperçut le vieux prêtre rôdant autour de sa maison.
« Venez, venez, cher homme, lui cria-t-elle, votre argent est là qui
vous attend, venez donc le reprendre ! y>
Quel singulier spectacle devait présenter la société à cette époque
où toutes les classes de la société venaient d'être bouleversées ! Que
de changements dans les idées, dans les mœurs, dans les fortunes !
L'ANNÉE LITTÉRAIRE.— CHAPITRE XXXL iZO
Que de types curieux et intéressants, entre autres celui du bouqui-
niste Letinne, qui lisait, dit M. Rossew Saint-flilaire, les livres qu'il
vendait, et qui apprit à Furne les premiers éléments du latin ! Pour
exciter son émulation, il promit de loin une récompense longtemps
attendue et ardemment convoitée, cette récompense arriva enfin :
c'était un Ovide en latin, avec la traduction de Tabbé Desfontaines.
Ce livre fut le premier que posséda Charles Furne , et un de ceux
qu'il a le plus aimés, avec un Virgile Elzévir qu'un de ses amis con-
serve comme une chère relique : <( Si le feu prenait chez moi, disait-
3, je ne regretterais que ces deux bouquins. Tout le reste peut se
remplacer, mais on ne remplace pas des souvenirs de jeunesse. »
Paris du temps du Consulat ne ressemblait guère à celui que nous
voyons aujourd'hui. Les jardins étaient Picore vastes et nombreux;
presque à chaque rue on voyait derrière une grille des quinconces de
marronniers, de longues allées pleines d'ombre et de silence, de
vastes pelouses, ornements d*un ancien hôtel ou de quelque couvent
abandonné. La verdure et les fleurs n'étaient pas rares^ grâce aux
jardinetss placés entre les maisons. Entrons dans celui-ci, d'où partent
tant de Toix joyeuses. C'est le jardin d'une école. Nous sommes en
pleine récréation; les oiseaux chantent dans les cages; les enfants se
roulent sur le gazon. Assise sur un banc de pierre , la femme du
maître d'école donne pour ainsi dire la béquée à un essaim de petites
filles, tandis que son mari, une paire de besicles en baleine sur le
nez, taille les pousses de ses rosiers en fleur. C'est dans ime de ces
écoles que Furne apprit à lire et à écrire. Plus tard, ses parents le
mirent en pension. Je ne sais pas pourquoi^ tandis que je me sens
pris d'une véritable tendresse pour le maître d'école, le maître de
pension de cette époque me parait un être maussade et cruel : je me
le figure toujours sous les traits d'un moine défroqué, ne pardonnant
pas à la Révolution de l'avoir arraché à la vie plantureuse et vide de
soucis de son ancienne abbaye, pour l'obliger à travailler, à prendre
une profession. Sombre, taciturne , mécontent, je le vois passant sa
rage sur les enfants confiés à ses soins , tirant jusqu'au sang les
oreilles de ses victimes, leur arrachant des poignées de cheveux avec
mae férocité froide qui me fait frémir. J'espère bien pour le pauvre
Fume qu'il ne fut point placé chez un de ces ogres qui n'existent
peut-être que dans mon imagination. Son pensionnat était situé
rue Thorigny, au Marais. Le vieux bouquiniste avait indiqué cette
adresse. Nous avons pu apprécier tantôt la probité du père et de la
140 L'ANNÉE LITTÉRAIRE,
mère de Furoe ; le dévouement de ces braves gens s'imposant tous
les sacrifices pour assurer à leur fils le bienfait de l'éducation nous
donne une idée de leur cœur et de leur intelligence.
Un changement de directeur rendit le séjour de la pension intolé-
rable à Furne ; il en sortit avec un fonds solide d'instruction littéraire
qu'il devait mettre à profit dans sa traduction de Do7i Quichotte. J'ai
tpujours eu une grande admiration pour l'illustre chevalier de la
Manche. Je me rappelle encore le plaisir que j'éprouvai, il y a deux
ans, en apprenant que, trompant encore une fois la surveillance de sa
nièce, de sa gouvernante, dp curé, du barbier, et du bachelier Sam-
son Garrasco, don Quichotte venait de faire une nouvelle sortie. On
avait répandu la nouvelle de sa mort. L'ingénieux hidalgo s'est éteint
au milieu de ses amis, abjurant, ajoutait-on , ses erreurs, et renon-
çant à la chevalerie : ce Félicitez-moi, avaitril dit à ceux qui l'entou-
raient, je ne suis plus don Quichotte de la Manche, mais Alonzo
Quixano, que la douceur de ses mœurs fît surnommer le Bon. Me
voici à cette heure l'ennemi déclaré à'Amadis des Gaules et de toute
sa postérité; j'ai pris en aversion les profanes histoires de la cheva-
lerie errante, je reconnais le danger que leur lecture m'a fait courir;
enfin par la miséricorde de Dieu, devenu sage à mes dépens, je les
déteste et les abhorre. »
Ces paroles sembleront, à tout homme impartial, plutôt sorties de
la bouche de ce faux don Quichotte, dont l'impudent licencié Fer-
nandez Alonzo de Avellaneda, natif de Tordesillas, nous a raconté
l'histoire apocryphe, que de celle du grand et véritable don Quichotte
de la Manche, qui a eu pour historien l'exact et véridique Gid'Hamet
Ben-Engeli. Don Quichotte n'a jamais renié la chevalerie errante,
il n'a point maudit l'aimable et valeureux Amadis des Gaules. Cette
conversion était fausse; je n'ai jamais voulu y croire, et bien m'en a
pris le jour où je l'ai vu reparaître et entrer en campagne en compa-
gnie de son nouvel écuyer Furne.
Une traduction de Don Quichotte est une difficile entreprise litté-
raire. (( Dans les lettres, écrivit Furne, obscur ouvrier de la onzième
heure, nous n'avons pas la prétention d'avoir atteint le but que tant
d'autres ont poursuivi avec constance, et quelquefois avec bonheur ;
mais dans la mesure de nos forces, et par une version que nous nous
sommes eflTorcé de rendre agréable, nous avons cherché à augmenter
le nombre des admirateurs d'un des plus beaux génies dont s'honore
l'humanité. C'est le résultat de cette tentative que nous soumettons
CHAPITRE XXXI. Ul
au public. Y> Ce résultat a dû dépasser les espérances de Fume. Sa
traduction, en effet, se recommande par une qualité bien grande,
l'absence de toute prétention personnelle ; le succès littéraire de Tau-
teura été d'autant plus grand qu'il ne le cherchait pas. Sa sympathie
profonde et sincère pour Cervantes a élevé son talent à la hauteur de
sa tâche. Fume aimait don Quichotte et le pays de don Quichotte;
l'Espagne était pour lui comme une seconde patrie où il allait cher-
cber des distractions aux fatigues de sa vie laborieuse ; il se plaisait
aux bizarreries et à l'originalité du génie espagnol. Quant à l'œuvre
de Cervantes, elle l'avait frappé dans sa jeunesse et enchanté dans
son âge mûr.
On nous donne Don Quichotte à lire quand nous sommes enfants.
 cet âge, on ne sent pas la force et la beauté de ce caractère. Il faut
à l'enfance des enchantements de bonne foi, des magiciens et des
chevaliers errants véritables. Don Quichotte n'est pas non plus le
héros de la jeunesse. Quand on est jeune, on ne voit que le côté
ridicule de don Quichotte et l'égoisme de Sancho. Ce chevalier qui
porte l'épée reçoit trop de coups de bâton pour intéresser; on trouve
l'auteur cruel; on se lasse du récit de ces mystifications perpétuelles
dont il ne cesse de poursuivre sa victime, et on iinit par trouver qu'un
personnage si crédule est bien peu digne de pitié. A vingt ans^ le
bon sens de Sancho ennuie ; ce grossier paysan fatigue ; on ne com-
prend pas qu'en définitive Sancho représente le dévouement, car si,
par moments, l'intérêt et l'ambition semblent l'entraîner seuls à la
suite du chevalier, il n'est dupe qu'à demi des promesses et des espé-
rances de son maître. Vingt fois il est sur le point de renoncer à son
lie, à son duché, pour retourner auprès de sa femme et de ses enfants.
Ce qui Tempéche d'exécuter son projet, c'est le chagrin de quitter un
maître qu'il aime et qu'il admire au fond ; car, ne vous y trompez
pas, il y a parfois dans Sancho des éclairs de chevalerie.
Don Quichotte est le livre des hommes mûrs. Lorsqu'il parut,
Cervantes touchait à la soixantaine ; il est le produit des épreuves et
de l'expérience d'une des vies les plus agitées, les plus malheureuses
dont un homme ait jamais vécu. Tour à tour soldat, captif, employé,
auteur dramatique, prisonnier, client d'un archevêque et d'un
ministre, Cervantes a subi toutes les traverses, éprouvé toutes les
désillusions. Fume a donné de cette existence si tourmentée un
résumé succinct et touchant en tête de sa traduction. Don Quichotte
est le portrait de Cervantes lui-même. Il s*est personnifié dans l'hi-
142 I/ANNÉE LITTÉRAIRE.
dalgo du bourg d*Ârgamasilla. Lorsque ce livre extraordinaire parut,
un long éclat de rire retentit d'une extrémité de la Péninsule à Tau-
tre. On en vendit plus de trente mille exemplaires; il fut traduit
dans tontes les langues de TEurope. Après ce prodigieux succès,
l'auteur se trouva aussi pauvre gue devant, et non moins obligé de
compter, pour vivre, sur la générosité des grands. Les contempo-
rains ne virent dans Don Quichotte que la satire de cette espèce de
passion que la masse des lecteurs ressentait encore pour tant d'insi-
pides romans de chevalerie. Jamais Amadis des Gaules n^eut affaire
à un si terrible enchanteur que Cervantes. Il s'enferma si bien, lui
et tous les chevaliers errants, dans la caverne du ridicule et de l'ou-
bli, que, depuis, ils n'en sont plus sortis. Sans doute, Cervantes
rendit par là un service réel à la raison et au bon goût^ mais son
grand mérite est ailleurs. Ce n'est point seulement parce qu'il a fait
justice de quelques romans ennuyeux que Don Quichotte vit et
qu'il Tivra éternellement. Une pièce de vers, une chanson, un bon
mot, il n'en faut pas davantage, quand le moment est venu, pour en
finir avec un ridicule ou avec un abus, et ces exécutions se font, le
plus souvent, sans grand péril ni grand honneur. H y a dans Don
Quichotte quelque chose de plus qu'une satire. On y reconnaît la
philosophie, la résignation^ l'expérience et le cœur de Cervantes, de
même qu'il y a dans le Mistmthrope, .comme le disait Fume, le cœur
de Molière. Voilà pourquoi, à un certain âge, Don Quichotte est
l'ami et le consolateur des jours de tristesse et de découragement. Us
ne sont pas rares lorsque les cheveux grisonnent^ que la jeunesse
commence à se faner, que l'on voit disparaître à l'horizon tant d'es-
pérances que Ton croyait tenir. Quoi de mieux à faire que de relire
alors Don Quichotte^ et d'apprendre de lui à supporter les persécu-
tions des enchanteurs^ à faire notre devoir de bons chevaliers dans la
vie. Gloire, fortune, liberté, n'avons-nous pas tous une Dulcinée?
Quels tours nous ont joués les maudits enchanteurs ! que d'insolentes
transformations ils ont fait subir à la dame de nos pensées ! Nous
désenfourchons maintenant Rossinante^ nous revenons au logis mou-
lus de tant de coups, las de tant, d'aventures diverses, de tant de
moulins à vent pris pour des géants, de tant de palais qui n'étaient
que des masures, de tant de rêves évanouis, tâchons de nous consoler
en lisant la vie du noble chevalier de la Manche.
Je m'y résigne, mais non point sans regretter ces pauvres romans
de chevalerie contre lesquels les amis de don Quichotte se montraient
CHAPITRE XXXI. 143
si imjpitoyables. a Non, «m, dit la mèce, n'en épargnes sncua : tons
ik oùk fait da mal. II finit les jeter par la fenéftre et les amonceler
dans la ehambre^, afin de ks luruler d*nn seul conp, on plut6t les
porter (fcins la cour, et dresser là un bûcher pour n*étre point incom-
iBodés de la fumée« » Hâas! nous avons tous apphudi à cette exécu-
tion, mms avons ri et dansé autour de ce bûcher où se tordaient
dans les flammes l'innocent Amadis, le doux Palmerin, le généreux
Eiplandian, le bnrre Tirant le Blanc et le bouillant Florismon d'Hir-
cairie. Noos ayons applaudi au bon sem de la nièce, de la gouver-
oanfe et du barbier. Où ce bon sens nous a-t-il mené?- Au réalisme.
Entourés de livres vulgaires, nous demandons en vain un peu de
poésie éL d'idéal à nos romanciers. La muse s'est endormie sur le
sopha de Crébilion fils. Qui la tirera de ce fatal enchantement? Qui
noQs d^vrera de ces récits lascifis qu'on essaye de faire passer pour
des foiaans d'amour, de ces descriptions effirontées* de boudoir et
d'alcôve qu'on nous présente comme des analyses de sentiment? qui
mettra un terme à cette eServescence sans pudeur, qui fermera ces
rideaux le^és sur tous les mystères? Revenez, chevaliers errants,
parlez-nous enoore d'héroïsme, d'abnégation, de chaste tendresse,
apprenez-nous à aimer comme on aimait du temps de Dulcinée.
Me voilà bien loin de la notice sur Furne; on me pardonnera, cette
digression en songeant que Don Quichotte a été l'œuvre de prédilec-
tion de toute sa vie; qu'il a mis à la traduire son cœur et son intelli-
gence, et qu'il ne se lassait pas de parler de ce roman immortel et de
son auteur. On aime à voir un homme au milieu des labeurs et des
pmoeupations d'une grande industrie réserver ainsi une part impor-
tante de lui-même à l'art et à la poésie. C'est ce qui donnait à Chartes
Furne une physionomie si originale et si sympathique. On la retrou^
tout entière dans le portrait de M. Bossew Saint-Hilaîre. L'auteur a
moBtfé qo'il y avait dans la vie d'un homme de bien, d'un citoyen
utils, de quoi intéresser le public, habitué à n^entendie parler jus-
^'id que des gens de guerre , d'administration , de finance ou de
phnne. Sans doute, il y a là des gloires mérKées ; mais n'y en a-t-il
(pe la seulement, et ne néglige-t-on pas un peu trop les hommes
nwde^es ijni consacrent leurs eflbrls et leur talent à faire progresser
les antres parties de l'activité nationale! Furne fut un de ces hommes,
la librairie , qui est un art bien plus qn'une industrie , lui doit
de notables et solides améliorations. On voit sur quoi elles por-
tent dans la notice de M. Bossew Saint-Hilaire, et comment Fume
144 L'ANNÉE LITTÉRAIRE.
était parvenu à les réaliser à force de perséyérance et de sacrifices. D
avait le goût de sa profession ; pour s'y livrer, il avait quitté la place
qu'il occupait dans Fadministration des douanes. Sa force, son acti-
vité semblaient lui promettre de nouveaux succès , lorsque la mort
est venue subitement le frapper à son retour d*un voyage en Italie, où
il était allé pour assister au triomphe de nos armes. Ce voyage, qui
prouve Tardeur patriotique dont Furne était rempli, me touche
moins cependant qu'une course qu'il fit en Normandie, il y a.déjà
plusieurs années. « Les premières années de son enfance, dit M. Ro6-
sew Saint-Hilaire , lui furent toujours présentes : elles remontaient
jusqu'à son baptême, longtemps retardé, il est vrai, par la fermeture
des églises. Il se souvenait avec attendris^ment de son parrain ,
brave chaland de la boutique paternelle, qui, dans sa pauvreté, n'avait
pu offrir que des noix pour dragées de baptême. Si vifs , si présents
étaient pour lui ces souvenirs, que, bien plus tard, devenu riche, il
se mit en route un beau jour, et parcourut toute la Normandie à la
recherche de ce parrain qu'il n'avait pas revu depuis la cérémonie ,
et auquel il voulait rendre ses noix, n
Furne, on le voit, était un homme de cœur. C'est un éloge rare. II
l'a mérité.
Il
« Dans le temple comme hors du temple, le protestant ne croit
pas sur parole, et le dernier mot de notre prédication doit toujours
être celui de saint Paul : Je vous parle comme à des personnes intel-
ligentes ; jugez vous-mêmes de ce que je vous dis. » Ce passage, que
j'extrais des Observations pratiques sur la prédication^ par Athanase
Coquerel, donne une idée juste du caractère que doit avoir l'éloquence
de la chaire protestante. La prédication dans l'Église réformée joue
un rôle plus important que dans l'Église catholique ; elle se mêle à
toutes les cérémonies du culte, e.^?. est presque le culte tout entier.
Ce n'est point seulement aux jours solennels, et à certaines époques
consacrées, que le prêtre protestant parait en chaire, il y monte tous
les jours, il y parle aux fidèles sans l'apparat, sans l'édat des grandes
cérémonies ; l'auditoire auquel il s'adresse aujourd'hui sera le même
demain et pendant toute l'année. Les grands effets de l'éloquence
s'usent vite, le pasteur est obligé, en quelque sorte, d'y renoncer; sa
CHAPITRE XXXI. i45
parole doit rester nette, vive, familière, et œpendant frapper les
esprits et toucher les cœurs. Sans nier le talent de ces orateurs reli-
gieux qui, pendant la saison, brillent dans les chaires catholiques et
passent de Tune à l'autre comme des acteurs en représentation, leur
tâche me parait plus facile à remplir que celle du simple pasteur qui,
pendant vingt ans de sa yie, anime et vivifie de sa parole le même
troupeau.
Ûans les préliminaires des Observations pratiques, M. Athanase
Coquerel nous dit qu'il avait formé le projet d'écrire une histoire de
l'éloquence au point de vue chrétien. Remonter aux modèles et aux
maître^ de l'art dans l'antiquité, rechercher ce qui, dans les exemples
et dans les règles qu'ils nous ont laissés, est applicable à la prédica-
tion chrétienne moderne; suivre la trace de celle-ci, en la mettant en
rapport avec l'état des mœurs, les variétés des opinions, la nature des
gouvernements^ telle était la base de son programme. Il aurait d'a-
bord cherché l'histoire de la chaire chrétienne dans les premiers
siècles, et chez les Pères de l'Église, pour la continuer à travers les
ténèbres du moyen âge jusqu'à la Renaissance, et depuis cette époque
jusqu'à la Réformation. Là il aurait montré les obstacles apportés par
la rude et continuelle polémique du temps aux progrès de l'éloquence
religieuse, que l'esprit servile et factice du dix-septième siècle devait
marquer de son empreinte. La prédication au sein des Églises du
Refuge, après la révocation de l'édit de Nantes, aurait formé un des
chapitres les plus intéressants de cet ouvrage, terminé par une étude
sur l'éloquence sacrée, telle qu'elle a été depuis le rétablissement des
coites, el telle qu'elle devrait être de nos jours. Il est fâcheux qu'a-
près en avoir réuni les matériaux, M. Athanase Coquerel ait renoncé
à écrire ce livre. Il avait le talent et l'expérience nécessaires pour le
mener à bonne fin. Dans la vie si absorbante du journalisme, les
obligations font quelquefois négliger les devoirs. Je n'ai entendu
M. Coquerel qu'à la tribune de cette dernière assemblée, mais j'ai
pu me faire une idée de ce qu'il doit être dans la chaire, et quelles
qualités de jugement et de style il doit y apporter. Je me rappelle
l'excellent discours prononcé par lui dans la discussion de la loi sur
l'instruction publique. Le souvenir de ce discours, aussi remarquable
par la pensée que par la forme littéraire, me fait encore plus vive-
ment regretter que M. Athanase Coquerel n'ait point exécuté son
plan d'une histoire générale de la prédication chrétienne.
Restreint à de simples observations pratiques, son livre n'en offre
Tome X. — 37* liTraiMu. 10
146 UANNÉE LITTÉRAIRE.
pas moins un intérêt très-vif* La pratique d'un art n*est pas aitibre
chose, en définitive, que Tart lui-môme, et quel art est plus intéres-
sant à étudier que celui de l'éloquence? On naît poète, dit-on, et on
devient orateur ; je crois aussi que Ton nait orateur et que Ton devient
poète. C'est le sort de tous les axiomes de cette nature de pouvoir être
retournés. Pour briller dans un art quelconque, poésie, peinture,
musique, éloquence, il faut venir au monde avec le germe de cer-
taines facultés que le temps, Texpéri^ioe, Tétude et les circonstances
développent rasuite : « Un art, quel qu*il soit, dit M. Coquerel avec
beaucoup de raison, s'apprend, et, selon la mesure des facultés que
Ton a reçues , on y réussit plus ou moins. Ce travail ne sera jamaîe
stérile. A quelque degré que vous soyez doué ou dépourvu des forces
naturelles d'esprit et de corps favorables à l'éloquence, l'étude de
l'art vous fera parler mieux, et si la prédication, comme j'espère le
montrer, est le premier devoir du ministère de notre Église, cette
étude devient un devoir sacré. »
M. Athanase Coquerel regrette qu'en France la prédication ait
cessé de faire partie de la littérature. <& Une idée fausse, dit-il, s'est
emparée des esprits; on ne tient plus à ce qu'un sermon soit une
pièce d'éloquence, ni à ce que l'éloquence de la chaire soit une œuvre
d'art; à force de les respecter dans la sphère religieuse, on les a relé»
gués hors de la sphère intellectuelle. Le reproche me semble un peu
exagéré. Lorsque dernièrement l'Académie française a rompu avec
sa tradition et ses règlements pour admettre un membre de l'ordre
de Saint-Dominique dans son sein, elle a donné pour excuse de cette
double violation la nécessité où elle était de faire une place à l'élo-
quence de la chaire. C'est uniquement, assure-t-on, comme frère
prêcheur que le révérend P. Lacordaire a été nommé académicien.
M. Athanase Coquerel ne tient par conséquent nul compte des suf-
frages de l'Académie, lorsqu'il prétend que les sermons ne sont pas
des titres littéraires et ne comptent pas. Il s'apercevrait peut-être du
contraire si l'Académie se convertissait un beau matin à la liberté de
conscience, ce qui n'est point impossible, après tout. La critique, il
est vrai, néglige un peu les sermons, mais ce n'est pas sa faute tout à
fait; la discussion n'est pas toujours aisée sur les matières dont se
compose un sermon ; cette discussion même déplaît à bien plus de
gens qu'elle n'en intéresse. On l'évite donc, c'est tout naturel, non
point par indifierence pour les questions religieuses, comme le croit
M. Athanase Coquerel, mais par les difficultés souvent insurmon-
i
CHAPITRE XXXL 147
taU» du sujet. La prédication catholique, il faut bien le dire aussi,
est trop en contradiction airec les idées et ayec les tendances de Tes-
prit moderne, pour que celui-ci, désormais sûr de la yictmre, s'in-
quiète beaucoup de combattre ses adversaires. Quant à la prédication
protestante, elle me semble historique ayant toute chose, et par cela
même prêter moins à la discussion. J*ai sous les yeux le compte
rendu général, publié par la commission du jubilé séculaire de la
Réformation en France ; il contient des extraits nombreux de sermons
prononcés à cette occasion ; ils ont tous trait à Thistoire. La circon-
stance, il est vrai, y prêtait particulièrement, mais j'ai trouvé ce carac-
fère dans plusieurs autres sermons.
La chaire protestante ne compte pas en ce moment autant d'ora-
leurs fameux que la chaire catholique. Cela tient beaucoup, je crois,
à la position sédentaire des protestants : ils ne vont pas prêcher de
ville en ville, et se consacrent entièrement à un seul troupeau. Tan-
dis que tel abbé , tel moine , tel père jésuite ou oratorien parcourt
tous les grands centres de population, annonce sa présence , convo-
que les fidèles à grand renfort de réclames, le pasteur protestant
reste dans sa paroisse à peu près inconnu à quelques lieues au delà.
U 7 ^9 J6 l6 sais, des exceptions à cette règle, mais fort rares, et, n
mérite égal, le prédicateur catholique est toujours plus connu que le
prédicateur protestant. La prédication étant, pour ainsi dire, une
chose de luxe dans l'Église catholique, il est tout simple qu'on cher-
che à jeter sur elle autant d'éclat, autant de publicité que possible ;
les protestants, plus familiarisés avec elle, parce qu'elle est la base de
leur culte, ne l'entourent d'auam appui extérieur, ne lui donnent
aucun auxiliaire. La chaire réformée n'a point rompu avec la société
moderne, c'est contre cette société même qu'elle est adossée : aussi
est-elle moins tonnante, moins fulgurante, moins agressive que
la chaire catholique ; on dépense infiniment plus de talent réel
dans la chaire protestante que dans la chaire catholique , mais
on y fait moins de bruit, et on y obtient par conséquent moins de
renommée.
Ce n'est point la renommée, il est vrai, que l'on doit chercher dans
la chaire , et les conseils que M, Athanase Coquerel donne à ses
jeunes collègues tendent à un but plus élevé, celui de fortifier la pré-
dication dans une Église dont elle a été jusqu'ici^ et dont elle ne doit
pas cesser d'être la force. C'est là surtout ce qu'ils y verront-, il n'est
pas défendu aux profanes de trouver autre chose dans l'ouvrage de
148 L'ANNÉE LITTÉRAIRE.
M. Athanase Coquerel , de louer la pénétration , la finesse et l'éléva-
tion, d'aperçus de l'auteur, et ses louables efforts pour relever un
genre qui tiendra toujours une place importante dans l'histoire litté-
raire d'une nation.
III
Je viens parler un peu tard , il est vrai , de la troisième édition du
livre de feu Eusèbe Salverte sur les sciences occultes, qui, fort heu-
reusement pour moi, sont plus à la mode que jamais. D'ailleurs l'é-
tude de la superstition est toujours curieuse, surtout celle de la
superstition scientifique , la même en définitive dans son essence et
dans ses effets que la superstition i^ligieuse , quoiqu'elle ne soit pas
toujours aussi grossière. La superstition scientifique a sa logique , sa
culture, ses développements ; elle imite les formes et les procédés de
la science, dont elle est en quelque sorte une contrefaçon. 11 y a des
époques où la superstition scientifique est obligée de se cacher, d^se
dissimuler, de se soustraire à l'active surveillance de la science , qui
chaque jour lui enlève un des fleurons de sa couronne. C'est ainsi
que la science nous a débarrassé de l'astrologie , de la magie, de la
théurgie , de l'alchimie, de la cabale. C'est le seizième siècle qui a
commencé cette grande révolution ; le nôtre l'a-t-il achevée? Je ne
saurais pas l'affirmer, mais il faut convenir cependant que les scien-
ces occultes jouent un rôle beaucoup moins important qu'autrefois
dans la société. Ce n'est plus de la cage des poulets sacrés que sor-
tent les plus grandes résolutions du sénat romain; les hommes ne
règlent plus leur- vie d'après les calculs d'un tireur d'horoscopes ;
nous n'achetons plus de philtres ; nous ne recourons plus guère aux
incantations, quoique nous évoquions de lemps en temps les esprits ,
dans un salon, entre une polka et une contredanse; nous sommes
quelque peu phrénologues et magnétiseurs, mais il faut convenir
que toutes nos sciences occultes , crânioscopie , magnétisme , tablo-
mancie, spiritisme, n'ont pas la prétention comme autrefois de rem-
placer les vraies sciences ; qu'elles vivent dans un milieu à part, loin
des savants, dans les couches intermédiaires de la société, et finissent
par descendre dans les couches inférieures, où elles dégénèrent rapi-
dement en superstitions vulgaires exploitées par lé plus abject char-
latanisme, confondant la phrénologie et les cartes , le magnétisme et
CHAPITRE XXXI. Hî)
le marc de café, Gall, mademoiselle Lenormand, Mesmer, et le grand
Etheilla.
« L'homme naît et meurt crédule, dit M. Eusèbe Salverte, et This-
toire de cette crédulité, qui forme un des traits essentiels de sa nature,
est une des plus curieuses éludes que Ton puisse entreprendre. On
comprend Tinfliience des sorciers quand on voit les merveilles déjà
opérées aux temps de l'antiquité pir la mécanique. Les planchers
mouvants, les aulomates, les mécaniques pour s'élever dans les airs :
1 Egypte connaît tous les trucs etles transmet à Rome. Les magiciens
égyptiens tiraient un parti merveilleux de l'acoustique, de l'optique,
de l'hydrostatique; ils imitaient le bruit du tonnerre, faisaient parler
les statues, et mouillaient leurs yeux de Inrmes; ils produisaient des
effets semblables à ceux du diorama, ouvraient des fontaines dans les
rochers, connaissaient l'art de liquéfier le sang et de traverser les
flammes sans brûlure ; le miracle de saint Janvier et l'appareil incom-
bustible des pomjâers nous viennent en droite ligne des Pharaons.
Les anciens magiciens connaissaient en outre une foule de secrets
pour agir sur les sens de l'homme et des animaux. C'est Circé, je
crois, qui découvrit la vertu du népenthès; le Vieux de la Montagne
enivrait ses disciples avec le haschisch ; les Égyptiens apprivoisaient
les crocodiles et les serpents. Les sorciers étaient les savants du
temps, et ils n'usaient de la science que pour exploiter le vul-
gaire. La médecine, la météréologîe, la chimie, l'astronomie, étaient
des sciences occultes qui servaient à prédire la mort des individus,
les tempêtes, les tremblements de terre, les éclipses, etc>, etc.
Les Juifs avaient des compositions phosphorescentes et pyropho-
riques : Moïse fait consumer par le feu les profanes qui touchent aux
choses saintes; le sang de Nessus était un phosphure de soufre, et
le poison que Médée employa contre Creuse un véritable feu grégeois.
Joignez à cela une foule de combinaisons analogues à la poudre à
canon, sans compter la poudre à canon elle-même, originaire del'In-
doustan et connue en Chine de toute éternité, le fusil à vent, la force
de la vapeur de l'eau chauffée, les propriétés de l'aimant, et voyez de
quel arsenal disposait la magie antique. Quant à moi, je comprends
son influence maintenant que j'ai lu l'ouvrage si savant et si con-
sciencieux de M. Eusèbe Salverte. Les hommes ont beau être cré-
dules, cette influence ne renaîtra plus, maintenant que la science, au
lieu d'être la propriété de quelques prêtres avides, est devenue le
patrimoine du genre humain.
i 50 L'ANNÉE LITTÉRAIRE.
Les éditeurs de ce livre Toat £ait précéder d'une ranarqoable
introductioa de M. E. Littré, et du discours prononcé par Arago «or
la tombe de Tauteur. Ârago! Eusèbe Salverte! que ces faommes
semblent loin de nous ! Ce n*est pas sans un atiendrissemeiit mêlé 4e
i^pect que j'ai retrouvé réunis en téiie de ce volume les noms ^ a»
deux amis de la liberté 1
IV
Il y a en ce moment, sur le boulevard des Italiens, une expoôtioii
de tableaux de Técole moderne, tirés de collections d'amateurs. Deux
mâts peints et dorés, qu'ornent des banderoles flottantes, indiquent
le local de cette exposition. Entrez, tous trouverez là environ quatre
cents tableaux des maîtres les plus admirés. L'occasion est rare et
précieuse , hé^z-vous d'en profiter. On peut relire un livre , on peut
entendre plusieurs fois une comédie ou un opéra., mais un tableau ,
vous ne le voyez qu'un instant. €ette peinture qui vous a charn^ à
l'époque de l'exposition , devant laquelle vous êtes si souwnt venu
vous mettre en contemplation , elle appartient à un amateur ; dans
quelques jours il l'emportera chez lui , vous n'en jouirez plus , elle
vous sera rayie. Reste la gravure; mais combien de tableaux ne sont
point gravés ni même photographiés, au grand désespoir des pemtns,
dont les oeuvres les plus belles échappent souvent au public! Le
musicien , le poète , le romancier, travaillent pour tout le monde , il
n'en est pas de même du peintre. A moins que l'État n'achète ses
tableaux , ils sont perdus pour la foule ; ils ornent lan salon ou une
galerie qui ne s'ouvre qu'en faveur de quelques élus; ils sontam*
fisqués, pour ainsi dire, et s'ils revoient le jour, ce n'est que peur un
moment dans la salie des commissaires-priseurs, au milieu de la
fumée et du feu des enchères , semblables k ces esclaves orientales
^ui ne voient le monde que pendant l'heure rapide qui s'écoule
entre l'ouverture du marché et leur entrée dans les ténèbres d*«n
nouveau harem.
C'est une idée industrielle qui a donné naissanoe à l'exposition du
boulevard. Un spéculateur ouvre sa salle aux amateurs qui veuleat
se défaire de leurs tableaux. Les acheteurs peuvent les examiner à
leur aise, avant qu'ils prennent le chemin de l'hôtel de la rue Pinoo ,
«t, moyennant vingt sous , les simples curieux comme vous et moi ,
les gens qui ne sont pas assez riches pour acheter des taldeaux , ce
CHAPITRE XXXI. 151
oooaolent en admirant les tableaux <le8 autres. J'approuve foit, pour
ma part, Tidée de ee spéculateur, et je me demande pourqu<H les
artistes n'essayeraient pas d'en tirer parti à loir profit.
Les grandes expositions nuisent à l'art en général , et aux peintres
en particulier; ceux-ci eomnaencent à s'en apereeroir, et ils s'en
apercevrooi chaqw joor davantage. On n'entasse pas des milliers de
tableaux dans une Tingtaine de salles, se succédani les unes aux
suives, sans qu'il en résulte beaucoup de &tigue et un certaia dégoût
même pour les amis de la peinture, à plus forte raison pour le
puUic. Les mauvais tableaux nuisent aux médiocres , et les mé«
diocres aux boos, ou, pour mieux dire, rien ne surnage dans cet
océan de couleurs; l'oeil les confond , et, à vrai dire, il n'y a dans ces
expesitions monstres ni mauvais, ni médiocre, ni bon tableau,
maïs un amas de toiles qui semblent avoir fes nsiémes qualités et les
mêmes défauts. Il n'en est pas de même dans les expositions re»*
treintes, auxqudles il serait bien temps de revenir.
Pourqum trente ou quarante peintres ne se réiniiraîent<-il9 pas
fooat former une de ces expositions? Ils loueraient une salle. La
aalle garnie de leurs tableaux , ils aimonoeraient dans les journaux
ie lieu, les heures, le prix d'entrée de rexposition, qui durerait deux
mois ou trois mois, selon les recettes. D'autres peintres suocéderaieaik
à oeux-ci, et la grande quesiicm des expositions permanentes se trou**
verait ainsi résolue, au commun avantage des artistes et du public.
Le seul obstacle sérieux à ce projet, c'était le manque de salle. Cet
ofaetade n'existe plus depuis qu'on a ouvert celle du boulevard des
Italiens. Eïle contient quatre cents tableaux, ainsi que je l'ai dit; c'est
un diiffre suffisant pour une exposition. Qu'att^id-on pour réaliser
mon idée? Rien, et je suis sûr que les artistes la trouvent excel*
lente. EUe a un iifxi cependant, qui probablement l'empêchera d'âtre
jamais exécutée en France : elle dispense les artistes de recourir à
Tiqppuide l'État; elle repose tout entière sur l'initiative individuelle;
elle n'émane pas du gouveraenient,et c'est un grand défaut dans un
pays où 1 on ne croît qu'aux choses officielles. Les joimiaux rsa*
draient certainement compte de l'exposition du boulevard avec
autant de z^e et d'exactitude que de l'exposition du palais des
Champs-Elysées, mais les exposants ne devraieiit compter ni sur la
croix, ni sur des médailles, ni même sur de simples mentions hoiM^-
rables:or, sans croix, sans médailles, sans mentions, y a4-il une
«Kpositâoa quekonqne possible en France?
i52 L'ANNÉE LITTÉRAIRE.
Pour jouir d'un tableau, il ne faut pas être seul; il ne faut pas non
plus être pressé par la foule : trente ou quarante personnes répandues
dans une salle, yoilà un chiffre suffisant. C'est ordinairement celui
des visiteurs des galeries de Florence. Ils ne sont pas plus nombreux
à l'exposition du boulevard des Italiens, mais ils se renouvellent plus
souvent. D'heure en heure la physionomie du public change. Dans
cette saison, de quatre heures et demie à cinq heures et demie, c'est
le moment le plus favorable. Les femmes en grande toilette devien-
nent plus rares; il y a plus d'amateurs que de curieux, plus de curieux
que de flâneurs; le frôlement des robes de soie sur les crinolines, le
bruit des éventails, cessent de se faire entendre. Approchons-nous de
l'esquisse du Martyre de saint Symphorierij de M. Ingres. Quel ma-
gnifique dessin ! plus vivant peut-être, dirions-nous, que le tableau,
s'il ne fallait pas se méfier de ces impressions factices que l'on éprouve
devant les ébauches en tout genre : ébauches littéraires, ébauches
dramatiques, ébauches de tableaux et de statues. Le Martyre de saint
Sympkorien est sans contredit une des plus belles compositions de
M. Ingres. Le saint marche au supplice en traversant la foule entre
deux licteurs. Il s'arrête pour écouter une dernière fois la voix de sa
mère, qui l'exhorte et lui montre le ciel. La foule se partage dans
des sentiments divers, et le proconsul donne l'ordre au cortège de
reprendre sa marche. La scène est pleine de grandeur, de mouve-
ment et de vie. Je n'en dirai pas autant de V Apothéose de Napoléon I*\
ail est conduit sur un char au temple de la Gloire et de l'Immortalité.
La Renommée le couronne, et la Victoire dirige les chevaux ; la France
le regrette; Némésis, déesse des vengeances, terrasse l'anarchie. »*
Ainsi parle le livret, et le dessin est froid comme ce style. Il est vrai
que ces chars, ces temples, ces palmes, tous ces vieux décors mytho-
logiques ne sont point faits pour échauffer beaucoup l'imagination.
La réduction du plafond du Louvre produit plus d'effet. On conçoit
la mythologie quand il s'agit de l'apothéose d'Homère. Le dessin
rehaussé de couleur de la fameuse odalisque ne m'a point vivement
frappé ; quand on revient de l'Orient de Delacroix et de Decamps, celui
de M. Ingres parait terne, et on a grand'peine à s'y habituer.
En entrant dans la salle, mon regard s'est dirigé par un hasard
heureux sur les Convtdsionnaires de Tanger. Ces fanatiques portent
le nom de Yssaoîus, de celui de Ben-Issa, leur fondateur. A de cer-
taines époques, ils se réunissent hors des villes, et, s'animant par la
prière et par des cris frénétiques, ils entrent dans une ivresse vérita-
CHAPITRE XXXL . <53
ble; répondus' ensuite dans les rues, ils se livrent à mille contor-
dons et souTent à des actes dangereux. Il n'y a vraiment qu'un pays
pour le fanatisme, c'est TOrient. Avec ses guerres civiles, ses auto-
da-fé, ses assassinats en masse et ses tortures individuelles, le fana-
tisme de rOccident n'est rien à côté de la furie religieuse de l'Orient:
là, le délire dévot est en permanence; il a été et il est encore, dans
certaines contrées, l'état normal de la société. Ces Yssaoïusqui,
dans le tableaa de Delacroix, hurlent, se tordent, se roulent, les
yeux hagards, les membres contournés , les lèvres écumantes, sont
impossibles en Occident : d'abord, parce que nous ne sommes plus au
temps des convulsionnaires, et ensuite parce que la police mettrait
bon ordre aux convulsions.
Après les Convulsionnaires de Tanger, je me suis arrêté devant
une marine représentant les côtes d'Afrique, et devant le Combat du
giaour et du pacha. C'est l'esquisse du concours, esquisse pleine de
fougue,» d'entrain, de passion, où les deux adversaires se chargent
avec une furie sans égale, et où les chevaux eux-mêmes semblent
combattre avec les cavaliers. J'ai parlé tout à l'heure des côtes d'A-
frique, voici maintenant une seconde marine, sans contredit la plus
tenible et la plus émouvante marine qu'on ait composée après le
Naufrage de la Méduse, la Barque de don Juan... et Que faire? on
propose de tirer au sort; on prépare les billets qui désigneront la vic-
time... Les lots sont faits, mêlés, marqués, et distribués dans une
silencieuse horreur..., et le sort tomba sur le précepteur de don
Juan ! » De Byron nous passons à Shakespeare : a Ce crâne, mon-
sieur, était le crâne d'Yorick, le boufifon du roi? — Hélas! pauvre
Yorick! i> M. Eugène Delacroix n'est point au-dessous de ces deux
grands poètes, les maîtres, et, pour ainsi dire, les dieux de l'école
romantique. Quoique le Christ en croix et les Disciples d'Emmaûs
soient deux toiles fort remarquables, on sent que le pinceau de l'au-
teur se laisse trop emporter : l'interprétation de la Bible demande
moins de fougue et de pittoresque. M. Eugène Delacroix me semble
moins heureusement inspiré dans ses tableaux religieux que dans les
autres. Quelle grandeur poétique dans cette variante de la Prise de
Constantinople, qui est à Versailles ! Une ville éplorée et agenouil-
lée devant quelques barons bardés de fer^ telle est la scène. L'Occi-
dent barbare et croyant traverse cette capitale de la civilisation et de
la controverse , où il va essayer de fonder un empire nouveau , bien-
tôt aussi vieux et aussi décrépit que l'ancien. Le jeune esprit des
154 L'ANNÉE LITTÉRAIRE. -^CHAPITRE XXXI.
cimeades essaya e& vain de réveilla Tâsprit de l*anti<{uiié, et de
mékr k ciyilîsatiaa moderne à la citilisatioa andenne : la iiittca est
imposaible; je le devine à la physionomie altière, à Talluro sauvage
de ces cavaliers aux longues cottes de maîllea, et aux tcaits, nobles
encore, mais un peu mûrs et effaoés de «es Grecs, qui tendant vsers
eux leurs bras suj^liants^.... Maïs l'espace me manque* En ToUà
assez pour une premiève vîsUe. Noos retoumecons à l>xposition«
f AXILE DELOi».
REVDE BIBLIOGRAPHIQUE
LES CLASSIQUES FRANÇAIS.
idilioiit flarionM» de M* Ch. Loiundre. — Bibliotb^M Châipcaticr,
•
U est excelle»!, âa nos jours, où un graiid noQilMre ^'esprits chercheoX
pfa&lét dans les lettres an amuseHie&t qu'aoe étude, de rappeler, par des
éditions nouvelles et savantes, Tattention publique vers les chefs-d'œuvre de
notre liUérature classique. Aujourd'hui la Ibule croit sur parole les senti*
ments des temps passés : les jeunes gens parcourent les bons écrivasos du
iÉx-septième siècle, et, une lois celte tAcbe accomplie, souvent en vue d'un
eumen, il en est pe« qui se plaisent A se fixer un jugement solide sur ces
pmtteiirs et sur ce» poètes. C'est cepeiHiant par une lecture attentive des
mattres, on ne peut se lasser de le répéter, que se forxoe le goût iittéraîre.
Qoels que soient les ouvrages contemporains, les plus parfaits noue char*
meut plutM par ce qu'ils ont de transitoire, par ce qui chex eux est de
mode, que par leurs qualités durables. Les écrivains des siècles précédents
offrent au contraire au lecteur ce précieux avantage, que, pour les bien com-
prondre, nous devons forcémeot nous placer en dehors de toute condition
^èémère, et envisager seulement en eux ces beautés supérieures qui appa-
nisBent avec une égale clarté. Dès lors, notre étude s'élève; notre vue plus
like aperçoit des horizons plus étendus; l'intelligence s'accoutume à ces
ooBtemplations qui rillominent intérieurem^it, et le goût apprend l'^urt dif-
fidle de ne s'attacher sérieusement qu'à ce qui est impérissable. Il faut donc
redemander sans cesse à ces beaux génies qu'on a nommés à bon droit clas-
a^Mes, puisqu'ils sont l'objet et la règle de la perpétuelle étude des hommes
instrails; il faut leur redemander, surtout à une époque littéraire aufsi tour*
neatée que la nôtre, les sages préceptes de l'art, la mesure, la précision,
rélégance châtiée, les inspirations nobles et sévères dont malheureusement
Boos ne trouvons pas en nousrmémes le sentiment exact, et dont nos meil-
kafs écrivains ne retrouvent le secret qu'avec une peine infinie*
Les nouvelles éditions des classiques françaises, dites wmorum, que publie
M. Charles Louandre, satisfont à ces exigences. M. Louandre est surtout
fféœcopé de donner tous les détails nécessaires, mais rien de plus et rien
de moins. C'est là une ligne difficile à suin-e^ et comme ici les contours
M peuvent être déterminés avec pr^ision ; comme le trop ou le trop
fOB n'ont point et ne peuvent point avoir de règle absolument fixe, c'est
a« goût et à la science de l'éditeur qu'il appartient de disposer avec
ineKure des richesses historiques et critiques accumulées par le temps, et
de Caire le discernement de l'utile et du superflu. Cette tâche demande
oa tact littéraire excellent, et en mémo temps la connaissance des besoins
te e^ts. L*éditeur doit apprécier exactement la hauteur de la science pu-
l
156 REVUE BIBLIOGRAPHIQUE.
blique : il ne travaille ni pour les ignorants ni pour les érudits, mais pour
le public qui s'attache seulement aux choses essentielles. Il doit donc éviter
un déploiement de vaine science qui rebuterait le lecteur, et cependant
lui donner toujours les détails qui doivent Téclairer. C'est ce qu'a parfaite-
ment compris M. Louandre. Parcourons quelques-unes de ses éditions.
Montaigne d'abord. C'est le premier en date des écrivains véritablement
français ; il est au premier rang sur la liste de nos classiques. L'éditeur a
conservé le texte donné par mademoiselle de Goumay, la fille d^allicmce de
Montaigne, et soigneusement traduit ces citations nombreuses qui révèlent
chez ce grand prosateur une instruction si solide , si variée et si aimable ,
qui indiquent les modèles dont il était épris, et qui montrent combien la
pensée, à cette époque, se plaisait à remonter vers l'antiquité. M. Louandre
a cru en outre que, pour faire bien comprendre Montaigne, il fallait faire
voir par quelques passages bien choisis quelle a été son influence sur les
moralistes qui l'ont suivi, les Pascal, les La Rochefoucauld, les La Bruyère,
les Yauvenargues. De 1& de nombreuses notes qui mettent sous les yeux du
lecteur les paroles mêmes de ces penseurs illustres. On voit ainsi comment
la môme idée a été diversement exprimée, ou comment une idée se trans-
forme selon les temps et les esprits. C'est là du reste une méthode que
M. Louandre a suivie pour tous les moralistes, et que nous retrouvons dans
ses éditions de La Bruyère et de Pascal. Nous sommes amenés, à propos de
Montaigne, à signaler les annotations empruntées à la critique du dix -hui-
tième siècle et du nôtre. On les retrouve dans les différents volumes de la
collection, et ces opinions d'écrivains distingués jugeant ceux qui les ont
précédés sont un charme nouveau ajouté à ces immortels ouvrages. Remar-
quons encore ces index si indispensables pour l'étude, et depuis longtemps
négligés. Les éditeurs des beaux âges littéraires en comprenaient bien l'im-
portance, et lorsqu'ils présentaient au public les écrits célèbres de l'anti-
quité, ils joignaient au texte de brefs dictionnaires des faits^ des noms et des
principales idées. M. Louandre, avec une rare patience et une remarquable
sagacité, a extrait des philosophes qu'il a édités, de Montaigne, de Pascal,
de La Bruyère, les pensées qui sont, pour ainsi dire, l'essence de leur doc-
trine, et il en a formé ces curieux index, dont aucune édition des classiques
français n'avait donné le modèle, parce qu'ils sont autant que possible rédi-
gés avec les propres mots de l'auteur ; c'est ainsi que pour l^s Essais l'index est
l'esprit môme de Montaigne. Désormais les recherches sont faciles. Sans perdre
le temps à feuilleter le livre, on va droit au passage qu'on prétend étudier et
qui fait défaut à la mémoire.
La plupart des observations précédentes s'appliquent à tous les ouvrages
de la collection. Nous ne les devrons point répéter, et nous ne parlerons
désormais que des détails particuliers à chaque volume. Pour La Bruyère,
une question grave est celle des prétendues clefs des Caractères. M. Cousin
les condamne sévèrement, et nous partageons l'opinion de l'éminent écri-
vain. C'est rabaisser l'auteur des Caractères que de voir dans son livre une
série de portraits du temps. La gloire incontestable de La Bruyère est préci-
sément de n'avoir eu généralement en vue d'autres modèles que l'homme
lui-même et ses travers. Souvent, sans doute, comme il arrive au poète co-
REVUE BIBLIOGRAPHIQUE. 157
mique on au romancier, l'idée première d'un type lui a été fournie par un
seul individu : mais bientôt — il est facile de s'en convaincre en le lisant
avec une attention soutenue, — son esprit étend la donnée primitive, aper-
çoit d'autres caractères qu'il réunit dans une môme formule, opère ce mer-
Teilleux travail de synthèse qui précède les grands enfantements intellec-
tuels, et produit un personnage sut generiSf vivant de la vie immortelle et
idéale que le génie donne, avec son soufQe, à toutes ses créations. M. Louandre
a peosé ainsi. Son édition* n'est suivie. d'aucune clef. Cependant comme il
arriTe de temps à autre que La Bruyère, contrairement à sa méthode, et
dans le but peut-être de satisfaire sur quelques points une curiosité indis-
crète à laquelle il pouvait rarement complaire, a moins étendu le cercle de
aoQ regard, et semble avoir concentré sa pensée sur une seule personne
dont le caractère suffisait à son amère satire, M. Louandre ne craint pas alors
d'indiquer les diverses conjectures. Mais il présente rarement ces supposi-
tions qui souvent se contredisent; il veut conserver au livre son aspect pu-
rement moral. L'œuvre de La Bruyère surchargée de noms propres serait
défigurée : contre l'idée de son auteur, elle aurait l'air d'un pamphlet.
Pour les Pensées de Pascal j la difficulté réelle, c'est le texte, tant de fois dé-
figuré. M. Cousin, qui a raconté les destinées de cet ouvrage, en a fait un cu-
rieux chapitre d'histoire littéraire. Nous n'y reviendrons pas. Pascal, abrégé
et même corrigé par Port^Royal, remanié par Condorcet, revu et augmenté
par les éditeurs successifs; Pascal, dont on n'a pu obtenir le livre complet
que feuUlet par feuillet et lambeau par lambeau, se présente de nos jours
tout entier à notre admiration. M. Louandre a profité des études précédentes
et des critiques provoquées par ces études. 11 s'est surtout servi de l'exacte
et excellente restitution que M. Prosper Faugère a faite du texte original, et
son édition, il faut l'espérer, sera l'édition définitive. Les Provinciales ne de-
mandaient pas le même labeur. M. Louandre les a fait précéder d'une lumi-
neuse notice sur le jansénisme. Cette notice, prenant les faits à leur source
même, donne une exacte notion des principes de Jansénius, et fait parfaite-
ment connaître les incidents de la longue et obscure querelle provoquée
par les écrits de l'évoque d'Ypres.
Venons aux poètes. « On composerait une bibliothèque, dit M. Louandre,
atec les écrits dont Corneille a été le sujet, » et cependant « jusqu'ici on
s'est borné à reproduire, souvent en l'abrégeant au hasard, le commentaire
de Voltaire. » 11 y avait là une grande lacune à combler. Voltaire a été trop
Tifement frappé des défauts et des incorrections de Corneille. Son commen-
taire pousse souvent la sévérité jusqu'à l'injustice. M. Louandre, pour con-
tre-balancer ce jugement, a réuni à la critique de Voltaire de nombreuses
appréciations favorables, et l'on aperçoit ainsi les principales opinions expri-
mées par les meilleurs esprits. Enfin il a profité de la récente découverte
d'un sonnet inédit, qu'il a joint aux poésies divei'ses de Corneille. Quant aux
passages imités de l'antiquité, soit par l'auteur du Cid, soit par Racine et La
Fontaine, il les a cités pour la plupart et du moins il renvoie au poète latin
ou grec lorsqu'une citation trop considérable occuperait trop d'espace. Il est
' facile ainsi de remonter aux sources et de bien connaître la méthode de ces
toivains qui traduisaient sans rien perdre de leur originalité, qui dévelop-
[
158 REVUE BIBLT06RAPHIQUE.
paient leurs facultés eréatrices en imitant les poètes d*un autrd'ftge, et qui,
renouyelant Tart antique par une fusion heureuse arec les idées modernes,
renouaient la grande tradition littéraire de rhumanité. Les mêmes obeerrar
tiens s'appliquent à l'édition de Boileau. Ajoutons que l'on y trouTe cette
piëee singulière, naguère tirée du manuscrit de Conrart par M. Louis
Passy, attribuée par lui à l'auteur du Lutrin, et publiée du reste par
H. Lotmnére sous toute réserve. Malgré l'ingénieux travail de M. Passy,
nous ne sommes point convaincus. On retrouve dans ces vers, il est vrai,
quelques formes de style familières à Boileau, mais un antre peut fort
bien les avoir employées, précisément dans le but de les imiter. M. Sainl-
llarc Girardin Ta démontré il y a per) de jours à la Sorbonne, de telle façon
que nous n'avons pas à insister. Cette question est jugée désormais, et
Boileau est absous du grave soupçon que cet ouvrage faisait peser sur sa
mémoire, car Fauteur de ces ver^ appelle sur les poètes hostiles à Louis XTV
les vengeances du pouvoir absolu. Boileau n'a point poursuivi les opinions
politiques contraires à la sienne ; il n'a point quitté les questions d'art et de
morale, et contre les mauvais poètes, ses ennemis, il ne s'est jamais armé
que des verges de la satire : le châtiment lui semblait assez rude, et il avait
raison.
Nous féliciterons M. Louandre d'avoir joint aux œuvres de Molière deux
comédies peu connues : la Jalousie du Barbouillé et le Médecin vokmt, I^ plu-
part des éditions précédentes les avaient négligées. Ce ne sont point sans
doute des écrits d'un ordre supérieur, mais on y retrouve la verve et le
soufQe comique de Molière. Lui-même d'ailleurs, usant à son gré de ces es-
sais encore informes et les renouvelant plus tard par les ressources d'un art
plus élevé, n'a pas dédaigné de se servir en diverses rencontres de ces gros-
sières ébauches. Dans l'Étourdi, dans le Mariage forcé, dans Georges Dandin,
il leur emprunte des scènes et des caractères, et amène sur les planches de
la vraie comédie ces personnages et ces situations, nés sur des tréteaux et
destinés au plaisir éphémère de quelques provinciaux désœuvrés. M. Louan-
dre a placé en tête de son édition un excellent essai sur le théâtre en France.
On remonte avec lui jusqu'aux origines les plus reculées de notre art dra-
matique, et ces fines appréciations forment an ensemble historique qui ins-
truit et qui plaît. On voit par là combien, après un siècle laborieux et des
travaux multipliés, il a fallu d'efforts aux poètes du temps de Louis XIV pour
sortir le drame de l'enfance , et élever le goût de leur époque à la hauteur
de leur génie. Nous ne reprocherons à M. Louandre qu'un oubli : parmi les
écrivains qui ont suivi Jodelle dans la rude voie du théâtre, il omet l'auteur
de la troisième tragédie française, un poète peu connu, j'en conviens, mais
qui mérite mieux qu'un dédaigneux silence : je veux parler d'André de Rivaa-
deau. La Cléopàtre et la Didon de Jodelle ont seules précédé son Aman, repré-
senté en 1561. Nous réclamons pour le vieux tragique, sinon des éloges dont
il est permis de s'abstenir, du moins la mention honorable dont il est digne.
Nous voici parvenus au dernier volume de la collection des classique.
C'est le Siècle de Louis XIV. L'éditeur a usé pour les notes des Mémoires de
Saint-Simon, plaçant ainsi auprès des éloges, souvent trop voisins du panégy-
rique^ le nom et çà et là les jugements du détracteur le plus acharné et le
REVUE BIBLIOGRAPHIQUE. H9
plQK ii^asf e du grand roi. Entre ces deux extrêmes dans le blâme et Téloge,
il nous est loisible de nons faire, au cours de la lecture, suÎTant nos idées
personnelles^ une opinion plus ou moins rapprochée de l'un ou de Fautre»
unis plus impartiale que toutes deux.
M. Lonandre n'a pas eu la prétention, trop commune & un grand nombre
d'éditeurs, de refaire à noureaux frais un commentaire général pour chacun
des éerîyains qu'il a publiés ; il a voulu seulement combkr, au point de me
de l'interprétation historique et philologique, de regrettables lacunes, et pour
tont le reste , il a appliqué à ses éditions la méthode généralement suivie
pour les classiques de l'antiquité, et il a fait connaître par extraits ou par
renroîs les jugements que nos contemporains les plus autorisés ont portés sur
Corneille, Molière, Boileau, Pascal, etc., etc., soit au nom du goût littéraire,
soft an nom de la philosophie ou de l'histoire. Les critiques du dix-huitième
siècle lui ont également fourni leur contingent, et l'on a de la sorte, du règne
de Louis XIV jusqu'à notre temps, une vue générale des opinions que les
maîtres de la critiqne française ont émises sur le grand siècle depuis qu'il
est entré dans la postérité. La même marche a été suivie pour la partie bio-
graphique, et l'éditeur a condensé dans des notices substantielles, mais tou-
jours complètes dans leur concision même, tous les renseignements nou-
veaux qui ont été mis en lumière dans ces dernières années.
En terminant cette rapide revue, et au nom des bonnes lettres^ remercions
donc M. Louandre de cette collection savante, qui atteste un si grand travail
et one si ingénieuse érudition. Puissent ces éditions, qui renferment à côté
dn texte un véritable résumé de l'histoire littéraire du dix-septième siècle,
ranimer chez nous le goût de ces modèles inimitables ! Le goût, ai-je dit;
ce n'est pas assez : il faut non-seulement les admirer, mais les aimer ces
inspirations si hantes , si douces et si fortes qui sont la gloire de la France
et II lumière de la postérité.
CHANTS POPULAIRES DE LA GRÈCE MODERNE.
Recaeîltifl, mis en ordre, et traduits ptr le eomia de lUrcelliui.— Michel lérj ; m-i2. 1 860.
Les chants populaires de la Grèce moderne, dont M. le comte de Marcellus
nons donne aujourd'hui une traduction élégante et profondément sentie^
sont les complaintes et les cris étouffés de la Grèce esclave : ces poèmes sont
nés dans la solitude des montagnes, paimii les Klephtes tour à tour opprimés
on rebelles, jamais soumis. Ils rappellent les gloires, les combats, la mort de
ces indomptables héros , C'est Koutsochristos livrant aux Turcs sa suprême
bataille, tandis que « le ciel s'assombrit, le vent mugit, les vallées retentis-
sent; » c'est la mère d'Andritsos pleurant son fils, et « maudissant les sauva-
ges collines d'Agrapha. « Qu'ont-elles fait de mon enfant chéri , le premier
des Pallikares; » c'est Dimos, agité durant la nuit par des rêves de guerre,
et qui a vu dans son sommei « le ciel trouble, les étoiles rouges, et son sabre
de Damas teint de sang ; » c'est la protestation des âmes libres contre la ser-
vitude , leur anathème implacable et leur gémissement désespéré. Plus loin le
soufQe de l'indépendance a passé sur la Grèce : on n'entend plus aloi*s le chant
160 REVUE BfBLIOGRAPHIQUE.
lugubre d*un petit Dombre de vaincus, mais Thymne enthousiaste d*un peuple
qui se lève. C'est la voix héroïque de Rigas , le Tyrtée moderne , qui entonne
ce chant Apre et sublime comme une Messénienne : « Jusques à quand^ ô Pal-
likares I vivrons-nous isolés comme des lions dans les ravins et dans les mon*
tagnes I >» ou bien ce dithyrambe : « Réveillez-vous , fils des Hellènes I » c'est
l'élégie sur la mort des citoyens tombés pour la liberté ; ce sont enfin les
mille échos de la guerre sacrée, les mille souvenirs de gloire et de deuil, les
cantiques de joie après la délivrance : « Vivent nos aigles, les oiseaux de la
Grèce, que personne ne peut atteindre quand ils ouvrent leurs grandes ailes!»
La poésie populaire ne se contente point de ces images belliqueuses : elle
chante aussi lés joies de la paix, les amours douces et amères, les légendes des
siècles passés, et elle les chante avec une grâce charmante. La physionomie
de la Grèce moderne se dessine peu & peu devant le lecteur attentif. J'y recon-
nais ce peuple à la fois guerrier et pasteur, passionné pour la gloire, épris de
liberté par instinct et par souvenir, cette race toujours intelligente et toujours
active, que la domination étrangère et les siècles ont modifiée sans lui enlever
sa force nerveuse et sa finesse. Sans doute elle n*aperçoit plus le beau idéal
que contemplaient ses ancêtres : elle est plutôt pénétrée d'un vague senti-
ment de la grâce orientale, et comprend moins désormais les grandes lignes
de l'art que les couleurs éclatantes ; mais elle trouve une originalité heu-
reuse dans un mélange d'inspirations antiques et modernes, de réminiscences
empruntées aux beaux âges de la Grèce, à la poésie musulmane , aux loin-
taines harmonies des chants arabes, aux échos affaiblis de la lyre italienne.
Telle nous apparaît la muse de la Grèce moderne dans ces ouvrages qui
ont eu le bonheur de rencontrer un traducteur comme M. le comte de Mar-
cellus. Elle est chatoyante comme le costume des Pallikares ; elle aime comme
eux les broderies et l'écarlate; elle ne connaît pas sans doute la mélancolie
indécise des bardes de l'Irlande ; elle ignore le sentiment de Tinfîni, qui
s'exhale en profonds soupirs et en descriptions mystérieuses dans les chants
de la Hongrie et des peuples slaves ; mais son sourire a le charme des femmes
de l'Asie, sa colère l'impétuosité des Klephtes vagabonds ; elle respire l'air
libre des montagnes, dont son humeur altière et sauvage admire surtout les
inaccessibles abris ; parfois elle semble se souvenir vaguement de la Grèce
antique, sa mère. Elle retrouve alors les traditions helléniques, et elle mur-
mure des vers harmonieux (jue n'auraient pas désavoués les vieux chantres
de l'ionie.
Charles de Mout.
Paris. — ImiMiiuerit de F.-A. B««ftPiiK et C**, m* MaïuiM, 10,
0
l
DE L'ALIMENTATION PUBLIQUE
SOUS L'ANCIENNE MONARCHIE FRANÇAISE
PAR CHARLES^ LOUANDRE.
TABLEAU DES FAMINES.
Trois mots : la guerre, la peste et la famine, résument au moyen
âge toute notre histoire. Les populations s*entre-tuent ou meurent de
iaim; et quand on suit, à travers les récits du passé, tant de luttes
sanglantes et tant de-désastres, on s'étonne qu'un peuple ait pu sur-
Ti?re àde pareilles misères et qu'il soit resté des hommes. Il semble,
à certaines époques, que le soleil a cessé de briller et la' terre de pro-
duire ; car, dans ces disettes qui se succèdent avec une régularité ter-
rible, il ne s'agit pas comme aujourd'hui du renchérissement passa-
ger de certaines denrées alimentaires, mais, pendant plusieurs années
consécutives, du manque absolu des objets les plus indispensables à
la vie. Le blé disparait; l'herbe couvre les campagnes les plus fer-
tiles; les populations sans ressources périssent sur le bord des che-
mins ou dans les bois, et Jes loups, affamés comme les hommes.
Tiennent errer par bandes dans les villages dépeuplés. Dix grandes
funines^ dans le dixième siècle, vingt-six dans le onzième, trois dan&
I. Nous entendons ici par famines les époques où la production est telle-
ment diminuée que la mortalité, par suite du manque de subsistances, aug-
mente dans une proportion considérable, et qu'il faut recourir à des denrées
qui n'entrent point d'ordinaire dans l'alimentation ; les époques, en un mot,
où une foule d'individus meurent littéralement de faim.
Toiae X. — 38* Litntison. ] 1
162 DE L'ALIMENTATION PUBLIQUE
le douzième, quatre dans le qua^rzième, sept dans le quinzième, six
dans le seizième, cinq dans le dix-septième, trois dans le dix-hui-
tième, sans compter les disettes et les chertés excessives qui se repio-
dviseat aanstammefit, et qui dans les ëemien temps sont perma-
nentes, tel est, sous l'ancienne monarchie, le bilan de la misère '.
Nous n'entrerons point ici dans l'histoire détaillée des famines, car
les documents sont si nombreux qu'il serait impossible de les analy-
ser tous. Nous nous bornerons seulement à quelques faits, pour mon-
trer par des exemples caractéristiques combien le mal fut terrible et
profond, et comment il résista, jusqu'à la révolution de 1789, à tous
les efforts tentés pour le combattre.
En 481, le boisseau de blé, mesure romaine , vaut environ douze
£ents francs de notre monnaie; en 588, sous Clotaire II, le peuple
fait sécher des pépins de raisin, des avelines et des fougères pour les
mêler au pain. De 970 à 1040 environ, c'est-à-dire sur une période
de soixante-dix ans, on compte, d'après la Chronique de Raoul Gla-
ber, quarante-liuit années de disette ou de peste; et durant cette
même période, des paysans, réduits au désespoir par la faim, vont
s'embusquer le long des routes, pour faire la chasse aux hommes;
ils tuent les passants, les. font cuire et les mangent*. En 1138, com-
mence une famine qui dure sept ans. En 1160, les femmes du Yen-
dômois viennent jeter leurs enfants à la porte des abbayes, faute de
1. C'est surtout en étudiant, pour une circonscription déterminée, la
question des disettes, que Ton peut en constater la fréquence et la gravîté.
Un savant dont le nom a une grande autorité, M. Léopold Delisie, a donné
pour la Normandie un tableau de ce genre ; nous en ^extrayons, pour deux
siècles^ le douzième et le treizième, qui cependant ont :été les moins mal-
traités, Tindication des années calamiteuses :
Douzième siècle : années 1109, 1124, 1125, 1126, 1138, 1149, 1150, llol^
1452,1156,4162, 1174, 1178,1179, 1183, 44W, 1494, 4195, 1496, 1197, 119«.
Treizième siècle: 1201 à 4205, 4249, 4223, 1^24, ^225, 4232, 1238, it3S,
1253, 1254, 1257, 1259, 1272, 4275, 1276, 12t<8/{Voir Études sur Vétmt et
l'agriculture en Normandie , Évreux, 1851, in-8% chap. xxi. ) Les dûetleS'et
les famines étaient presque toujours accompagnées de maladies contagieuses
ou épidémiques, qui sont désignées par les chroniqueurs sous le nom général
de peste, et qui reparaissent continuellement à de courts intervalles. Pour
joger combien ces maladies étaient fréquentes «tfaeuftiières, illaytaiisai en
raivre l'Iiistmre dans une k»calité particulière. C-est oe qvVi fait M. Bouttot
fiottr la ville de Troyes, et nous renvoyons à son trmriÉl tntitalë : UâtkafOnu
swr les 4mcieunes pestes de IVoyes, 4857, m-8* de ^ fMiges.
2. Raoul Glaber, liv. Il, cbap. iv.
sous L'ANCIENNE MONAlRGflIE FRANÇAISE. ie3
ftmfmt les neurrir. £n il97, 'dans les environs ée «Retins, ies p«a*-
ims fluoigrat tes ckarogaes qu'ils rfiniftssent idans les ^diamps. Le
^vataraiëBie siècle s^ou'vre sous les plus sonaèi^s aiispîoes : en 1303^
lUS, 1316, uae feule i^iadividos tneurent tle fiaiui ^ Le siècle siû-
itaot est qpHTOuvé d'une manièise phis -anelle eqcore. Gomme au iemps
et Raoul Olaber, en niMige de k >chair liusiaiae ; à .Aèbeyille,
«& 1438, ^uae feinme «gorge ses enfanis, les sale et les met en vcmte.
{la homme est brûlé vil à Tooraay pour le même fait. Les années
1118, 1420, 1437, sont marquées par les plus grandes souiSrances»
€e qui valait 4|iUKtresols en vaut quarante ^. A Parts, le pain de noix
ou d*écoroe devient un objet de luxe, el dans les camf agnes « les
{Miiffes gens, femmes et œfants, — c*est cm conten^porala, Hugues
de Fleur; qak parle , — mangent les herbettes des champs , sans
pain, sans sel et sans cuipe. » En 1 437 , à la date onéme où €barles VII
fit tt joyeuse esElroe à Paris, on compta dans cette ville plus de vingt
mile décès occasionnés par les privations de loule espèce ; et dans le
même temps les villages voisins de la capitale perdirent le tiers de
leur population, a Dans le cours des années 1481, 1482, 1483, la
Bom^ogne , F Auvergne et les pays voisins , dit un député du bail*
lii^ de Rouen aux états généraux de Tours, souffrirent une tdle
disette qu'il iallnt diasser à foroe de mouices et de coups la loule des
yanvres, qu'avait reodiiis furieux la i»ge de la faim^ pour les «m-
péoher de forcer la nEiaison des riches. Là , les voyageurs et ceux
«pii avalant de quoi manger ne pouvaiest se nourrir un peu tranquil*^
ianent qu*après avoir barricadé les portes ; va les malheureux furent
feraés de se nourrir de paiii de son. Ils forent contraints de vivre
1. Toir Grandes Chroniques de Saint-Denis, édition de M. Paulin Paris, t. V,
page 127.
î. « En Tan 4437, farent les bteds et autres grains si chers par tout^ les
pmies eu royaume de France, que oe que Ton avoit aucunes fois doané peur
4 sols monnoie de France, an le vesdoUéO et au-dessus. A laquelle cberté
fdt si grande famine universelle, que multitude de pauvres gens mouru-
raat par indigence, et moult douloureuse et piteuse chose à les voir ës^
bonnes villes mourir de faim, gésir sur lesfomiers par grandes compagnies.»
{Chronique de MonstreM, édition Budion, t. VI, p. 374}.
Des détails analogues sont consignés dans le Journal d'vn bottrgeois de
IWû, pour les annéœ 1419 et 1420 : « sur les ftioMers parmi Patîs, dit ce
hmntU, pussiei trouver ci dix, ci vingt, ci trente enfants, ftls et fifleB, qui là
fflonroient de fakn et de freM; mais les poires menaigiers ne les povoîeiit
titer, car onn'aratne pain, ne Ué, m hache, ne chartiaa^ • lywtJûarml
d'un bourgeois de Paris, édit. Buchon, p. 287 etta4«)
464 DE L'ALIMENTATION PUBLIQUE
d'aliments dégoûtants et à Tusage des bêtes, dé mordre inutilement
dans des matières trop dures pour être digérées par l'estomac d'nn
homme. Dans les bourgades, dans les champs, dans les maisons, on
pouvait voir partout, gisant à terre, des gens affamés, la boudie
béante, n'ayant plus qu'une peau livide, et faisant entendre déjà le
râle de la mort, et puis, pêle-mêle avec ces mourants, une infinité
de corps qu'avait privés de la vie une faim cruelle. Désolation ex-
trême ! puisqu'aucun endroit , ni sacré ni profane , n'a éié un seul
jour sans décès ^ r>
A la même époque, un grand nombre d'habitants de la Norman-
die émigrèrent pour la Bretagne et l'Angleterre. Ceux qui voulaient
passer la mer se réunirent à Dieppe pour s'embarquer, mais le man-
que de vivres en fit périr plusieurs, a Lorsque la population eut été
ainsi presque anéantie par la mort ou la faim, dit Jean Masselin, la
terre demeura inculte... le pays étoit devenu presque entièrement
sauvage, et, depuis Dieppe jusqu'à Rouen, il étoit impossible de
reconnoitre la route... Dans le bailliage du Cotentin, des maris, par
désespoir» tuèrent leur femme, des pères tuèrent leurs enfants, et,
quelques années plus tard, on voyoit encore des maisons et même
des bourgs entiers vides d'habitants^. » Tous les chroniqueurs français
du quinzième siècle sont remplis de détails analogues'; on sent
qu'ils ont écrit sous l'impression d'une terreur profonde, et que
jamais misère plus grande n'a pesé sur un peuple. Du reste, cette
misère navrante du quinzième siècle ne fut point particulière à la
France ; elle promena la mort dans l'Europe entière, et elle exerça
sur les événements et les esprits la plus grande influence. Jamais le
mot des anciens, malesuada famés, ne reçut une plus juste applica-
tion, car alors la famine, au nord comme au midi, sonna le tocsin
de la révolte; elle recruta des soldats ou des disciples : en Suède,
pour Anglebert ; en Angleterre, pour Jack et Jean Cade ; en Hon-
grie, pour Harvat; en Allemagne, pour Jean Huss; elle ameuta les
{ . Collection des documents inédits sur Vhistoire de France. Journal de Jean
Masselin, trad. par M. Brenier, in-4<', p. 539.
2. Voir Journal de Jean Masselin^ page 470, 539, 565.
3. Voir entre autres , Mémoires de Claude Eaton, publiés par M. Bour-
quelot, daos la Collection des documents inédits. On y trouvera le curieux
récit d'une famine qui désola Provins en 1573. (T. H, p. 716-731.) On peut
consulter aussi ÏHistoire du Parlement de Normandie, par M. Floquet, t. H et
III. L'auteur a travaillé sur les documents officiels, et les tristes détails qu'il
donne sont d'une parfaite authenticité.
socs L'ANCIENNE MONARCHIE FRANÇAISE. i65
Ciompi ou Gueux de Florence ; elle grossit les rangs des Armagnacs
et des Bourguignons, et se fit la complice de tous les souièvements
politiques ou religieux. Mais d'un autre côté elle imprima, par le sti-
ooulant cruel de la nécessité, un essor nouveau au génie de l'homme,
et le moyen âge , dans les jours de son déclin , fut arraché par elle à
cette immobilité où il était retombé depuis les croisades. Ce rôle de
h famioe dans l'histoire, son influence sur les révolutions des États,
leur grandeur ou leur décadence, n'a point été jusqu'ici suffisam*-
ment étudié et signalé par les écrivains modernes, et cependant il
éclate à chaque instant. N'est-ce pas en effet du quinzième siècle, l'un
des siècles les plus sombres et les plus malheureux de notre histoire,
qae datent les découvertes géographiques les plus importantes?
N'est-ce pas à cette époque que Diaz, Covilham, Yasoo de Gama,
Colomb, et tant d'autres navigateurs intrépides , ouvrent la voie des
grandes émigrations , et que la vieille Europe se met en quête de
terres inconnues, comme si l'or et le pain manquaient à la fois sur
son sol épuisé?
Le grand mouvement intellectuel qui signala le seizième siècle
Q*apporta que de faibles soulagements à la détresse publique ; on eût
dit que le sang des guerres civiles frappait la terre de stérilité. Le
dnnoelier de L'Hôpital, Henri IV et Sully, parvinrent il est vrai, par
de sages mesures et des vues économiques supérieures à leur temps,
à rendre au pays une prospérité passagère , mais, même sous leur
administration, les trêves de la faim furent de courte durée. Pour
juger de l'état du royaume, il suffit de voir ce qui se passait dans
Tonede nos provinces les plus fertiles et les plus industrieuses, dans la
Normandie. Sous Henri Û, la misère y fut si grande, qu'il n'y avait
INis dans les meilleurs bourgs quatre maisons où l'on pût trouver du
pain. Dans les environs de Rouen , plus de vingt villages furent
complètement abandonnés par les habitants. U en fut de même sous
Benri III, de même sous la Ligue. Et ici le témoignage des chroni-
queurs est confirmé par le témoignage des rois : voici en effet ce que
dit Henri IV, à la date de iS95 : « Nous voyons nos subjects réduits
et proche de tomber en une immense ruine, par la* cessation du
Ubour, presque générale en nostre royaume... Les vexations aux-
quelles ont été en butte les laboureurs leur ont fait quitter leurs mai-
sons, et se trouvent maintenant les fermes, censés et quasi tous les
villages, inhabités et déserts '. »
1. FriamiMk de la déclaration du 16 mars 1595.— Fontanon, t. II, p. 1,191.
166 I>E L'ALIMENTATION PCIBLIQIIE;
*
Bknrii lY emporta dans la tombe la prospérité éd pa^v^ et sooe
I/iitisXIII, le i»ya«Hne ret<miha dans son dénèmmà. Le 30^ nitt #6311,
le.disc d'Ocléai» écrirait aw rc aoa frère : « Uae partie ée Toa sujeta
dasfi les campâmes meurt de ialm^ Fautce ne siabsiste ({ue de
glands., d'herbe et d'aittres choses sendblables, comme les bétes; d
les nnoins à plaindre de ceux-ci ne mangent que du so& et dm san^
qa*ils lamassexit dans les i^uisseaux des boucheries* J*ai tu ces mi-
sères dis mes y eux^ depuis mon parfaement de Paris ^ . »
Troisaas plus tard, le& étata de Normandie consignent dans leups
doléances les faits les ptes affligeaols.^ « Nous Irénûssons d^borran^,
diseob-ils, à Taspecides misères des pauvres paysaos. Nous en wans
Yn q!ae|quesr-uiis Tannée précédente se • précipiter à la mort... Lea
antres, couplear au joug de la charrue y comme les. bestes de hamoia,
labourer la terre , paistre Therbe et Tivre de racines, n Poumitrilen
être autrement , quand le. mioistce qui gouvernait bi France , Riches
lîeû ,. au lieu de s*aUrister de ces douleurs , n'y voyait que Tuftite
auxiliaire du despotisme, et ne craignait pas de dire que n si les pecH
pka esteîent trop à leur aîse^ il sereit impossiUe demies: contenir dans
Ifis règles de lieur devoir ^ ? »
Dans ce dix-^sepèiàme siècle, ai plein de grandes: choses etde grands
noms , les sdences, les lettres, les arls, marchent, à pas de géaai,
mais ni les lettres, ni les sciences ne peu^nt conjurer la diMtta.
Descartes avait écrit le Discours^ sur Lai méthode^ Corneille avait écrit
Ia\ Cid, PohfeueùSy. Cwna, que la législation se trouvait encore phm-
gée. dans l'ignorance des faits économiques les plus éiémentasires,
et (pie l'on reuconiarait partout des domaines aheadeiinésw Le géme
même de. Colberi fut pamlyaé par les entraves des vieîliest hndi^
tions. £q (651, dit; ua doeumëol. couiempâraîa*, a les hafckaatsde
la (Ihamfagjae et de la Picardie sont rédmla à ramasser par ks
ehampsv quek|ues; bribes de Ule ou d'avoine germées ou. pourries. Le
pûn- cfu'Ua foni est comme de la boue et ai malsain , <^e: Li vie qu*ils
mènent. ert une uftorl vivante; à peine jette-t-on un cheval à la veine
qm peu après oa le micouve sans chair. Près Guise, une persanne a
déterré uA chien* a|^^s (cois jpurs pour assouvir sa laiin. Les beibas
et les. racines sont la seule naucrttane.. » Les années. 1664, 166i,
funeot témoins d'ima aflîreuae diaeUev Malgcé kaèln du clergé et ses
1. Recueil de diverses pièces cùncemant le régne de Lomé 2111, t. Il, p« 52^
2. Testament poUUquef i" part,,, cb. j.
SODS L'ANCIENNE IQNARCTFIE FRANÇAISE. 167
appdsràhr dknrité pcrblique, une mnere crpeile Hépe\iplà les pro-
TÎnees eartes riches ne pouiiaieniî diE>nner ee qir*îls ne possédaient
pn em-viëms. LeBIaisoîs, h Sologne, lé TendÔmois, le Perche,
leBerry, le pays Chartrain, le Maine, la Touraine, la Champagne,
enrent particii^rement à sosA^ir'. Yeicr ce que la supérieure des
CarméHles de Blois , éermit à une èame de Par» , peur lui deiçan-
derdes aumànes r « rou4e la rue résonne de cris lamentab^esF. Quand'
l«spauvne9 de la campagne tiennent des- chevaux, des ânes, et d'au-
kcB bête» mortes, ils S6 repaissent d^ cetlé' viande corrompue... Les
pwftes de lu ville mangent un peu èe son détrempé dans- l'eau puw.
Un BiHévable bomfme à qui ses trois enfants deniandafent du paiu,
ks larme» aux yeux , . les tua tous trois , et ensuite se tua lui«^
wème ^ :» Plusieurs iodividos furent trouvés morts dans' les elle*
fliins et éans ks Ué», la boucfte remplie d'berbe ; d'aiïtres sueconK^
bèrtnl é'nianitioiiv ap<^s avoir pris pour toute nourriture, pendtat
j^ieurs jours, des orties bouillies dians l'eau. L'on- <Xt même qu'un
jnétre vît dans le cimetière de son église des enfants ronger des osse^
■ents humaii», que les fossoyeurs avaient ramenés à la surface du>
sol en creusant une fosse \
Plus on avance dans le règne der Lovis XI Y, plus- kt difficulté d^^
vme angincnte. Gkï 1679 i 1T14, la disette est presque continuelle.
li guerre ayant enievé le» bomimes les ph» valides , les femmes^
fwmtobiigéeff. de laliounv la. terre; dans la généralité de Rouen;,
SBTsept osotnâle habrtaniiv plus de six cent mille couchaient surk»
pnUe. Les' armées restaiait quelquefois deux et trois jours sans pahr
et sons viande^ et ks sobkts de ViLlars le saluenent par ces mot» r
psnem nmf^rum quaticSimtim da nobis kediè. Dans l'année l'69i,
iluMNiFut h rHôtelrDîeu de Paris, quinae mille quatre cent vingts
èeiix malades ^ sur treotc^epfc mille six cent dix-huit qui y étaient
^^Enfiaen 1709,, Louis XiV Im-méme fut réduit à manger
1. Ce fragment est cité: par Mb Pierre Clément, dans sou exeellente EisUkire.
de Colbertj chap. m.
1 îd!., ihid.
3: BibUolbéque* impériale, Dép^ des manuscrits, colTiection Delamarre,.
t. 99, p. 36. Celle collection, fort précieuse, ront^enl tous les documents'
péparé» par Delamacre. pour composer le savant Uraité de la pohcB» On
sait que ce livre important devait avoir douze volumes in-fo1., dont quatre
BSBlèment ont paru; La collection de la Bibliothèque contient donc une
foule de documents restés inédits, et c*est là ce qui lui donne uncr grande
râleur.
163 DE L'ALIMENTATION PUBLIQUE
du paio d^avoinCi et il faut certes que la gloire des lettres, des arts et
des armes exerce une fascination bien puissante, pour que la posté-
rité ait nommé le grand règne une époque affligée par de pareils
malheurs.
La régence et Louis XV Tirent les mêmes souffrances se repro-
duire avec la même obstination. En 1725, les paysans de la Nor-
mandie broutent Therbe des champs, ce qui fait dire à Saint-Simon :
« Le premier roi de TEurope ne peut être un grand roi , s'il ne Test
que de gueux de toute condition , et si son royaume tourne en un
Taste hôpital de mourants et de désespérés ^ » Les mêmes calamités
se répètent en 1737, 1739, 1740, 1741. Le marquis d'Argenson,
qui fut ministre des affaires étrangères, écrivait au mois de fé-
Trier 1739 : «c En pleine paix, avec les apparences d'une récolte,
sinon abondante, du moins passable, les hommes meurent autour de
nous comme des mouches et broutent Therbe. Les proTinces du Maine,
Angoumois, Touraine, haut Poitou, Périgord, Orléans, Berry, sont
les plus maltraitées. M. Ory (le contrôleur général), n'a foi qu'aux
rapports des financiers, qui ont intérêt à lui cacher la Térité... Aucune
Toix ne s'élève plus entre le trône et le peuple. . . Le duc d'Orléans porta
dernièrement au conseil un morceau de pain de fougère, que nous lui
aTions procuré au commencement de la séance; il le posa sur la table
du roi, disant : Sire, voilà ce que vos sujets mangent ^. y> On Terra
plus loin , quand nous parlerons du pacte de famine , comment
Louis XY s'intéressait à ce que ses sujets pouvaient manger. Son
règne ne fut qu'une longue disette, et il laissa comme héritage à son
successeur un budget en déficit, une agriculture ruinée, un peuple
mourant de faim. L'avènement de Louis XVI fut inauguré par la
lamine. Dès la seconde année du règne de ce prince, qui porta sur le
trône les plus nobles vertus , la ï^rance subissait encore toutes les
horreurs du moyen ftge, et l'amour du roi pour le peuple était im-
puissant à les soulager. En 1775, des paysans ameutés par la misère
se présentèrent à Dijon devant l'intendant de Bourgogne , et celui-ci
leur répondit : « Retournez dans vos villages , Therbe commence à
pousser. » C'était un conseil sérieux, car l'herbe était entrée depuis
longtemps dans l'alimentation publique.
Les historiens, dira-t-on peut-être en lisant ces détails, ont exagéré
1. Lettre du 25 juillet i72o. Voir aussi Floquet, Histoire du Farlement de
Normandie, t. VI, p. 403.
2. Mémoires du mcarquis d'Argenson, publiés en 1857, t. II, p. 24.
sous L'ANCIENNE MONARCHIE FRANÇAISE. 169
les faits dont ils étaient les témoins et lesTictimes; ils ont recueilli
sans contrôle tous les bruits populaires qui se répandent dans les
calamités publiques , et la famine , comme la chcTalerie , a eu ses
légendes. Nous répondrons que, d'une part, les documents officiels,
les efforts des pouvoirs publics pour combattre le mal, sont là pour cer-
tifier les faits, et que de Tautre, les témoignages des historiens sont
trop nombreux, trop précis , trop universels , pour qu'il soit possible
de conserver quelques doutes. Les rois d'un côté, l'Église de l'autre,
onpressons-nous de le reconnaître, font preuve au milieu de ces
souffrances des plus louables intentions et de la plus ardente cha-
rité. Les rois promulguent les édits ; l'Église fait appel aux âmes
chrétiennes; elle prodigue* les aumônes; elle fond les vases d'or
da sanctuaire pour en répandre le prix aux mains des pauvres,
et les évèques, comme saint Martin , déchirent leur manteau pour
couvrir ceux qui sont mx%. Inutiles efforts ! la disette semble défier
la puissance des rois et l'inépuisable charité de l'Église. Comment
expliquer cet étrange problème ? Faut-il s'en prendre à l'imperfec-
tion de l'agriculture ? Non ; car en tenant compte des progrès de la
science agronomique, on doit reconnaître que le moyen ftge n'était pas
dépourvu d'expérience et d'habileté pratique. Faut-il accuser exclu-
sivement les intempéries des saisons ou la colère des éléments?
Non; car la nature est immuable; elle est aujourd'hui ce qu'elle était
il y a dix siècles; c'est toujours la môme terre et le même soleil ; il
Êiut donc chercher l'origine du mal en dehors de la nature, et c'est à
cette recherche que nous allons nous livrer dans la suite de ce tra-
vail. La question de l'alimentation publique n'a point encore été
examinée dans son ensemble. Elle offre sans doute de grandes obscu-
rités, mais elle constitue un côté si important de notre histoire, qu'il
nous a paru intéressant de l'étudier sous toutes ses faces, tout en mar-
chant rapidement, et en résumant dans une vue générale les faits
particuliers qui sont trop complexes pour être analysés dans le détail,
et qui d'ailleurs se ressemblent et se confirment les uns les autres,
parce qu'ils découlent des mêmes principes économiques. Cette dif*-
ficulté de vivre , qui se rencontre à chaque instant sous l'ancienne
monarchie, peut être considérée comme l'une des causes les plus
Aredes de la chute de l'ancien ordre de choses ; car Torganisation
de la société française présentait un prodigieux ensemble de fausses
mesures, que l'on ne pouvait réformer qu'en changeant les bases
mêmes de cette société , et c'est ce que nous espérons démontrer en
iTO» m; EMLIMENTATÏ0N PDBLîQOE'
reprenant rtinefaprë&rautr^les (fisposiiîoi» lépslatives qm se ralta-*
cfaaieni à h. quesUon dès subsistances. Voyoïis (fabord ce qu'éteît par
elie-méme l'a produclion' atimenlftire , ef quelles ressouipees pettTHii
oHm le porTS;
II
RESSOURCES ALIMENTAIRES.
Le premier fait qoe ncms ayons à constater, c^est que la vieille
Franee, abandonnée au trayarl de ses enfants, pouvait trourer dan»
sa ficondîfé naturelfe de quoi faire vhre une population trois fois plu«^
nombreuse que celte qui rhal)itait. MiaTgré les immenses forêts qtti ooiK
Traient la Gaule , malgré les conditions déplt)rablcs que les habitudes
guerrières d'une postulation sauvage feisaient à Tagricullure *, les
Gatrlois vivaient cbns^ l'abondance; leur race, fortement nourrie, se*
distinguai par sa Ibrce, sa iaifle et sa beauté. Ifs élevaient au milieu
dSes vastes pâturages qui étlsnent la propriété coUecfive de chaque pel^'
pfade de nombreux troupeaux de bêtes à cornes , dont la viande ei
le- lait fearnissaîent une nourriture abondante'. Ik élevaient égale-
ment des troupeaux dé porcs , qur vivaient et s'engraissaient dan? les"
bois, et Strabon nous apprend que de son temps, il se faisait à Rome
et dan? le reste de l'Italie de grandies exportations de ces animaux. Lat
diasse étant après la guerre leur occupation favorite , ils trouvaient
encore dans" k venaison d^importantes ressources. Les ossements de-
sanglier», deckevreuik, d'urus, qui se rencontrent dans les tourbiëiev
de quelques*«i9- de nos départements, mêlés aux instruments cefli-
(jues, au^x haches de silex emmanchées daos des cornes de cerf, prou-
vent combien les races sacmiges étaient nombreuses dans ces époqaeaf
primitives. Bien* que la euiiure des céréales ait été restreinte , et
qu'elle se soit bornée au seigle , à Tavoine et à Forge, certaines prcK
!.. Danff la. Gaule^ ea effet, le travail dts ckami» était abaoéaoné à lai
direction des femmes. C*est Justin qui nous Tapprend : Gallœ emvm feminm.
res domesticas agrorumque culturas administrant, lib. I, eh. xuv. — Ce qui
est confirmé par ee mot de César : Agriculturœ non student, îib. IV» ch. xxn,.
Ëft propriété de la terre* éans' Ibs- Gaules n'était point persaimelte, k chaque*
amiée les ohefs ftiiaaient entre leafleDoullas- la distoihulion dea terres^ etafve^
aiittée awui Ueu une (tistributieQ neavelle, pour empdober les homme» diir
s'attacher au sol par l'effet d*uQ séjour continuel, et de perdre ainsi le goût
delà guerre pour prendre cehii de Tagrieulture. » (César, liv. IV, ch. xzu.}
2*. C'est ce qui réiiulte de ces mots de César : « Major pars victus eorum in
licte^ easeo, carne, eeosistîf.Ji'
sous L'INCIBIfMff HONiïRClfEE FBANÇAISE. tlf
vkiceSv teiksfiiele Berry^ b Prorence et l'Auvergne, piodirisaneiit de»
(puu^Hés de fnà& aascz CKMBodéffableï % et b isJMricatira de la biSre
éini trèsHicti¥c; celle ém fki ne Téiaii pa» moins dans la région du
BÛdi^ où Foimer d le- figuier, importés par les coloviies grecfoes,
dmmaîeiit ks plus beaux produits. Les tares ^ les oêgnons , les œuffs,
h miel ^*oii récoltait en abondance dans les forêts, étaient ans»
ral|)et â\iae gsande coosommaiion , et l'importance qu'avait prne
ches tes Atrébates- et les^ Saintois la fabrication des étoffes de Une
pmnre qae les montons devaient être fort ncanliremu
La coB^nète ne fit que développer les ressources du pays , en j
fohaoaà ks procédés perfectionnés de TagTicidture romaine. Le fro^
meni fut mtradoit et naturaKsé dans la Gaule par Auguste. De*
gnodes mes de coemmiiicatioii forent ouvertes, d'importantes
eipkiitations agricries s'établirent sor tous les points, et la Gaule
romaine serait parvenue au plus haut degré de prospérité, si tes
impîtoyaUes esactions du fisc n'étaient point venues tarir les sources
de. lai fartene publique , comme si les hommes , dons tous les temps ,
detaieut être les instruments de leur propre malheur.
Les isvaaiiins barbares traînèrent après elles des désastres ter-*
tBbles, et firent disparaître tout le bien qu'avait produit la civilisailfion
romaine. Un érudit célèbre , M. Goérard, a dit avec raison qu'à cett^
époque ce que l'on troiEtait d*agricukui« dans la Gaule était ce que
la Gernoains nlansaient point détruit^ etineuœ qu'Hs arvaknt apporté*,
mais, grâce à l'influence salulaire du christianisme , le travail dies
thamps* fui remis ea honneur.- Eb. instituant des solennités pour
appeler les bénédictions du ciel sur les biens de la terre , l'ÉgKse
lenr deona une sorte de consécralioa et les protégea contre les ravages
qui les menaçaient sans cesse; de même qu'en imposant aux moines
letmvsil des champs,, en prodamani qœ l'homme doit se nourrir
à la sueuir da son front,, elle réhabilita ragricuUuve aux yeux diss'
popubtiono. barbases converUes au christianisaie , et qui }usquc^-lii
aaraiffliiL faîl de la guerre leuir unique occopalioa. Dq vastes portiiHi9
i» O&pentttoiidttre d*un passage de Pline qoe lies Goilies esportateniéco
céréatlea en Italie, car eet auteur;, en parlant des blés qui ëtaienii coQSomBkés
à Rome, compare ceux des Gaules et ceux que l'on tirait des bords de la mer
Hoiie» etîLafoate que les premiess étaient de- beaucoup ka pfa» légers^ César
farie également daii& ses CommentaiipeS' des fburniiarca de céréales qui Isfl
lani faîtaspar les Édisens, doiU le pays earrespoodaitaïui. anciens diœàses
d*Autun, de Chftlon, de MAcon et de Nevers; lîv. I^ ch. xvi.
'y
172 DE L'ALIMENTATION PUBLIQUE
de ces forêts druidiques auxquelles s'attachaient les dernières super-
stitions du culte national furent défrichées aux abords des monas-
tères, et ces asiles de la pénitence , dans les premiers siècles de notre
histoire , deyinrent de Téritables fermes-modèles et des greniers de
réserve, qui nourrissaient les populations voisines ^ L'exemple du
clergé attira les rois francs vers la culture. A leur caractère de chef
politique et militaire s'ajouta celui de grands propriétaires fonciers :
leurs vastes métairies, disséminées sur divers points du territoire,
devinrent, comme les monastères , des centres actifs de production
agricole, et le capitulaire de Charlemagne intitulé De Villis atteste,
avec une grande abondance et une grande variété de produits , une
.entente parfaite de Téconomie rurale. Il est à remarquer du reste que
sous la race carlovingienne , les obstacles qui plus tard paralysèrent
Tagriculture n'avaient pas encore sur bien des points la même
gravité*
Après la chute des Carlovingiens , et dans le cours du moyen
âge proprement dit, on trouve encore des traces de l'abondance
naturelle dont nous avons parlé au commencement de ce chapitre.
Les bêles à cornes, les pourceaux et les moutons étaient nom-
l>reux dans les domaines ecclésiastiques ; on y récoltait une grande
variété de céréales : froment, épeàutre, seigle, méteil, orge ou avoine.
A ces richesses s'ajoutaient la volaille, le poisson, qui abondait dans
les étangs , dans les rivières et sur les côtes dû littoral, le gibier, qui
pullulait dans les bois et dans les champs.
A une époque plus rapprochée de nous , du treizième siècle au
seizième, le sol n'attend encore pour produire qu'une exploitation
intelligente, et quand il trouve des rois comme Henri IV, il ne tarde
point à réparer ses perles. Les règlements relatifs au pâturage, qui
interviennent sans cesse entre les seigneurs et leurs vassaux; les pro-
cès et les transactions relatifs à la glandée , c'estrà-dire au pacage des
pourceaux dans les bois ; les redevances alimentaires de toute nature
imposées par la féodalité , telles que poules, chapons, œufs, beurre,
fromage, etc., prouvent que le sol se trouvait partout dans les condi-
tions très-favorables. Nos aïeux , d'ailleurs , beaucoup moins délicats
que nous, trouvaient dans la grossièreté même de leur goût des res-
i. Ce fait s'est reproduit sur une très-grande échelle dans la Silésie, ou les
bénédictins fondèrent des colonies agricoles nombreuses et florissantes. Voir
VEUtoite de Vahhaye de Raudet, par Potthast et Stenzel^ dans le Codex dtpA>-
tnaticus, etc.
sous L'ANCIENNE MONARCHIE FRANÇAISE. 173
sources nourelles ' : ainsi, le porc et le lard ^alé ne servaient point
seulement, comme aujourd'hui, à la nourriture des paysans et des
classes ouvrières , ils figuraient aussi sur les tables des seigneurs ,
des évéques et des rois; on mangeait de la baleine salée, et on se
servait de son huile pour assaisonner les aliments ; on mangeait du
marsouin, du phoque, de la loutre , du blaireau , du cormoran , des
cygnes , qu'on élevait à l'état domestique dans les fossés des châteaux
et des villes , ou qu'on prenait au filet dans les étangs et les marais
où ils venaient pondre , des corbeaux , des renards et jusqu'à des
iniutours ^.
En se plaçant, comme on le fait souvent en histoire ou en écono-
mie politique , au point de vue du progrès continu , on pourrait
penser que le bien-être du pays s'augmenta en mison directe du
développement de la civilisation, et* que la France s'arracha progres-
sivement à la misère en se rapprochant de la grande révolution
sociale qui lui donna l'unité et l'égalité; U n'en est rien cepen-
dant. Malgré la fertilité native de son sol, elle resta, jusqu'à la
révolution française, dans le même état de souffrance, et, chose
vraiment remarquable, les populations du douzième et du trei-
zième siècle avaient moins de peine à se nourrir que celles du dix-
septième et du dix-huitième. Cette remarque peut sans doute sem-
bler paradoxale, mais elle ne sera que trop justifiée, nous le pensons,
1. Sous le rapport de la bienvivance, la France du moyen âge était bien
loio de la Flandre, ce qui s'explique facilemeAt par la différence qui existait
dansTorganisation économique des deux pays. Au quatorzième siècle, on voit
figurer sur la table des bourgeois flamands, treize sortes de viandes, vingt-cinq
espèces d'oiseaux, vingt espèces de poissons de mer, treize espèces de poissons
d'eau douce, deuxvai'iétés de gâteaux, vingt et une variétés de fruits, et seize
variétés de légumes. (Voir Glossaire flamand, dans les Horœ Belg. de Hoffman de
' Fallersleben.)
*
2. Nous aurions pu nous étendre longuement sur les objets très-divers qui
Boiraient dans l'alimentation du moyen ftge, mais comme nous nous occu-
pons principalement ici du côté économique de la question, nous avons cru
devoir négliger les détails de l'érudition pittoresque ; l'Histoire de la vie pri-
vée des Français, par Legrand d'Aussy, contient d'ailleurs tout ce que l'on
peut désirer à ce sujet, et ce livre est sans aucun doute, avec le Traité de la
Volice, de Delamarre, l'un de ceux qui ont été le plus souvent mis à contri-
bution. — On consultera aussi avec intérêt un traité de morale et d'économie
domestique composé vers 1393 par un habitant de Paris et ppblié en 1846,
par les soins de la Société des bibliophiles français, sous le titre de : le MénO'
Qier de Paris^ 2 vol. in-S».
i
174 DE L'ALIMENTATION PUBLIQUE
idaB8 la suite de ce travail, et quant à présent, noos noHfi
tevoBS de rappela: qiie la Nonnandiei qui à une époque recoUe
mangeait du pain de froment «t consommait TexcelleBie TÎaode et
ses trou peaux 9 mangeait sous Louis XIV du pain d*avQÎne, et seos
Louis XV broutait Therbe des champs ; qu'à la fia du dix-nseptième
siècle, Tusage du pain de Ué et de seigle «tait tout à lait exoeptienael
dans Je Périgord et le Limousin; que le \Aé noir, la rave et la diâ-
taigne, formaient la seule nourriture des paysans de rélection de
Troyes; que dans 1* Auvergne, dans cette belle Limagneoù latem
est aussi féconde que dans Tâge d'or des poètes, on en était réduit ai
laitage, au brouet de blé noir et à la dièvne salée; enfin, qu'à la même
époque, l'usage de la viande de bœuf ou de nciouton était inooena
dans un grand fiombre de provinces, et que daas d'autres, im se
mangeait de ces viandes qu'une fois par aa, le jour de Pâques ' .
Un peuple mourant de faim sur une terre étemeUenieBt féconde,
telle est donc la singulière contradiction que présente l'anetemie
monarchie. Nous allons montrer manrienant, par l'analyse des faits,
que cette contradiction avait sa source dans la coBstkation même de
la jsociété, dans les lois qui régissaient la propriééé, la production et li
consommation, en ajoutant qu'il .serait injuste de rendre telle ou leiie
classe de la société plut&t queteUe^autre responsaUe du mal; elles
y contribuaient toutes et diercbaient à s'y soustraire^ maïs saos
jamais en trouver le remède, car les lois de la richesse publique et du
bien-éire «ocial tour étaient aussi inconnues que les iôis de l'attrac-
tton. C'est là un fait essentiel à noter, car en jugeant le moyen âge
et ce qu'on appelle l'ancien régime, on a souvent le tort de se placer
au point de vue exclusif de notre temps, et de blâmer des faits ^i
n'étaient que la conséquence inévitable des mœurs et des idées. On a
le Uarl plus grand encore de transporter dans le passé les passioDs
contemporaines; la politique introduite dans la science la trouble et
l'altère ; l'histoire passionnée et falsifiée s'égare entre un dithyrambe
monarchique et un pamphlet révolutionnaire, tandis que, pour être
vraie, elle doit être calme comme la mort, car elle manâie sur des
tombeaux.
i. Voir à ce sujet les détails donnés par M. Bareste de la Ghavanne dans
MB Hîsiinre des ^ihmes t^jrtcoles, ^ouvrage qui se recommande par la solidité
de I*éraditioD«
sous L'ANGI£NNfi MQNi.R€HIE FRANÇAISE. 175
III
CQjïBxrru'raoN de la p&ûpihété fonciers.
Nous avons vu plus haut, en parlant de la Gauk, qu*aux époques
aniérieures à la conquête, la propriété individuelle, véritable stimu-
lant du travail, n^existaît point dans cette vaste contrée. Les Romains,
en détruisant Fancienne organisation sacerdotale et fédérale, changè-
rent cet état de choses : la possession individuelle fut substituée à la
possession collective; mais à partir d'Auguste, les impôts fonciers
deyinrent tellement exorbitants, que les propriétaires qui possédaient
le sol et les colons qui Texploitaient se trouvèrent également ruinés,
et renoncèrent, les uns à leur droit de propriété, les autres à leur
culture. Les terres restèrent en friche, et au quatrième siècle, l'aban-
don était devenu si général, que les pouvoirs publics furent obligés
de recruter des travailleurs agricoles, comme on recrute des soldats
pour les armées. On attacha de force ces travailleurs à la terre, sous
le nom de serfs de la glèbe^ et, dans cette condition, ils devinrent
comme les esclaves de Tanliquité païenne, une espèce de cheptel
humain. Ainsi la destruction du communisme gaulois par la con-
çiéte de César, destruction qui réalisait en principe un grand pro-
grès, n'avait abouti , sous Tempire des lois romaines, qu'à consti-
tuer dans la propriété individuelle le travail servile. La posses-
sion personnelle du sol, établie par les Bomains, fut consacrée par
les conquérants barbares, mais absorhée à leur profit, et, sous le nom
de féodalité, érigée en privilège et en monopole. Dans cette nouvelle
organisation, la puissance politique, judiciaire, administrative, mili-
taire, fut attachée à la terre et en découla directement. Chez les Ger-
mains, le courage avait fait les chefs ; chez les Francs de la Gaule,
la terre fit les nohles, c'est-à-dire des chefs propriétaires qui éta-
blirent une espèce de petite principauté dans chacune des circon-
scriptions territoriales qui leur étaient soumise. La France se divisa
mugi en une infinité de parcelles', et Ton peut juger de ce qu'était
dez nous le morcellement féodal, quand on voit qu'en 1789, il exis-
tait encore soixante-dix mille fiefs et arrière-fiefs. Ce mode de pos-
senion^ de dislribulion du sol brisa dans le royaume cette solidarité
1. il va sans dire que nous n'avons point la prétantion ùb résumer ici en
^seUpies lignes F^toire de la féodalité. JNous voulons seulement en donner
QQ aperçu, par ra{i|M)rt à la question Qui nous occupeu
ne DE L'ALIMENTATION PUBLIQUE
des diverses parties d'un même État qui contribue à la prospérité de
l'ensemble ; chaque terre féodale, diiché, marquisat, comté, yicooité^
baronnie, s'isolait des contrées voisines, ^'enfermait dans un système
prohibitif, vivait pour elle-même, produisait pour elle-même; il en
résultait l'impossibilité de répartir également les produits entre les
contrées fertiles et celles qui ne l'étaient pas, de telle sorte que
l'abondance et la famine se trouvaient toujours localisées sans que
l'équilibre pût jamais s'établir.
A ce premier inconvénient de l'organisation féodale de la propriété
foncière venait s'ajouter la condition même des deux classes qui pos-
sédaient la plus grand partie du sol, c'est-à-dire la noblesse et le
clergé.
Par les nécessités de sa vie sociale, la noblesse restait complète-
ment étrangère aux entreprises qui changent la face d'un pays, amé-
liorent les terrains fertiles, fécondent les terrains incultes. Lors
même qu'elle eût voulu se mêler au mouvement, la législation à
laquelle elle était soumise la forçait, qu'on nous passe le mot, à se
croiser les bras, et c'est ainsi qu'en 1S60, à une époque où l'on com-
mençait à sentir le besoin d'activer la production, il fut interdit
aux nobles de prendre des fermes à bail sous peine de dérogation ^
Il leur était permis, il est vrai, de cultiver leurs domaines, mais la
plupart du temps ils étaient détournés de ce soin soit par la guerre,
soit par la chasse, soit enfin, dans les derniers temps de la monar-
chie, par le métier de courtisan. Ils tiraient toutes leurs ressources
de leurs terres et ne leur rendaient rien, car, au moyen âge, ils dé-
pensaient tous leurs revenus en équipages de guerre ou de chasse, en
tournois, en habits somptueux. Le commerce leur étant interdit , en
même temps que le prêt à intérêt était proscrit par l'Église, ils ne
pouvaient, comme on dirait de nos jours, faire valoir leurs fondsy et
alors ils achetaient, pour l'étaler sur les dressoirs, de la vaisselle d'ar-
gent^ sorte de caisse d'épargne improductive qu'ils pouvaient facile-
ment soustraire en temps de guerre à la rapacité des pillards, et qu'ils
emportaient partout avec eux. Plus tard,*ils allèrent se ruiner à Ver-
sailles par le jeu, le luxe et les femmes, et en portant tout leur argent
1. Introduction aux Mémoires sur la Bévolution française^ ou Tableau compa-
ratif des mandats et des pouvoirs donnés par les provinces à leurs députés
aux états généraux de 1789, par F. Grille. Paris, 1825, t. I, p. 401. Cet ou-
vrage contient, par ordre de matières, les extraits les plus importants des
cahiers des états; c'est un très-bon résumé des textes officiels.
sous L*ANGIENNE MONARCHIE FRANÇAISE. 177
dans les villes, ils créèrent dans les campagnes une situation analogue
à celle que Y absentéisme a créée en Irlande.
Quoique administrait leurs domaines plus sagement que la
noblesse, les ordres religieux étaient loin cependant d'en tirer un
parti convenable. Après avoir rendu, dans les premiers siècles de
l'Église, d'immenses services à Tagriculture, après avoir employé les
bras des moines à défricher les bois et les landes, à dessécher les
marais, ils abandonnèrent peu à peu le travail des champs, inféodè-
rent leurs terres ou les donnèrent à louage. Si, dans les premiers
siècles de la féodalité, les grandes abbayes furent souvent victimes de
spoliations violentes, à partir du onzième siècle elles échappèrent
complètement à ce danger; dès lors elles jouirent paisiblement de
leur fortune territoriale qui était immense, car il y eut des maisons
religieuses qui possédèrent jusqu'à dix mille domaines, et cette for*
tune se trouva complètement immobilisée entre leurs mains, les
aliénations leur étant à peu près interdites. Riches bien au delà de
leurs besoins, elles se bornaient en général à conserver leurs biens
fonciers sans chercher à en augmenter le rendement. Une partie de
l«u*s revenus rentrait, il est vrai, par l'aumône dans la circulation, et
leur trésor était la caisse des pauvres * ; mais les nombreux bienfaits
qu'elles répandaient autour d'elles n'étaient pas sans inconvénients
sous le rapport économique, car ils arrachaient les populations rurales
au travail, et créaient dans la campagne un peuple de mendiants qui,
suivant le mot d'un économiste du seizième siècle, vivaient de l'au-
mône comme des revenus d'une prébende.
La dbblesse d'une part, le clergé de l'autre, voilà donc les deux
classes qui, dans le moyen âge, possédaient au moins les deux
tiers du territoire; mais ces classes restaient toutes deux, l'une par
1. Ceci doit s'entendre particulièrement de la première période du moyen
âge; et il convient de remarquer que la source des aumônes monastiques
fut souvent tarie par les abus que la royauté commit dans la collation des
bénéfices ecclésiastiques; abus qui ne firent qu'augmenter dans les derniers
temps de la monarchie, sous Louis XIV et sous Louis XV, car tandis que le
clergé inférieur se trouvait presque réduit à la mendicité, une douzaine de
bénéfices pouvaient se trouver réunis dans les mômes mains, témoin le car-
dinal Dubois, qui touchait pour Tarchevôché de Cambrai et les sept abbayes
dont il était titulaire la somme de 324,000 livres; témoin encore le comte
de Clermont, qui cumulait le titre de lieutenant général des armées du roi
avec celui d'abbé de Saint-Germain-des-Prés, et qui touchait aussi pour ses
abbayes plus de 300,000 livres.
Tome X. — 3S* LÎTraiton. 12
Î7I PE L'ALIMENTATION PUBUQTJF.
pv^gé, rsotre par devoir, en dehors du mouvement ammierdal et
industriel, auxiliaire indispensable du progrès agricole ^ Les cv^
taux qu'elles retiraient de la terre n*y retournaient pas pour la féeoD-
der, et Ton peut dire sans exagération qu'elles étaient presque toih-
jours étrangères à cette terre qui faisait leur richesse. Il en résulta
pour notre agriculture une sorte de torpeur et d'immobilité, à laquelle
elle ne parvint à s arracher que le jour où la prq)riété foncière cessa
d'être constituée comme un monopole , entra dans la circulation et
devint accessible à tous par le .travail et par l'épargne.
Le dernier tiers du territoire possédé par les classes roturières
kur appartenait à titre personnel ou à titre collectif.
Comment, en présence de l'absorption par les classes privilégiées,
la propriété personnelle s'était-elle formée entre les mains de la
roture? C'est là une question fort complexe qui n'a point été suffi-
samment élucidée et que nous n'avons point à étudier ici, d'au-
tant plus que nous aurions grand'peine à la résoudre. Nous nous
bornerons à constater, autant que le permet l'obscurité des docu-
ments, que la propriété roturière ne fut, en réalité, constituée chez
nous qu'à l'époque de l'affranchissement des communes. Cet afiran-
chissement donna, en effet, aux populations d'un certain nombre de
localités le droit de travailler librement et de percevoir à leur profit
les bénéfices de leur travail ; il imprima un essor nouveau à l'indus-
trie, et par l'industrie, il fit arriver à une aisance relative les classes
jusqu'alors déshéritées. Toujours empressés d'élever les gens de
moyen état pour faire contre-poids à la iéodalité, les rois accordèrent
aux roturiers le droit d'acquérir des fiefs nobles^, et favorisèrent par là
le mouvement de diffusion de la propriété territoriale ; mais ce mou-
vement profita surtout aux bourgeois des villes. Les héritages nobies
qu'ils avaient acquis, et qu'ils possédaient sans sortir de la roture,
conservaient entre leurs mains tous les privilèges dont ils étaient
chargés, parce que la terre, en changeant de maîtres, gardait tou-
1. Depuis longtemps on proclame cette vérité qu'il faut multiplier le»
moyens d'échange pour rendre le commerce florissant; que sans eoneur-
rence l'industrie reste stationnaire et cons^re des prix élevés qui s'opposent
aux progrès de la consommation ; que sans une industrie prospère qui déve-
loppe les capitaux, l'agriculture elle-même demeure dans l'enfance. Tout
s'enchaîne donc dans le développement successif de la prospérité publique.
(Lettre de l'empereur Napoléon 111. Moniteur du 45 janvier (860.)
2. Voir, entre autres : Recueil des Ordonnances, t. XIX, p. 212-213.
sous L'ANCIENNE MONARCHIE FRANÇAISE. 179
jeurs son rang, et, de la eorie, malgré les mutations, la condition des
paysans restait la même. Quelques petites communes rurales obtin-
rent, il est yrai, des chartes d'affranchissement, mais ces chartes
ne leur conférèrent, en général, que des droits restreints; et si Ton
TÎt se former sur plusieurs points des associations agricoles dans le
genre des corporations urbaines, ces associations n'étaient qu'une
affaire de ménage, et nullement, quoi qu'on en ait dit, une fédération
politique ayant pour but d'assurer à ceux qui en faisaient partie une
pins grande somme de garantie individuelle comme dans les villes;
c'est ce qui ressort d'un passage de Beaumanoir, où ces associations
sont désignées sous le nom de compagnies. Yoici ce que dit le célèbre
légiste : a Compagnie se fait par nostre coutume par solement
manoir ensauUe, à un pain et à un pot, un an et jor, puisque K
mueble de l'un et l'autre sont melle ensaule. y> Partager leur pain
et demeurer ensemble, c'était là, en effet, tout ce que pouvaient faire,
pour alléger leur misère, de malheureux paysans dispersés par
petits groupes dans les paroisses rurales, et qui, à défaut d'autres
ressources, n'avaient pas même celle du nombre. Quand c'était la
force qui faisait le droit, le droit, pour être respecté, devait nécessai-
rement se placer sous la sauvegarde de la force. Aussi était-ce des
localités populeuses et agglomérées qu'était parti le mouvement de
l'aSranchissement collectif. Les communes urbaines avaient opposé
leurs remparts aux châteaux de la féodalité, et la liberté naissante
s'était enfermée dans les villes.
Quant à la propriété collective ou communale, on peut , nous le
pensons, en rattacher l'origine à la jouissance indivise du sol par les
tribus de la Gaule. Lorsque la conquête romaine, et après elle la con-
quête barbare, eurent modifié l'organisation sociale, une quantité de
terrains vagues et de marais, après avoir servi aux pâturages des
troupeaux gaulois, restèrent sans maître, et, par suite de leur droit
d'usage immémorial, les villes et les villages voisins s'en regardèrent
conune les possesseurs légitimes. Le christianisme consacra cette
possession, parce qu'il en fit le domaine des pauvres, et ce domaine,
malgré les usurpations et les aliénations, est arrivé jusqu'à nous con-
sidérable encore. Mais par ce qu'il est de notre temps même, après
tant de progrès et d'améliorations, on peut juger de ce qu'il était au
moyen âge, et quelles faibles ressources, relativement à son étendue,
il devait offrir à l'alimentation publique. Des essais de mise en valeur
commencèrent au seizième siècle, principalement pour les marais.
f80 DE L'ALIMENTATION PUBLIQUE
Ce fut le gouvernement qui en prit rinîtiaUve, et l'édit de Henri IV,
du 8 avril 1S99, en marque le point de départ'. Quelques résultats
furent obtenus dans certaines parties du royaume, mais le monopole
et le privilège mirent la main sur cette grande entreprise. Les popu-
lations, souvent dépossédées sans profit, élevèrent les plus vives récla-
mations; les défrichements ne s'opérèrent qu'avec une extrême len-
teur, sans ensemble et souvent sans intelligence. Il en fut de même
des landes et des friches, et le défaut d'entente entre les diverses loca-
lités, le défaut de direction de la part du pouvoir central, les procès
au sujet du droit de propriété ou du droit d'usage que provoquaient
sans cesse la confusion et la multiplicité des juridictions commu-
nales, royales, seigneuriales, ecclésiastiques, rendirent toutes les
améliorations impossibles et les firent même abandonner^.
La noblesse, le clergé, et, pour une faible part, les bourgeois des
villes, voilà d'un côté, sous l'ancienne monarchie, les possesseurs du
sol; mais les bourgeois, par la faculté qu'ils ont d'acquérir des fiefs
nobles possèdent au même titre que la noblesse et le clergé, c'est-à-
dire à titre de privilège. D'un autre côté, une grande partie des biens
roturiers est possédée à titre collectif, et entre ces deux extrêmes, entre
cette contradiction du monopole et de la communauté , il ne reste
presque rien pour la possession personnelle des travailleurs agricoles.
Cette exclusion devait nécessairement réagir d'une manière funeste
sur la production ; mais du moins comme colons, métayers, fermiers
ou vassaux, les habitants des campagnes auraient-ils pu trouver
encore un stimulant puissant, si, dans ces conditions, l'organisation
sociale leur avait offert des garanties suffisantes et des dédommage-
ments, et leur avait assuré les profits de leurs labeurs? Ces garan-
ties existaient-elles réellement? C'est ce que nous allons examiner.
1. Voir le rapport adressé à Tempereur Napoléon III par les ministres de
l'intérieur, des finances et de ragricuiture, le 17 janvier 1860, dans le Moni-
teur du 20 de ce môme mois.
2. Pendant les guerres de la première moitié du dix-septième siècle, les
communes avaient aliéné un grand nombre de propriétés, vendues ou don-
nées à bail amphythéotique. Par un édit d*avril 1667, Louis XI Y ordonna
que toutes les communes rentreraient dans la propriété des terrains aliénés
depuis 1620, à la charge pour elles de rembourser en dix ans et par annuités
le prix qu'elles avaient touché des acquéreurs. Le même édit porte que les
biens communaux seront insaisissables, ainsi que les bestiaux que les com-
munes y feront paître.
sous L'AiNCIENNE MONARCHIE FRANÇAISE. i8l
IV
IMPOTS TERRITORIAUX.
REDEVANCES FÉODALES. — DIMES. — TAILLES.
Nous ne reprendrons point ici en sous-œuvre Thistoire des classes
agricoles, car elle a été dans ces derniers temps l'objet de nombreux
Iravaux et nous ne pourrions que répéter des livres connus et appré-
ciés de tous ceux qui s'occupent d'études économiques ^ La seule chose
que nous tenions à constater, parce qu'elle n'a point été remarquée,
c'est que malgré les adoucissements successifs qui furent apportés
dans la condition politique des individus attachés au travail de la
terre, la production agricole et par conséquent le bien-être générai
ne furent point sensiblement améliorés. Il y avait trop loin des af-
bancbissements du servage à la liberté moderne, pour que l'habitant
des campagnes, même dans la situation la plus favorable, pût tirer
de son labeur un parti avantageux. Malgré l'anéantissement de la
grande féodalité, la constitution féodale de la terre subsista jusqu'à la
révolution française, avec la plupart de ses redevances et de ses
charges, en même temps que la constitution administrative subsis-
tait avec ses mille prohibitions et son morcellement. Le servage
d'ailleurs avait laissé partout une empreinte profonde, car l'afiran-
chissement n'avait presque jamais été accordé à titre gratuit, et les
possesseurs des fiefs en l'octroyant à leurs vassaux s'étaient réservé
des dédommagements dont on peut suivre les traces jusqu'aux der-
niers temps dans la main morte, dans le cens, dans les corvées.
Telle était d'ailleurs la persistance de la tradition, la tyrannie de
l'usage, qu'en 1789, la région du Jura, réduite par les charges
i. Pour tout ce qui se rattache soit à la condition des terres soit à la con»
dition des personnes, il faut consulter : G.-J. Peppeciot, De VÉtat civil des per*
tonnes et de la condition des terres dans les Gaules depuis Vépoque celtique
jusqu'à la rédaction des coutumes, 1786, 2 vol. in-4<>. — Guizot, Histoire de la
civilisation en France. — Le Polyptique de Saint-Germain-des-Prés , rédigé au
onzième siècle par Tubbé Irminon, et publié en 1836 par M. Guérard. — Les
Cartulaires de Saint-Bertin, de Saint-Père de Ghartres,de Saint-Victor de Mar-
seille, qui font partie comme le polyptique dlrminon de la collection des
documents inédits, ainsi que le Cixrtulaire de Beaulieu, publié par M. Delocbe.
— F. LcYasseur, Histoire des classes ouvrières en France, 1859. 2 vol. in-8*. —
Oareste de la Chavanne, Histoire des classes agricoles en France, depuis saint
Louis, etc. Paris, 1854, in-8*. ~ Ducellier, Histoire des classes laborieuses en
France, 1860, 1 vol. in-8o.
I8£ ]>E L'ALIMENTATION PUBLIQUE
féodales à la dernière misère , ne produisait pas de quoi nourrir le
quart de ses habitants, et qu*à la même époque , dans la Bretagne,
les droits féodaux les plus ridicules, tels que le baiser de mariée, le
transport de r œuf sur une charrette^ et le silence de grenouilles^
étaient encore en pleine floraison. Telle était aussi Timpuissance des
rois à réaliser dans la pratique les sages réformes qu^ils décrétaient,
que le servage abolr par Louis le Hutin, le 3 juillet 1313, dans les
ttomaines de la couronne, existait encore en 1779, c'est-à-dire à la dis-
tance de quatre cent soixante-six ans, sur plusieurs poin ts de la France,
et que l'œuvre de Louis le Hutin ne fnt complétée que par Louis XYL
Trois espèces de contributions publiques : — les redevances féodales,
— les redevances ecclésiastiques, — les impôts royaux frappaient h
terre et ceux qui Texploilaient. Les redevances féodales et ecclésias-
tiques sont les plus anciennes, l'impôt royal ne se montrant qu'an
moment où le travail de l'unité politique commence à s'accomplir.
Temporairement établi d'abord, cet impôt, à dater du quatorzième
«iècle, devint permanent, et depuis cette époque jusqu'à la révolu-
tion, il exista simultanément avec les deux autres espèces de rede-
vances. Commençons d'abord par celles qui afféraient à la féodalité.
Les redevances féodales remontent évidemment à la prise de pos-
session du pays par les conquérants barbares, et quelques-unes, telles
que les péages, se rattachent, nous le pensons, à la fiscalité romaine.
Tout arbitraires qu'elles aient été à l'origine, elles avaient fini par
prendre le caractère d'un droit inviolable, parce qu'on les considérait
comme relevant d'alwrd de la seigneurie, c'est-à-dire d'un pouvœr
politique et administratif qui formait la base même de la société, et
ensuite de la propriété, c'est-à-dire du droit naturel. C'est en raison
de ce principe, qu'après vérification des titres, ou justification par
les seigneurs d'une longue possession, les coutumes, aux quinzième
et seizième siècles, en consacrèrent la légitimité, sauf quelques
réformes qui portèrent mir ce qu'elles avaient de violent ou d'arbi-
traire à l'excès.
Pour se faire une idée exacte de ce qu'était la féodalité par rapport
à l'exploitation du sol, il faudrait dresser pour la France entière an
tableau exact des fiefs, car les conditions de la terre changent à cliai|iie
seigneurie. A côté de certains droits généraux qui s'étendent à foule
une province, se trouvent une foule de droits particuliers aux loca-
1. Introduction aux Mémoires sur la Eévolution frni^sû^ t^ I» P* 41i)|.4i6*
SOUS^L'A^CIEIHNE MONARCHIE FRANÇAISE. 18)
IHés ; les mêmes redeTancee existent parfob aussi aux deux extrémités
dit royaume sons des noms différents; les unes oui déjà disparu au
qumz^me siècle, que les autres sont encore en pleine vigueur à la On
du dix-huitième, et il est absolument impossible de généraliser, parce
qa'il faudrait avant tout reconstituer le cadastre de Tancieûne France,
m commençant par faire la part de chaque pièce de terre , ce qui est
tsuià&it impossible, lacooditiot) de la terre diangeant à chaque pas%
Pour en donner ici un exemple, nous rappellerons que sur les seuls
domaines de Tabbaye de Beaulieu en Limousin, on trouvait huit
espèces de terres différentes : l"* les alleux; ^'^ les fiefs; 3"^ la terre
fkomtale; i" la terre vicariale; B"" les borderies abbatiales; 6*" les
viihs seigneuriales; 7"" les menses ecclésiastiques; S« les menses
serviles^ Sans entrer dans plus de détails, on peut dire que rien
n'était plus contraire à Tessor du travail , au bien^tre des popula**-
tioos, que le prélèvement continuel , soit en argent, soit en nature^
que la féodalité exigeait sans cesse de la terre et de ses produits;
on en jugera par les indications suivantes qui se rapportent aux
droits le plus généralement établis, et qui sont :
Le droii de prise^, qui appartient d*abord aux rois, et qui des
rois passe aux seigneurs. Les rois qui Texcrçaient indistinctement dans
tout le royaume sur les nobles et les non-nobles, et les seigneurs qui
Feierçaient dans le ressort de leur suzeraineté sur les roturiers, pou^«-
vaient prendre pour eux-mêmes, pour leur famille, pour leurs grands
officiers, pour les gens de leur sui te, pour ceux qui voyageaient par leurs
ordres, du blé, du vin, du pain, des bestiaux, des voitures, deschevaux,
des fourrages. Une indemnité était due à ceux sur lesquels s exerçait
la prise, mais cette indemnité était à peu près illusoire; les officiers
rojaux avaient fini par ériger le droit de prise en véritable brigand
dage, et ils commettaient de tels abus, que le roi Jean déclara qu'il y
renonçait, et qu'il autorisa ses sujets à résister par la force à ceuac
^ voudraient Texercer en son nom. Il ne parait pas, du reste, que
cette déclaration ait abouti, car, en 1367, une nouvelle ordonnancé
de Charles V vint de nouveau constater le mal. On voit par cette
déclaratiim que les vivres n'arrivaient qu*à grand'peine à Paris, et
. i. Voir le €artuUUre de Beaulieu, si savamment publié par M. Delo^bSt,
Intrud., p. 107.
2. Voir, pour plus amples détails sur le droite de prise, Recueil des or-
doimances, t. XVI, préface, cvij; — T. XVIII, préface xu; — T. 1, p. 439;
— t.V, p.83.
184 DE L'ALIMENTATION PUBLIQUE
que les terres en grand nombre restaient en friche; malgré la décla-
ration du roi Jean et Tordonnance de Charles Y, une foule d^individos
n*en continuèrent pas moins, pendant longtemps encore, à exercer le
droit de prise en se couvrant du nom des rois ;
Le droit de gitey en latin, jus mansionis, jus mansionaticmn^
pastioy cœfiaticumy afférant comme le droit de prise aux rois dans
toute retendue du royaume, et aux seigneurs dans retendue de leurs
fiefs, leur donnait le droit de réclamer de leurs sujets ou de leurs vas-
saux le logement et la nourriture, pour eux et leur suite, pendant
un jour et une nuit quand ils étaient en voyage;
Le cens, redevance foncière, annuelle, perpétuelle et non rache*
table dont une terre était grevée envers le fief dans la mouvance
duquel elle se trouvait située, et qui s'acquittait en argent, en grains,
en vins, en bestiaux, en volailles, et principalement en chapons; im-
' posé par les seigneurs comme marque de la seigneurie directe, lors
de la première cession qu'ils avaient faite d'un héritage foncier , le cens
devait toujours être acquitté, sans aucune espèce de réduction, lors
même que la récolte avait manquée ; et en cas de non-payement, le
seigneur pouvait en réclamer les arrérages pour vingt-neuf années.
Un grand nombre de villes affranchies devaient le cens au roi , en
reconnaissance de son droit royal , et comme abonnement des libertés
octroyées dans les chartes de commune, car la liberté elle-même était
soumise, comme le servage, à la fiscalité, et dans un grand nombre de
cas elle avait le caractère d'une véritable inféodation ;
Le surcenSj qui était une redevance imposée en surtaxe, comme
Eon nom l'indique, aux héritages fonciers soumis au cens, de sorte
que le fait seul de l'existence d'une charge féodale suffisait pour
motiver l'établissement d'une charge nouvelle, ce qui revient à dire
que l'impôt lui-même était imposé, car lorsque la terre payait le
cens, le cens payait le surcens ;
Le champarty campipars ou partus, en vertu duquel le seigneur
prélevait sur une terre labourable une certaine quantité de céréales,
avant que le cultivateur exploitant cette terre ait pu rien enlever pour
son propre compte ; dans les pays de droit écrit, le champart était
considéré comme une marque de seigneurie directe , et il pouvait
être perçu en même temps que le cens. Il consistait, suivant les loca-
lités, dans le vingtième, le cinquième ou le quart des fruits du soi'.
i. Le champart^ disent les députés de Dourdans aux états de 1789, est
sous L'ANCIENNE MONARCHIE FRANÇAISE. «85
Le terrage, droit analogue au champart qui se percevait sur les
Ués, les avoines, les pois, les fèves, les navets, et qui variait entre le
treizième et le tiers de la récolte ;
V abonnement [abomagiurn)^ que les gens de main morte payaient
à leur seigneur, à cause de la terre qu'ils tenaient de lui, pour obtenir
uo adoucissement de charges ;
Les lods et ventes payés pour les héritages qui changeaient de
main, et qui répondaient à nos droits de mutation modernes; ils étaient
ordinairement du douzième du prix de Timmeuble, et quelquefois du
sixième^;
La taiUe seigneuriale^ redevance foncière et personnelle établie
par les hauts^justiciers sur leurs sujets, et que les rois s'étaient
résK'vé le droit de modérer quand ils le jugeaient convenable ;
Varage^ droit perçu sur chaque labour ;
Le brennage^ impôt en grains afiTérant à la nourriture des meutes
seigneuriales , et qui devait souvent être fort onéreux , quelcjues-unes
de ces meutes étant fort nombreuses, témoin celle du comte de Foix,
Gaston-Phébus, qui ne comptait pas moins de seize cents chiens.
Dans un grand nombre de cas le non-payement des droits féodaux
entraînait le séquestre, quelquefois même la saisie définitive des
terres qui étaient soumises à ces droits, et la royauté fut, à diverses
reprises, obligée d'intervenir pour réprimer les abus auxquels pon-
daient donner lieu ces expropriations féodales^.
Aux redevances dont nous venons de parler et à d'autres du
même genre qui portaient immédiatement sur la terre, les cultiva-
teurs et les produits de toute espèce, s'ajoutaient dans le système
féodal les redevances sur les vins, les bières, les bestiaux, les
abeilles, les poissons , la mouture du blé, la cuisson du pain'; mais
ce n'était point tout encore : après avoir payé de son argent et de sa
léoolte, le cultivateur devait encore payer de son sang et de ses bras \
il payait de son sang, car au milieu des guerres privées qui, malgré
d« tons les droits féodaux le plus contraire aux progrès de Tagriculture et;
i la liberté du cultivateur* Introduction aux Mémoires sur la Révolution flran-
çoise, par Grille, t. I, p. 403.
i. Recueil des ordonnances^ t. XYI, préface, xxij.— Id., J&ûi., xxxv.
2. Voir Établissements de saint Louis, titre clxiii, dans le Becueil des
crdoanances, t. I, p. 240» 24i.
3. Nous parlerons de ces redevances dans les chapitres consacrés aux
denrées auxquelles elles s'appliquaient, viande, poissons, etc.
1S6 DE L'ALIMENTATION PUBLIQUE
ie double effort de la royauté et de TÉglise, désolèrent le royaume
jusqu^au règne du roi Jean, il devait à son seigneurie service militaire
de quarante jours, le guet et la garde; il payait de ses bras et de Mm
temps, car la corvée Tenlevait sans cesse à ses travaux personnels ^
Établie sous les Mérovingiens pour les besoins de TÉtat et de h
cité, ce qui la rendait vraiment profitable , la corvée finit par n*étre
plus qu^une redevance onéreuse imposée au profit exclusif des pro-
priétaires féodaux. On la considéra comme une sorte de dette que les
serfs avaient contractée envers leurs seigneurs pour prix de Taffran-
chissement, et elle se perpétua jusqu'aux derniers jours de randenne
monarchie, comme le vestige du travail servile limité à un certain
nombre de jours.
Les corvéables, ainsi nommés, disent quelques feudisles, parce
qu'ils sont forcés de se courber pour travailler à la terre, quia eur-
vantur^ devaient des journées de corps et de bras^ des journées de
chevaux, d'ânes, de bœufs, de mulets, de chariots. Suivant les lieox,
ils labouraient les terres du seigneur, travaillaient à ses forteresses,
faisaient ses semailles, ses vendanges, sciaient ses blés, fauchaient ou
fanaient ses foins, épandaient ses fumiers, traquaient le gibier dans
ses chasses, etc. Prévenus deuî jours à l'avance par les seigneurs qui
réclamaient leur concours, ils devaient se rendre sur le terrain, sm«-
vant les besoins du moment, avec leurs bêtes de trait, leurs dbariob,
leurs instruments aratoires et leurs outils , se nourrir à leurs frab
et travailler depuis le lever jusqu'au coucher du soleil.
D'abord soumises à l'arbitraire le plus complet, les corvées, au
moment de la rédaction des coutumes , furent généralement limitées
à douze par an, et, malgré cet adoucissement, elles n'en restèrent pas
moins l'une des plus dures exigences du privilège, par la perte de
iemps^ les fatigues et les frais de déplacement qu'elles occasionnaient,
et l'une des redevances seigneuriales les plus contraires aux intérêts
des cultivateurs, par le danger où elles les exposaient de perdre leure
récoltes en s'occupant de celles des autres.
Dans un grand nombre de localités , et c'est un fait qu'il importe
de constater, la somme totale des impôts féodaux acquittés par telie
ou telle pièce de terre ne représentait qu'une valeur assez minhne,
1. Voir, pour les questions féodales, Brusse1,tfaiiv«f etfomen dé rumg^^êmè
ràf des fiefB en France. i7S0, 2 vol. iD-4* ; et le met Feodum daftt le Glossaire
de DttCtDge.
sous L'ANGIENNB MONARCHIE FRANÇAISE. 187
m», dans d'autres, cette valeur était considérable, vu qu'elle pou-»
vait s'élever, comme le champart^ au quart des fruits. Il résultait die
eefiaût, d'abord une inégalité très-grande dans la condition des terres,
et ensuite une inégalité plus grande encore dans Taisance des popu*
lations, attendu que dans l'assiette des impôts royaux, on ne tenait
aocon compte des redevances féodales, et que ces impôts étaient les
mêmes dans les pays où le champart n'était que du vingtième des
fruits, aussi bien dans ceux où il était du quatrième. Même dans les
deriners temps, la féodalité constituait pour les populations agri-
coles, en dehors des redevances qu'elle prélevait sur eux, une sorte
de sujétion qui leur enlevait complètement cette initiative person<^
ndk, si nécessaire au développement du travail. Elle créait une
foule d'entraves qui rendaient les améliorations fort difficiles, et elle
enlevait à l'industrie agricole, au profit exclusif d'une faible mino-
rité, une somme considérable de travail, de capital et de produits en
nature. Cette part une fois prélevée, le producteur avait à compter de
nouveau avec l'Église et l'État.
L'Église, étant devenue propriétaire foncière, entra par ses biens
temporels dans le système féodal, et, comme la noblesse, elle perçut
les droits dont nous venons de parler; mais, à côté de ces droits, elle
leiait, sous le nom de dîme, un impôt particulier sur les fruits de la
terre ou les produits de l'industrie ^ Dans les premiers siècles de
FÉglîse, le clergé n'ayant aucun traitement, la dlme fut établie
pour assurer ses moyens d'existence , et c'est par ce motif que les
Cahiers des états de 89, tout en protestant contre les abus auxquels
elle avait donné lieu, s'accordèrent à la regarder comme de droit
imprescriptible et de fondation nationale, attendu qu'elle était, à
Vorigine, une prestation volontaire accordée par les fidèles pour les
^penses du culte ^. C'était, à proprement parler, le budget de
l*Église, et c'est à ce point de vue que Cbarlemagne en sanctionna la
perception , et qu'il en fit quatre parts : l'une pour la fabrique des
églises, l'autre pour les pauvres, la troisième pour Tévêque, la qua-
trième pour les clercs ' . Mais ce caractère originel ne tarda point à
t. On distinguait trois espèces de dîmes : lesdtoief riéUêtf prélevées sur les
récoltes; les dimeê personnelie^ prélevées sur le travail, et les notiafeSi pré-
lerées sur les bois nouvellement défrichés et mis en culture.
2. Introduction aux Mémoires sur la Révolution française, 1. 1, p. 278 à 285.
3. Montesquieu; JBipril dee Lois, t. XXX, cb. xn#
188 DE L'ALIMENTATION PUBLIQUE
s*altérer, au milieu de Tanarchie des neuvième et dixième siècles,
par suite des usurpations commises sur les biens du clergé, de
l'intrusion des laïques dans les bénéfices, et, plus tard, par le mono»
pôle qu'en firent quelques grands dignitaires ecclésiastiques, qui,
sous le nom de gros décimateurs, s'emparèrent de tous les profits,
en se bornant à faire aux curés une somme fixe et annuelle qu'on
désigna sous le nom de portion congrue ^ et qui était presque toujoun
insuffisante à leurs besoins.
L'esprit féodal, qui mettait son empreinte partout, avait fini par
assimiler le monde à un grand fief, dont les droits utiles étaient per-
çus par le clergé eii raison « des suprêmes domaines que Dieu a sur
toutes choses. » Il résultait de là que la dime était également levée
sur les terres nobles et roturières > qu'elle emportait privilège sur
toutes les autres redevances, que les cultivateurs ne pouvaient rien
enlever de leurs récoltes avant qu'elle n'eût été acquittée» et que les
décimateurs, pour la percevoir, n'avaient à justifier d'aucun autre
titre que de l'existence même du clocher de leur paroisse ^« La dime
se levait sur les grains, sur les vignes, les foins, quelquefois même
sur les bestiaux et la volaille. Â de rares exceptions près, elle consis-
tait, comme son nom l'indique, dans la dixième partie des fruits de
la terre, et en certains lieux on y ajoutait encore une gerbe de blé
par arpent. Cet impôt, dont la quotité resta la même depuis Charle-
magne jusqu'à Louis XVI, n'avait point seulement le grave incon-
vénient d'imposer au cultivateur une charge exorbitante, il appor-
tait aussi de grands obstacles aux progrès de l'agriculture, parce
que les décimateurs craignant de perdre leurs revenus habituels,
ou de les voir s'amoindrir, s'opposaient à tous les essais, à tous les
changements dans les exploitations.
Les impôts royaux, considérés dans leurs rapports avec l'exploita-
tion de la terre et l'alimentation publique, produisaient également les
plus tristes résultats, ce qui tenait surtout à l'inégalité de la réparti-
tion entre les diverses provinces et les diverses classes de la société,
et à la dureté de la perception. Parmi ces impôts , la plupart se per-
cevaient d'abord en nature. C'est ainsi qu'au sixième siècle, Chilpéric
prend dans son royaume ime amphore de vin par arpent de vigne. Au
1. Voir de Perrière, BicU de droit et de pratique, au mot Dinw*
sous L'ANCIENNE MONARCHIE FRANÇAISE. 189
douzième siècle, on trouye, dans une ordonnance de Louis le Jeune,
h mention d'un impôt royal sur les blés recueillis dans Tannée. C'est
h droit de moisson, messiva ou mestiva, que diverses localités lui
rachètent moyennant une prestation annuelle de quelques mesures
d'orge et de froment. Presque toujours , en affranchissant les com-
munes, les rois se réservaient certaines redevances sur les blés, et,
parmi ces redevances, nous trouvons le coponagium^ le badacge,
le leude * ; mais au fur et à mesure que Ton se rapproche de l'époque
moderne, on voit la prestation en nature disparaître devant le paye-
ment en argent; dès le treizième siècle, c'est ce dernier mode qui
prévaut sous le nom de iaille et le nom à^ aides. Dans la première
période du moyen âge, la taille était personnelle et foncière; les aides
portaient particulièrement sur les objets de consommation. Nous par-
lerons particulièrement des aides au chapitre des boissons , et , pour
fiûre juger de l'état des choses en ce qui touche les impôts fonciers ,
nous emprunterons quelques faits à l'histoire de la taille ^.
De même que tous les autres impôts royaux , la taille fut d'abord
établie temporairement et dans des circonstances extraordinaires,
mais elle devint permanente à partir de 1445, et, depuis cette époque,
elle ne cessa de s'accroître. Elle était alors de un million huit cent
mille livres; sous Louis XIII, elle atteignit trente-deux millions, et
!. Recueil des ordonn., t. XVI, préface, Iv, Ivij.
2. Il va sans dire que nous n'avons point à faire ici une histoire générale
de Timpùt, mais à montrer seulement par quelques exemples l'influence des
contributions publiques sur l'état économique de la société et principalement
sur l'agriculture. On peut dire que depuis la conquête romaine jusqu'à la
Révolution, cette influence fut des plus désastreuses. Tous les témoignages
de l'histoire sont unanimes sur ce point, à commencer par Salvien et par
Grégoire de Tours, qui nous montrent : l'un les habitants de la Gaule se réfu-
giant auprès des barbares pour échapper aux collecteurs (De Gubematione
Bei, lib. V, ch. vu) ; — l'autre les sujets des rois mérovingiens abandonnant le
pays pour échapper aux exactions du fisc. {Bist, eccles. Francorum, lib. V,
ch. XXII). — Les préfaces des tomes XVI, XVIl, XVHl et XIX du Recueil des
ordonnances contiennent un curieux travail de M. de Pastoret sur les impôts.
Quoique ce travail n'ait point toute la clarté désirable, et que les diverses
contributions royales, féodales, municipales, ne soient point suffisamment
distinguées les unes des autres, on y trouve cependant des renseignements
très-curieux, et c'est jusqu'à présent ce qu'il y a de mieux sur la matière.
Nous y renvoyons nos lecteurs. Quant à la taille en particulier, on consul-
tera avec intérêt Vouvrage intitulé : Nouveau Code des tailles, ou Eecueil des
ordonnances, édits, etc., depuis 1270. Paris, 1740, 2 vol. in-18.
190 DB L'ALIMENTATION PUBLIQUE
SOUS Louis XIV» elle retomba à Tiogt*troi8. Ce n'était donc point ot
chi£fre, relativemeat modéré pour un pays comme la France, qui m
faisait la dureté , mais l'absence complète de justice distributire dans
la répartition, la rigueur que déployaient les agents du fisc dans les
recouvrements , et les malversations sans nombre dont les contri*
buables étaient victimes, malversations qui sont attestées, pour les
tailles comme pour les aides, par Tintervention continuelle des roô,
et les ré formateurs i o\\ commissaires extraordinaires, qu'ils envoient
sur tous les points du royaume, avec des pouvoirs exceptionnels, pour
mettre fin aux abus et, poursuivre les coupables *.
Temporaires ou perpétuelles, les tailles dans le moyen âge étaient
fixées pour chaque village d'après le nombre des feux. Ce nombre
de feux une fois déterminé servait de base à la répartition pendant
une longue suite d'années. Mais il arrivait souvent que la populatk»
se trouvait tout à coup réduite par l'effet des guerres, des famines oq
des épidémies. Ce qui restait d'habitants n'en devait pas moins
acquitter la totalité de la somme fixée par les anciennes répartitions,
de telle sorte que dix chefs de famille avaient souvent à payer pour
cinquante. C'est ce qui est attesté par les réductions ou reparutions
de feux que contient le Recueil des ordonnances ^, réductioi^ qui
avaient pour objet de rétablir la proportion entre le nombre réel des
habitants et la part contributive de la localité.
Les provinces étaient taxées d'une manière très-inégale. Dans le
Limousin, par exemple, l'impôt royal enlevait à peu près la moitié
de la production des biens de la terre, tandis que dans d'autres H
n*excédait point le quart du produit territorial. Mais ce qui faisait le
plus de mal, c'était le nombre infini des privilégiés parmi lesquek
étaient compris la noblesse ^, le clergé, une foule de fonctionnaires,
les bourgeois de certaines communes, des villes, des provinces
entières. Quelques rois, tels que Philippe-Auguste^ Philippe le Bel,
Charles V, Charles VI, essayèrent à diverses reprises d'y soumettre
le clergé; mais leurs ordonnances furent constamment éludées; les
exemptions devinrent avec le temps de plus en plus nombreuses, et
1. Voir, entre autres, pour les. réformateurs nommés par Charles Vl^
Bemeil des (trdom,, t. Vil, p. 328, 569, 768.
2. Voir Beeueil des ordonn., t. Y, p. 505, et à la table, p. xdj.
3. La noblesse ne payait que pour les biens roturiers qui se trouvaient es
sa possession, et encore pour ces biens eux-mêmes ne paya4-eUe point tou-
jours.
sous ^ANCIENNE MONARCHIE FRANÇAISE. 19t
le payement de la taille finit par se concentrer presque exclusivement
sur les petits marchands, les artisans et les petits cultivateurs, car,
outre les exceptions primitives, la vente des charges et de la noblesse
créait quelquefois jusqu'à cinq mille privilégiés dans une seule année.
Frappé de Tétat déplorable où se trouvait l'agriculture française
dans les dernières années du règne de Louis XIV, le maréchal de
Vauban publia en 1707 un traité d'économie politique : la Dîme
royale^ traité dans lequel il assigna pour cause à la misère publique
rinégale répartition des impôts royaux, et s'efforça de démontrer
« que la diminution des biens de la campagne, le défaut de culture^
et par suite la disette, provenaient de la manière d'imposer les tailles
et de les lever. » Cette cause n'était pas la seule sans doute, mais elle
était l'une des plus puissantes, et pour s'en convajncre il suffit de
jeter les yeux sur la curieuse statistique dressée par Yauban, et que
Qoas publions dans la note ci-dessous ^.
t. Liste de ceux qui jouissent de V exemption de la taille , taillon, Vustensile, du
kffement des gens de guerre et autres charges^ tant pour leur personne que pour
kwrs biens, et qui les procurent aiuc autres par leur autorité ou par leur faveur.
I. Les terres du roi^ de la reine, du dauphin, les enfants de France, les
princes du sang, leurs principaux officiers et domestiques. — II. Celles des
tomîstres, de leurs commis, secrétaires, etc. — III. Les commandants de la
maison du roi, de toute espèce, les gendarmes, chevau-légers, gardes du
corps, grenadiei's à cheval, toutes les autres charges civiles et militaires de
la maison du roi et des enfants de France. — IV. Les cardinaux, archevé-
qaes, évoques, gros ahbés commandataires, leurs officiers et ceux qui en sont
protégés. — V. les ordres de chevalerie du Saint-Esprit, de Malte, de Saint-
Louis, de Saint-Lazare, etc. — Vl. Toute la noblesse du royaume, depuis les
princes, dacs et pairs, les maréchaux de France, les marquis, comtes, harons^
jusqu'aux simples gentilshommes. — VIL Les hauts officiers de rohe, savoir :
le chancelier, les conseillers d*État , les maîtres des requêtes , tous ceux
qoi composent les conseils du roi, les présidents, conseillers, procureurs et
avocats généraux du parlement, la chambre des comptes et cour des aides,
les bureaux du trésorier de France. — VUI. Les baillis, sénéchaux, prési-
dents, conseillers, gens du roi des sièges et juridictions subalternes. -^
U. Les îutendauts des provinces, leurs secrétaires et subdélégués et ceux qui
en sont protégés. — X. Les officiers des élections, les receveurs généraux des
provinces, les receveurs des tailles, les officiers des eaux et forêts, des gre*
aiers à sel, la maréchaussée, etc. — XU Les gouverneurs des provinces et
ceux des places frontières, les états-majors de ces mômes places. — Xil. Les
officiers de guerre servant actuellement qui ne sont pas gentilshonunes;
les officiers d'artillerie, conurnssaires des guerres et plusieurs autres
espèces de gens semblables; ceux qui possèdent les intendances des pro*
192 DE L'ALIMENTATION PUBLIQUE
Restreintes d*abord entre les classes privilégiées, les exemptions de
la taille et autres contributions royales devinrent à la longue Tobjet
d*un indigne trafic, elles furent acquises à prix d^argent par ceux
mêmes qui ne pouvaient les réclamer, ni en vertu de leur naissance,
ni en vertu de leurs fonctions, ou étendues par la faveur et rintérét
personnel à ceux qui n'étaient point appelés légalement à en profiter.
m Des personnes puissantes, dit Yauban, font souvent modérer l'im-
position d'une ou deux paroisses à des taxes bien au-dessous de leur
juste portée, dont la décharge doit justement tomber sur d'autres
voisins qui en sont chargés... Ces personnes puissantes sont payées
de leur protection dans la suite par la plus-value de leurs fermes ou
de celles de leurs parents ou amis, causée par rëxempUon de leurs
fermiers et de ceux qu'ils protègent, qui ne sont imposés à la taiUe
que pour la forme seulement. » Ce que dit Yauban est confirmé par
Louis XIV lui-même, qui rendit en janvier 1713 un édit contre les
seigneurs qui, en faisant tarifer leurs fermiers à des sommes modi-
ques, faisaient reporter l'impôt sur d'autres fermiers du voisinage,
lesquels étaient contraints de vendre leurs équipages et leurs chevaux
pour s'acquitter envers l'État.
Le mode de recouvrement des tailles ajoutait encore à leur ini-
quité. Sous Louis XIV, les frais de perception étaient mis à la charge
des contribuables, et s'élevaient au quart de la redevance annuelle.
La misère était le seul cas d'exemption qui ne fût pas admis, et sous
le règne du même roi on vit des agents du fisc démolir pour cause
de non-payement les maisons des cultivateurs, en vendre les maté-
riaux, et porter le prix de cette vente en déduction du recouvrement.
De pareils faits ne justifient que trop cette parole de Saint-Simon :
vinces vendues depuis peu, ainsi que les gouvernements des villes du dedans
du royaume ; les maires et syndics des villes et leurs lieutenants, et les éche-
vinages privilégiés. — XIH. Plusieurs charges que la nécessité a fait créer dans
les derniers temps à la grande foule des peuples. — XIV. Les terres franches
et nobles des pays d*État; les villes franches et plusieurs autres comprises
dans le corps de TÉtat, sans en porter les charges qui retombent toujours sur
le pauvre peuple. — XV. Les gros fermiers et sous-fermiers des premier,
deuxième et troisième ordre. — XVI. Les exempts par industrie, qui sont
ceux qui trouvent le moyen de se racheter en tout ou en partie des charges
publiques par des présents, ou par le crédit de leurs parents et autres
protecteurs; le nombre de ceux-ci est presque infini. (Vauban, Projet dPwu
Bime royale, Paris, i707, 1 vol. in-12, ch. vu.)
sous L'ANCIENNE MONARCHIE FRANÇAISE. 193
« Louis XIY tirait le sang de ses sujets sans distinction ; il en expri-
mait jusqu'au pus. r>
Le dénûment le plus absolu, Témeute', l'abandon de la culture'
la famine, tels étaient les résultats d'une pareille organisation ; et les
rois eux-mêmes en sentaient si bien tous les inoonyénients, que Phi-
lippe-Auguste , en partant pour la croisade, stipula dans son testa*
ment que s'il Tenait à mourir pendant la guerre sainte, une partie
de son épargne serait distribuée à ceux que la taille avait ruinés.Tous
les documents sont unanimes dans les témoignages accusateurs qu'il3
portent contre cet impôt. En 1484, Jean Masselin constate que les
paysans, par crainte des tailles, laissent une partie de leurs terres en
Inche'; en 1634, les états de Normandie constatent à leur tour que
les tailles dans cette province «se sont accrues jusqu'au point d'avoir
tiré la chemise qui restait à couvrir la nudité du ccfrps, et empêché les
femmes en plusieurs lieux, par la vergogne de leur propre nudité,
de se trouver aux églises. » En 1 707, Yauban nous apprend que, dans
les provinces les plus fertiles, des cantons tout entiers restaient sans
culture, et que dans d'autres les paysans ne travaillaient qu'à demi, de
peur que si leur terre était bien cultivée, bien fumée, on n'en prit
occasion de les imposer doublement à la taille, et il montre les grands
chemins, les rues des villes et des bourgs remplis a de mendismts
que la faim et la nudité chassent de chez eux. » Les cahiers des états,
à toutes les époques, accusent partout les mêmes abus et les mêmes
souArances^.
i. On peut voir entre autres, sur les émeutes causées dans les campagnes
par les impOts royaux. Histoire du parlement de Normandie, par M. Floquet,
L IV, p. 450 et suiv. On y trouvera le récit de la révolte des Nu-^ieds qui
éclata en Normandie sous Louis XIH. Les Nurpieds, qui avaient pris ce nom
pour montrer que les subsides ne leur avaient point laissé de quoi se chaus-
ser, se livrèrent aux plus grandes violences, et il fallut envoyer contre eux
le maréchal de Gassion. Ils avaient mis à feu et à sang les faubourgs d*Avran^
ches.
2. Cet abandon est constaté par deux édits de Louis XIY, à la date de
janvier et d'octobre 1713. On voit par ces éditi qu'un grand nombre de
domaines étaient abandonnés par les tenanciers, que Ton ne trouvait plus
d'exploitants, et que les propriétaires eux-mêmes renonçaient à les faire
valoir. Louis XIV accorde pendant quatre ans l'exemption de la taille à ceux
^ les mettront en valeur et les repeupleront de bestiaux. {Nouveau Code
des iaUîes, i740, t. I, p. 465-478}.
3. Journal des états généraux de Tours, p. 674.
4. Tous les économistes de l'ancienne monarchie sont unanimes à con>
ToneX. — at'Utniion. 13
idk JDE L'ALIMENTATION PUBLIQUE.
AÎDsi, au fur ^t à mesure que s'accomplissait le progrès vers Tu-
oité, rimpôt royal, en progressant lui-même, ajoutait une aggrava-
tion nouvelle aux charges du pays. Les pouvoirs publics, en éten-
dant sans cesse le cercle des privilèges, rejetaient tout le fardeau de
cet impôt sur les classes laborieuses, principalement sur celles des cam-
pagnes, et ils le rendaient ainsi progressif en raison directe de la
misère.
Nous connaissons maintenant les charges qai frappa ient les pro-
ducteurs : comme sujets du roi, par la taille; comme chrétiens, par
la dime ; comme vassaux, par les redevances féodales ; nous parlerons
dans le prochain article des conditions auxquelles ils étaient soumis
comme fermiers, c'est-à-dire comme travailleurs libres, exploitant le
sol en vertu d'un contrat de louage, et des pertes auxquelles les expo-
saient sans cesse le gibier privilégié des seigneurs, les ravages de la
guerre, et les déprédations des malfaiteurs .
damner la manière dont les impôts fonciers étaient répartis. Forbonnais
remarque à ce propos qu'il n'y avait point d'estimation de biens, que tout
allait au jour le jour, et que les malheureux étaient accablés (Rechenheim
les Finances, L Vi, p. 131).
(La fiuUe à la pcoehaine Livraiioii.)
o
BRIGITTE
PAR M. JULES DE LA MADELÈNE.
VII
Chayinart passa toute la nuit à travailler; le lendemain, au déjeu-
ner, il nous montra les premiers dessins d'une série très-amusante :
Les dimanches de mademoiselle Constance^ qu'il destinait au Musée
des Grimaces^ journal burlesque très-répandu dans les lieux publics,
et dont il était le collaborateur le plus fantasque , le plus indolentet
le plus recherché. Ce pasticheur de Chavinart , ce peintre de fadeurs
galant et maniéré , cet embellisseur effronté , était doué d'un vif ins-
tinct de la parodie. Il excellait à faire des caricatures d'un comique
vident. C'était là sa vocation, quoi qu'il ne s'en doutât guère ; il
préférait s'adonner à la grande peinture mythologique, et pour qu'il
(hmnât quelque chose au Musée des Grimaces^ il fallait qu'il y fût
poussé par la faim.
Gha^y, qui. vit ces dessins, n*y comprit rien, mais absolument
rien. — Quel est celui-là? nous dit-il en nous désignant sa propre
caricature. Pourqpioi diable lui a-t-on mis un costume de sous-
préfet?
Puis , comme un étourneau , il se mit à nous raconter avec des
transports d'admiration toutes les merveilles de la fête donnée la
^ille par mademoiselle Constance. Il ne tarissait pas. Madame
Sidonie était sur des charbons ardents. Ckagny, avec son tact habituel»
insistait de plus belle, et termina par une question digne du début :
— Cette Constance est une maîtresse femme. Est-il vrai que vous
allez lui céder votre fonds?
1. Voyez la ZT Livraison.
196 BRIGITTE.
— Et qui vous Ta dit? répliqua madame Sidonie avec des yeux
irrités.
Cbagny se troubla. — Oh ! je ne sais pas, dit-il. C'est
qui court dans le monde.
Dès qu'il fut sorti, madame Sidonie, qui s*était contenue
peine, s'écria avec colère : — Oh I c'est trop d'audace ! Yoilè
elle Yeut en venir ! Eh bien ! entre nous deux ce sera un* - *' -
■
mort. Oh ! j'en fais le serment, je la ruinerai !
Elle se calma tout à coup et se mit à méditer très-froiden
un plan de campagne.
— Y a-t-il quelque lettre pour la poste ? lui dit M . Tallard, <
l'habitude de se charger des commissions du matin.
Et comme elle ne répondait pas, il lui toucha timidement
^- Voici mon heure, je vais partir.
— Pas de ministère aujourd'hui, lui répondit-elle. Écrive
chef que vous êtes très-malade; habillez-vous de pied ei
tenez-vous prêt à m'accompagner. Dans la journée, j'aurai l
vous. Toi, Chavinart, lève-toi, cours après cet imbécile de (
rattrape-le , traite-le avec douceur, et dis-lui en confidence ,
sceau du secret, que je suis décidée à entrer en arrangement .
d'hui même. Il répétera tout à Constance, et je suis certain ^J^
vaut la nuit elle me fera faire des ouvertures par son homn ^
faires ; celui-là sera bien fin si je ne lui fois pas dire ce que ^^ .^^
savoir. Ah ! Constance veut la guerre ! Il faut à tout prix que je con-
naisse le fond de ses ressources... Maintenant, puisque nous avons
quelques heures devant nous , me dit-elle avec toute sa bonne grâce,
je ne serai pas fâchée desavoir au juste ce qui se passe chez madame
Urbain. Encore quelque scène terrible qu'elle aura faite à sa fille
pour l'entraîner chez Constance ! Peut-être Brigitte estrelle réellfr*
ment malade! Péraldi^ cela vous intéresse, j'imagine. Êtes-vous
mon cavalier?
Quelque ennui que j'eusse à me trouver mêlé à toutes ces histoifes
de la maison Tallard, je ne pus me refuser à cette invitation. J'étais
inquiet de la santé de Brigttte, et tout ce que je venais d'entendre
me donnait un vif désir de la revoir. J'étais si troublé , que madame
Sidonie s'imagina que j'hésitais à l'accompagner, et, se rappelant
tout à coup de quelle manière j'avais reçu ses propositions de ma-
riage, elle me dit en riant: — Oh! soyez sans crainte, on ne vous
enlèvera pas. Une fois pour toutes , sachez que Brigitte ne veut pas
0
BRIGITTE. 197
se marier* C'est son secret; je tous le confié. Allons , prenez yos
\. ib, partons. Est-ce ridicule à ces hommes de toujours se figurer
^ \ Ml Yeut les épouser de force !
t K ous allâmes rue Meslay, mais on ne nous reçut pas. Le concierge
^ \^ \ dit que les dames Urbain étaient à la campagne et ne revien-
l\ !nt que le lendemain. — C'est-à-dire que je suis consignée , me
, ladame Sidonie; c'est clair comme le jour. Oh! cette Julie est
S> ine mouche. Entre Constance et moi , elle hésite à se pronon-*
^ ït je Yois bien qu'elle veut attendre pour savoir de quel côté
e le vent. J'en aurai le dernier mot. Avec moi, tout ou rien.
»t heureuse qu'aujourd'hui je n'aie pas le temps de monter la
dans la rue pour la surveiller; mais les affaires avant tout,
"ons.
dame Sidonie ne s'était pas trompée en confiant un message à
Knrétion de Chagny . Celui-ci n'eut rien de plus pressé que de faire
^'. . pport à mademoiselle Constance, et, dans la journée, madame
.?^e reçut un billet de l'homme d affaires de Constance qui lui
dait un rendez-vous. Cet industriel était un madré coquin ; mais
i;. si bien le prendre par tous les bouts, elle joua si bien la mala-
Vv le découragement , l'étourderie, qu'elle finit par savoir de lui
qu'elle voulait apprendre. Avant la nuit , elle nous revint
jouie et triomphante . — Il m'a prise pour une sotte , nous
dit-elle; mais moi, me voilà fixée. J'ai demandé vingt mille francs
comptant de mon fonds, qui en vaut plus de quarante. Si Constance
était solide , il aurait accepté d'emblée sans me laisser le temps de
me raviser; mais jamais il n'a osé dépasser dix mille. Pour le reste, il
TOttlait régler à six mois , ce qui me prouve que la péronnelle n'a ni
argent ni crédit. Avec ses vingt ou vingt-cinq. mille francs, elle ne
fen pas long feu ; nous en verrons la fin. Le tout est de l'engager au
plus tôt dans des dépenses folles, ruineuses, inutiles.
— C'est mon affaire, dit Chavinart. Ohl si l'on pouvait lui per-
suader de se lancer dans les annonces ! Enfin , comptez sur moi, je
lui ferai jouer le grand jeu. Ah! vos habitués sont tout émerveillés,
parce qu'elle leur a fait entendre deux donzelles du grand théâtre de
Buénos-Ayres ! Noi , je vous aurai des premiers sujets de l'Opéra et
des Italiens, quand je devrais peindre tous leurs cousins et leurs
arrière-cousins. J'ai découvert à la salle .Cbantereine une tragédienne
ipx fera mourir Bachel de dépit; nous la ferons débuter ici dès
dimanche prochain , et je veux que toute la littérature assiste à son
108 BRIGITTE.
triomphe. Dites à GoiManœ d*eii faire autant. Si elle a*y risfoe, 8
hii en coâtei:a les yeux de la tète.
Le jour même , ii fut décidé que l'hôtel Beao-âéjour serait eatH^
rement remis à neuf, repeint, redoré, qu'on rajeunirait toot le mobi-
lier, qu'on prendrait une livrée, que , sans élever les prix, on aurait
une table somptueuse, enfin qu'on ne négligerait rien pour attirer là
une nouvelle clientèle et retenir Tancienne; coûte que coûte, il fallait
exciter Constance et la pousser à sa ruine, dût-oo sombrer avec elle.
On se mit en campagne. Avant tout , il fallait quelque argent comp-
tant; on fit flèche de tout bois, et le bonhomme Tallard fut saigpaé
aux quatre veines. On lui vendit ses belles bagues et ses belles tabOf-
tières niellées, tout le bonheur de sa vie ! On lui échangea ses growci
et sonnantes breloques contre des pois d'Amérique, et sa chaîne d*or
contre du plaqué. Avant son mariage, il avait placé tootesa petite for-
tune en viager; on le fit assurer par luie compagnie anglaise, pui»€Q
l'envoya muni de sa police chez un courtier marron qui lui trafiqua
l'aliénation de sa rente. Enfin il engagea ses appointements pour
Tannée, et signa une délégation que Chavinart négocia ches ua
placeur de livraisons illustrées. Tout cela fut fait en moins d'une
semaine.
Avec tous ces trafics, op se trouva une douzaine de mille francs à
la main.
Tout en s'occupant très-activement d'afiaires, madame Sidonie ne
négligeait rien pour repeupler son salon. Elle s'en allait racontant
partout les merveilles de la fête qu'elle préparait pour le dinumcfae
|Ht)chain, la jeune débutante, les chanteurs italiens, le buffet. Da
matin au soir, elle était en visite chez ses amies; elle les pressait,
elle les harcelait, et les bdles paroles ne lui coûtaient guère. Aux
musiciennes , elle faisait espérer des leçons dans des prix fabulenx; i
toutes les mères, elle montrait comme récompense, à la fin de la as»-
son des bals , de riches mariages pour leurs filles. J'ai su plus tard
qu'elle s'était engagée hardiment pour moi avec madame Urbain, et
cela, le jour même où elle me disait : Brigitte ne veut pas se marier.
Elle promettait avec l'audace d'un candidat à la veille de l'électioo.
Je l'entendis un jour dire à Chagny : -— Soyez franchement des
nôtres, et d4ci à un mm vous trouverez votre nom au Moniteur.
J'en réponds; comptez-y. A tout prix, elle voulait l'arracher à
mademoiselle Constance, car c'était un grand parti à présenter à
Vambition des mères; elle l'avait déjà promis dans dix faôûUes.
BRIGITTCr. i99
Chavînart, de son cêté, ne restait pas oisrf ; il passait les nuits à des-
siner. Le jour il courait comme un Basque aux quatre coins de Paris,
diesles usuriers, les courtiers marrons, les marchands. II faisait
prendre patience aux fournisseurs mécontents en leur promettant
îcors portraits pour la grande exposition; en manière de récfame, il
publiait leurs chaires dans son Musée des Grimaces; il les faisait
annoncer dans tous les petits journaux où il a^ait des amis ; il allait
jusqu'à leur garantir des places de surnuméraires pour lemrs fils dans
les bureaux de M. Tallard aux premières vacances. Pour la décora^
tien de Thôtel , il choisit sans hésiter parmi les créanciers Tes plus
exaspérés, les plus intraitables, ceux qui, la Teille, menaçaient de
saisir. Je ne sais .comment il parvint à leur persuader que, pour ta
si^té de leurs créances, ils devaient aider madame Sidonie dans ces
grandes dépenses qui allaient relever la maison, et qu*on n*agfs-
sait ainsi que dans leurs intérêts. Le fait est qu'il installa dans
rhdtel, et sans bourse délier, tapissiers, doreurs, ébénistes.
Qaant aux peintres , il n*était pas en peine ; il connaissait tous les
affimiés de Paris , et il lui fut facile de lever une bande de râpins ,
toQs ardents coloristes, qui s'^cn donnèrent à coeur joie : partout des sujets
mythologiques, des voyages à Cythère aux plafonds, sur les portes,
en trumeaux, en médaillons, en cartouches, au milieu des ornements
decarton-pierfe. On se serait cru dans un café. — Sont-ils heureux
d'avoir tant d*ouvrage, me disait Chavinart; et ils signent de leur
nom , les petits misérables ! Â leur âge , j'aurais payé mon pesant
d'or pour travailler ainsi à ma guise. £t ils osent se plaindre encore,
comme si j'étais le gouvernement ! Nourris comme des princes, table
d'hôte , tabac à discrétion , et trois francs par jour payables dans six
mois; de plus, l'espoir de vendre leurs compositi<»is à tous ces nobles
étrangers ! — Il avait organisé dans les salles de Thôtcl une sorte
d'expositioa permanente pour leurs tableaux. Ce n'étaient pas préci-
sément des chefs- d'oeuvre. — Baste ! disait-il, ce sera toujours assez
bon pour nos Américains! D'ailleurs les cadres dorés font toujours
bien ; c'est riche î
Quand tout fut bien mis en train, Chavinart, qui venait de termi*
Ber sa grande série, s*en alla la vendre au Mmée des Grimaces^ et
signa un traité par lequel il s'engageait pour un an à donner deux
grandes pierres par semaine. C'était pour lui une valeur de huit
mille francs. II Teseompta pour six mille chez un courtier d'am
nonces, e'est--à-dîre qu'il se fit créditer pour Téquivalent de cette
^
200 BRIGITTE.
somme en insertions dans les grands journaux quotidiens. Le difec-
ieur du Musée des Grimaces préleva une prime de cinq oenis francs
pour donner sa garantie à ce marché. Le jour même, le courtier loi
revendit le traité de Chavinart pour cinq mille francs. Mais Chavinart
Toulait ses huit mille francs d'annonces. Pour atteindre à ce chiflre,
il engagea à vil prix ses deux commandes du ministère, tous les tni«
vaux qu'il préparait pour le célèbre Gastinière, — ce grand peintre à
idées qui ne savait'pas peindre, — enfin une grande édition illustrée
qui lui était demandée : — Voilà une journée bien employée, nous
dit-il en nous expliquant tous ces trafics compliqués; décidément ,
j'étais né pour le commerce. Il ne m'est pas resté un centime dans
les doigts. Tous ces gens-là sont comme les paysans, ils préfèrent
payer en nature; mais il n'en est pas moins vrai qu'il m'a passé
pour une quinzaine de mille francs de valeurs par les mains en moins
de trois heures. Qu'on ose' dire encore : Gueux comme un peintre!
Ce qu'il y a de plus clair, c'est qu'à dater d'aujourd'hui, l'IiAtel Beau-
Séjour sera annoncé tous les matins dans les grands journaux. Que
Constance s'avise de nous imiter, elle ne s'en tirera pas à moins de
quinze ou vingt mille francs, et, si nous pouvons l'engager dans cette
Toie, elle est perdue. Oh! elle y viendra. Laissez faire le petit Chavi-
nart, il la mènera tout droit à l'hôpital.
Cette pensée le mettait en joie, car il était de ceux qui savent bien
aimer et bien haïr, et, pour témoigner tout son contentement, il sau-
tait, il gambadait, il se tordait en grimaces comiques.
VIII
Dans la semaine, madame Sidonie s'en alla deux ou trois fois rue
Meslay, pour bien lier madame Urbain dont elle n'était pas très-
sûre. — Que les autres viennent ou non, me dit-elle, je ne m'en
occupe plus, j'ai renouvelé tout mon personnel ; toutes mes anciennes
amies de pension sont convoquées pour dimanche; j'ai renoué des
relations d'il y a dix ans, quinze ans. M. Tallard a déjà porté à
domicile plus de soixante lettres d'invitation; mon salon sera plein :
qu'ai-je besoin de toutes ces mijaurées? Mais pour Julie, je la veux à
tout prix, morte ou vive; celle-là on ne me la prendra pas ; j'y tiens,
non pour elle, mais pour sa fille. J'aime trop Brigitte pour mêla
laisser enlever; et pour que la mère n'ait aucun prétexte de m'échap-
per dans la soirée, je lui ai fait promettre de dîner avec moi.
I BRIGITTE. 201
Il y avait près de quinze jours que je û^avais vu Brigitte , et j'at-
tendis ce dimanche avec une grande impatience ; mais madame
Urbain eut encore Fart d'esquiver l'invitation de son amie. Au
moment de se mettre à table, madame Sidonie reçut une lettre qu'elle
dûffonna avec colère. — Tenez, lisez ! me dit-elle.
<t Deux roots de gribouillage bien amical, chère madame, avec mes
yeux tout brûlés par la fièvre, une main qui tremble, mais un cœur
tout à vous. Que je souffre de ne pouvoir être des vôtres pour aujour-
d'hui ! Je m*en faisais une fête, mais me voilà clouée à mon triste
lit. Si vers dix heures pourtant, après le retour de ma crise, je me
trouvais un peu moins mal, je ferais un grand effort pour aller vous
embrasser ; mais je n'ose y compter. Ne m'attendez que demain ; ma
première sortie sera pour vous. Adieu donc, bien chère madame,
laisse^vous baiser les mains par votre plus fidèle. »
— Signé Julia, dit Chavinart; ce qui signifie en langue vulgaire :
je ne me tiens pas d'aller voir ce qui se passe au premier et de m'y
montrer à ma chère Constance. Je serai chez elle jusqu'à dix heures,
puis je donnerai les restes de ma soirée à ma bonne Sidonie. C'est
flatteur.
— Vraie ou fausse , dit madame Sidonie, voilà une maladie dont
je veux être le médecin. Allons, Péraldi, venez avec moi. Pourquoi ces
iagoDs? vous en brûlez d'envie. Monsieur Tallard, mon grand châle!
— Mais le dîner est servi, dit le mari.
— Eh ! qu'on le mange! vous en ferez les honneurs. Pour aujour-
d'hui je vous nomme maîtresse de maison. Péraldi, voilà vos gants,
Totre chapeau ; partons !
Elle me prit vivement le bras, et nous nous trouvâmes bientôt rue
Heslay. Elle allait comme le vent. Le concierge de madame Urbain
Toolut nous arrêter au passage. — Mais c'est moi qu'on attend, dit*
die en forçant la consigne. On n'y est que pour moi. Voici sa lettre.
--Et, me laissant derrière elle dans l'escalier, elle monta lestement,
sans bruit, à pas de loup. Avant de frapper, elle s'arrêta sur le pal-
lier, et, sans le moindre scrupule, se mit à écouter, l'oreille à la ser-
nire. Pour en finir, je donnai un violent coup de sonnette; alors
madame Sidonie se nomma. — Ah ! c'est vous, dit madame Urbain
d'une voix d'agonisante , je vais appeler ma fille pour qu'elle vous
ouTre. Brigitte ! Brigitte ! — Elle avait été surprise dans son anti-
chambre au milieu de ses préparatifs de sortie. Quelque précau-
tion qu'elle prit, nous entendions à travers la porte un bruit de pas
21» BRIGITTE.
furlifs étou&ën, des froissements de robtô, des drachotements ani-
més; puis elle reprenait h haute Toix : — Brigitte, ouvre doncf
Mon Dieu ! que cette fille est lente! ÂrriTe donc, ma chérie!
Enfin la porte s^ouvrit. — Tiens, vous couchez dans cette pièce?
dit madame Sidonie. Ge n'est pas votre habitude. Pourquoi ce disn^
gement? Un appartement sans feu, c'est bien malsain!
— Le mal m*a pris tout à coup, dit madame Urbain, et je n*ai pas
eu le temps de rouler mon lit dans TalcÔTe. Âh ! merci pour votre
bonne visite! ^
— Oh ! comme vous êtes mal ! Laissez-moi donc vous arranger un
peu, ma bonne amie.
Dans sa précipitation, madame Urbain s'étajt jetée au lit, tout
habillée, en robe de soie. Elle avait beau se serrer dans ses couver-
tures, un bout de volant passait sous le drap, et madame Sidonie s'ef-
forçait de le mettre encore plus à découvert. Elle tirait la robe au
dehors. Elle se donnait te plaisir de torturer son amie; elle soulevait
l'oreiller, elle avançait les bras en dessous. — Oh ! donnez-moi donc
votre pouls. Je suis un peu médecin. — Madame Urbain retenait ses
draps du menton et des deux mains. — Oh! hon, non, je vous en
prie, ne me touchez pas; f9A des Mss(H)s, je souffre bien... Pas un
numvement, je vous en conjure.
Je n'étais pas dupe de cette comédie, mais je souffrais beaucoup
pour Brigitte, qui venait de se rapprocher de nous et que cette scène
ridicule devait navrer; j^nvitai vivement madame Sidonie à se
retirer.
— Oh ! non, non , me dit-elle avec une insistance malideuse; lais-
ses-moi soigner ma pauvre malade. — Et d'un mouvement subtil
elle glissa sa main sous le drap et saisit le poignet de Julia. — Oh!
quelle élégance ! des manchettes de valencienaes au lit !
Mais déjà Brigitte s^était placée à la tête du lit. — Madame, asseyez-
vous ici, dit-elle à Sidonie en lui offrant une chaise au coin d^ la
cheminée.
Je fus frappé de l'extraordinaire dignité de son altitude. II y avait
dans son regard, son geste, son accent, une telle douceur mêlée de
tristesse et de force, une telle autorité, que madame Sidonie se sentit
toute troublée. Un instant elle parut vraiment humiliée d'avoir été
si méchante devant Brigitte. — Allons, chère petite, soignez bien
votre mère, lui dit-elle en se retirant avec un certain embarras. —
Mais bientôt cette émotion passagère se dissipa, la malignité reprit
BRIGITTE. 2C^
fe àessOÈ'j ntmt n'étions pas à rentresol , qu*elle me disait déjà : —
Eb bien! m'étais-^je trompée? Quel serpent qne cette Julial Mais
8iec moi elle n'y reviendra plus. La voilà bien corrigée. Je jurerais
qa'elleva se venger sur sa fille. — Eq passant devant la loge, elle
donna une petite pièce d*or an concierge : — Tenez, voilà pour vos
peines. Dès que madame Urbain sortira, venez m'en avertir. Je suis
kien inquiète de sa santé ; elle ne se ménage pas assez. — Alors elle
se mit à me raconter toute sorte d*histoires sur Julia. Je ne sais trop
ee qu'dle put me dire : j'entendais vaguement le bruit de ses
paroles comme on entend le murmure d'une fontaine. Depuis
qoenoos étions sortis, je ne l'écoutais plus : je ne pensais qu'à
Arigitte.
Voilà donc quelle était sa vie, à cette sincère Brigitte ! Toujours
couvrir des ridicules et des mensonges par sa grande noblesse et sa
gnnde simplicité. Engagée par sa mère dans les situations les plus
bosses, elle poussait l'abnégation jusqu'à paraître complice des vani-
tés qui lui répugnaient le plus. Quelle tyrannie pesait sur elle! Quel
triste esclavage était le sien ! Je le sentis, je le devinai ; dès ce jour,
j'cos l'intuition vive de tout ce qu'elle souiSTrait, de ce qu'elle avait
souffert au milieu de ces vulgarités odieuses qui l'enveloppaient de
toates parts, et dans mon cœur je fis le serment de la déliyrer. Je
n'hésitai plus à retourner chez madame Uri)ain. Elle m'avait renou-*
vdé très-gracieusement son invitation; j'acceptai, et le surlendemain
j'étais chez elle à trois heures.
IX
Madame Urbain me reçut avec un grand empressement. Il était
évident que j'étais attendu. Un certain arrangement factice régnait
dans ce salon très-encombré de babioles fanées, d'inutilités vieillies,
où tout annonçait le faux luxe, le mauvais goût, la gène extrême et
ks prétraitions à la richesse.
— Vous nie surprenez dans le plus grand désordre, me dit-elle»
imaginez-vous que notre emménagement n*est pas encore terminé. A
peine si nous sommes installées; presque tout notre mobilier est
encore dans l'arrière-pièce. Croirez-vous que je n'ai pas encore eu le
temps de déballer toutes nos caisses?
A quoi bon tous ces petits mensonges , et qui espérait-elle donc
bomper? Je n'ignwais pas qu'elle habitait ce logement depuis plus
204 BRIGITTE.
de six mois, et le soin qu*elle mettait à cacher sa détresse la trahissait
plus vivement encore. Brigitte , mal à Taise au milieu de ces ruses
ridicules, prit un prétexte de ménage pour aller .dans la pièce voi-
sine; mais madame Urbain la rappela, et se crut de nouveau
obligée de me raconter ses caisses, ses tapis, ses meubles, qui ne pou-
vaient prendre place dans ce logement provisoire qu*elle se proposait
bien de quitter très-prochunement. Brigitte gardait le silence : je
compris quel était son embarras, et, pour couper court à cette oHivep-
sation, qui lui était si déplaisante, je parlai à tout hasard de madame
Sidonie, de Chagny, de Ghavinart, des fêtes de Thôtel Beau-Sé-
jour. Par malheur, j'eus la gaucherie de parler d'une très-
belle pendule en vieux cuivre que j'avais vue chez M. Tallard. —
Oh I la nôtre est bien plus riche, me dit madame Urbain piquée au
vif. Ne me parlez pas de ces horlogers, voilà plus d'un mois qu'elle
est en réparation. Que fait-il donc de cette pendule? Ces ouvriers sont
d'une négligence ! Brigitte, quand tu sortiras, n'oublie pas de passer
au Palais-Royal, et dis-lui de rapporter au moins nos montres.
J'étais dans un jour de maladresse; très-sottement je me tournai
du côté de Brigitte en l'interrogeant des yeux, sans cacher les doutes
ironiques qu'éveillaient en moi toutes les histoires de sa mère. Bri-'
gittë rougit subitement ; madame Urbain, se sentant désavouée, jeta
sur elle un regard de colère.
Je voulais me retirer, mais madame Urbain insista pour me rete-
nir à diner. Elle s'était mise en grands frais pour moi. — A la for-
tune du pot, me dit-elle d'un ton dégagé. Quand sa fille se levait de
table pour le service, madame Urbain ne manquait jamais de dire :
— C'est une chose terrible de ne pouvoir plus se procurer de domes-
tiques ! Depuis huit jours, j'ai renvoyé la mienne, et tout ce qui se
présente ne m'inspire aucune confiance. Ah ! le peuple est bien gâté!
— Je remarquai qu'elle profitait toujours de l'absence de sa fille
pour me débiter ses plus grosses balourdises ; comme je n'essayais
pas de la contredire, Slle s'enhardissait de plus en plus, et toutes ses
vanités se trahissaient d'une façon triste et comique.
J'étais entré chez elle avec ce grand respect qu'on doit à la
pauvreté, et à chaque instant, par ses petites manœuvres, par sa
vanité si sotte, si bourgeoise, madame Urbain trouvait le moyen
de me rendre sa misère ridicule. En m'offrant de son meilleur vin,
ne s'avisa-t-elle pas de dire : — Quelle piquette nous fait-elle boire,
cette Brigitte? Elle est d'une étourderie ! Toujours la même. Je lui
BRIGITTE. 2Ù^
avais pourtant bien recommandé de prendre dans le petit coin ré*
serré. Une autre fois je descendrai moi-même à la caye.
Cette caYe était tout simplement celle de l'épicier voisin. En mon-
tant, j'avais rencontré dans Tescalier un garçon ahuri, chargé de pa-
quets et de bouteilles, qui sonnait à toutes les portes en demandant
madame Urbain.
J^iosiste sur ces riens pour bien vous faire comprendre quels
devaient être les ennuis et les chagrins de Brigitte, témoin à toute
heure de semblables sottises. J'aurais voulu effacer les mauvaises
impressions que me laissa cette première entrevue; mais tout ce que
je vis, tout ce que j'entendis les jours suivants ne fit que les confir-
mer. Quelle que fût la retenue de Brigitte , rien ne m'échappait de
ses souffrances intimes ; je me sentais en grande union avec elle. Je
revins fréquemment chez madame Urbain , qui toujours m'encoura-
geait par son bon accueil ; l'assiduité de mes visites lui paraissait
chose toute naturelle. Je devins bientôt l'habitué de la maison. Il me
semblait que nous nous étions connus de tout temps. Je ne pouvais
plus vivre ailleurs. Il y a de ces amitiés nouvelles qui semblent avoir
toujours existé. Toutes les heures que je ne consacrais pas à ma
chère Brigitte me paraissaient inutiles et vides : tout en elle, tout
pour elle. Rien de ce qui la touchait de près ou de loin ne m'était
étranger. Elle était l'unique intérêt de ma vie.
Avant cette première visite rue Meslay , je n'avais encore vu Bri-
gitte qu'à la nuit, dans l'animation des bals et des concerts , à la
clarté des bougies, le teint doucement coloré, l'œil brillant; chez elle,
dans cette salle étroiteet basse, où tombait unjour terne d'arrière-cour,
elle me parut bien pâle. Sans être précisément malade, elle était déjà
très-fatiguée de son hiver. Les sept soirées de la semaine étaient inva-
riablement consacrées à sept salons, qu'il fallait visiter de neuf heures
du soir à une heure après minuit. Sa vie entière tournait régulière-
ment, fatalement dans ce cercle , comme les signes d'un zodiaque.
Rien n'arrêtait madame Urbain, ni le temps ni les distances. En
plein hiver, par la pluie, le vent, la grêle, elle entrahiait sa fille aux
quatre coins de Paris. Toujours on revenait à pied, on faisait des lieues
dans la boue, et jamais on n'étçiit rentré avant deux heures du matin.
£t quels salons 1 Le désir de ne plus quitter Brigitte' me fit accepter
quelques invitations chez les amies de madame Urbain. C'était encore
plus confus, plus mêlé, plus bigarré qu'à l'hôtel Beau-Séjour, et
madame Urbain était convaincue qu'elle allait dans le monde.
206 BRIGITTE,
Le monde I ce mot pour elle était magique. Toute sa TÎe était là,
toute son âme. Un salon, quel qu'il fut, à tout prix ! Du bruH, k
cohue, les lumières ! Ni déboires ni iatigues ne la rebutaient. Pour
conquérir cette soirée désirée, elle s'imposait des privations in*
croyables, elle subissait tous les ennuis, et toutes les peines loi
étaient légères. Santé, dignité, repos, elle sacrifiait tout à cette pt»^
sion unique, absorbante, à ce besoin de paraître et de briller^ dt se
surexciter, de s'échapper à elle-même. Depuis longtemps les flatte-
ries, les adulations s'étaient retirées d'elle; elle les poursuirsît
encore dans ses rêves, elle se cramponnait aux dernières apparences.
Les moindres homnuiges la caressaient délicieusement ; elle en était
avide, haletante. C'était à faire pitié. Et le lendemain, chez elle,
quelle triste métamorphose! Sortie de son tourbillon, elle tcmibaiti
plat, épuisée, alourdie, éteinte comme à la suite d'une ivresse.
A l'entendre, c'était bien à contre-cœur qu'elle menait cette vie
agitée; mais elle se devait à sa fille : — Le devoir avant toutl — •
Elle se dévouait. — On n'arrive cpie par les relations, me disait-elle;
moi, j'appartiens à Brigitte. Mais je serais si heureuse de rester diei
moi! j'aime tant mon intérieur! — Un jour de pluie, je k
pris au mot; elle resta à la maison d'assez bonne grâce; déjà je
m'accusais de l'avoir mal jugée. C'était un samedi. Elle était invitée
pour le lendemain chez les deux ennemies. La lutte se poursuifait i
outrance entre madame Sidonie et mademoiselle Constance; tous les
matins on trouvait à la quatrième page des journaux l'annonce des
deux hôtels en concurrence. Il fallait se prononcer. La prudente
Julia , qui voulait gagner du temps et se tourner du c&té du vain-
queur, ne savait encore de quel parti se ranger. Dans son embar-
ras, elle voulut avoir mon avis. Tout naturellement je lui conseillai
de n'aller ni chez l'une ni chez l'autre, et il fut décidé qu'à l'avenir
nous passerions ensemble nos dimanches rue Meslay. Comme il
iallait un prétexte pour refuser les deux invitations rivales , elle se
donna bravement une névralgie dont elle fit grand bruit.
Mais, dans la semaine, nous fûmes rencontrés par madame Sido-
nie chez des amis communs. Madame Sidonie se fâcha vertement
contre Julia; de son côté, mademoiselle Constance lui écrivit une
lettre de reproches trcs-sèche> très-impérative, et madame Urbain
prit le parti de se cloîtrer pour une quinzaine, un mois même, si
c'était nécessaire. Elle écrivit à toutes ses amies que sa rechute la
condamnait pour longtemps à garder la chambre ; elle fit venir chei
BRIGITTE. 207
elle le médecin de Thôtel Beau-Séjour, enfin elle se composa un petit
costume de convalescente, si bien qu'elle finit par se persuader à
dle-mème qu'elle relevait de maladie. Elle me donnait ainsi une
occasion de visites encore plus fréquentes, dont je profitai. Tous les
jours, de deux à trois heiA*es, je venais chez elle pour m'informer de
sa santé; j'y revenais vers huit heures , et nous passiom nos soirées
ensemble.
Nous avions devant nous quelques semaines de repos et d'inti-
mité. Brigitte ne dissimulait pas sa joie : elle se sentait appuyée ,
aidée ; il lui venait dans la vie un secours inespéré, elle était d*une
gaieté d'enfant. Vraiment elle n'était plus reconnaissable. Et moi,
j'étais si heureux de l'arracher pour un temps à cette vie nulle et
Taine qu'on lui imposait ; j'étais si ravi de son bonheur, que je
remerciai très-sincèrement madame Urbain du sacrifice qu'elle nous
faisait de ses soirées. Oubliant déjà quels prétextes la retenaient au
logis, elle me répondit en minaudant qu'elle avait Thabitude de se
dévouer en tout et poiir tout. — Vous désiriez être seuls, me dit-elle,
je l'ai bien compris ; je vous ai obéi. Toute ma vie, j'ai fait la volonté
de Brigitte. Je me suis tait une habitude de lui obéir aveuglément
comme une esclave.
Voici ce qu'elle appelait son obéissance aveugle : chercher cas-
tille à tout propos, s'inquiéter, se plaindre et gémir, et tyranniser
sans raison, sans motif. Il ne lui suffisait pas d'imposer ses goûts,
ses opinions, ses humeurs, elle exigeait encore qu'on se passionnât
pour tout ce qui l'agitait; il fallait qu'on s'intéressât, et trè&-vive-
meat, à ses moindres caprices. Le silence la mettait hors d'elle, la
plus légère inattention l'exaspérait, et tout cela mêlé d'accès de ten-
dresse outrée, d'aOectations, de sentimentalités romanesques. Jamais
je n'ai rencontré de personne plus impérieuse, plus préoccupée d'elle-
même, plus agacée et plus agaçante. C'étaient à toute occasion des
cris, des larmes, des mutineries d'enCant gâté, et des soupçons, des
jalousies, des récriminations folles.
Les premiers jours, elle s'était contenue devant moi; mais
bientôt, se familiarisant et s'oubliant tout à fait, elle perdit toute
retenue. En moins d'une semaine, elle se trouva à bout de pa-
tience. Cette réclusion forcée qu'elle s'était imposée lui était
déjà devenue intolérable. Sevrée de son monde babillard, on-
damnée à nos tranquilles soirées à trois , elle déversait sur sa fille
ses ennuis, ses malaises, toutes ses agitations narveuses; elle finit
208 BRIGITTE,
par s'emporter en yiolences incroyables. Une fois même elle me
prit à partie : ce fut à l'occasion du piano que Brigitte avait tout à
fait délaissé depuis mon arrivée. Madame Urbain nh'ayant demandé
ce que je pensais des talents de sa fille, je lui doimai sans détour mon
opinion . Brigitte portait daqs ses études musicales une certaine aptn
tude scientifique, elle avait des connaissances théoriques étendnes,
mais c'était vraiment prendre toute sa nature à contre-sens que de lui
demander autre chose que ces fruits du travail et de la raison. Nulle
vocation d'artiste ; c'était ma conviction : je Texprimai franchement
en présence de Brigitte. Je la connaissais assez pour être certain que
je ne la blessais pas en lui disant la vérité ; elle me remercia très-sin-
cèrement. Alors madame Urbain se courrouça contré sa fille qui se
laissait ainsi mépriser, puis contre moi, qui voulais étouffer, par
jalousie, un beau talent qui me portait ombrage. Tous les honrimes
en étaient là : il fallait qu'on s'effaçât auprès d'eux, qu'on se suppri-
mât. Toute supériorité de la femme leur était odieuse, etc. Vous pou-
vez deviner le reste. Pour peu que vous ayez vécu avec les amies de
madame Urbain ou dans un monde analogue, vous aurez entendu
bien des fois ce discours et ses mille variantes. Ces dames ont tou-
jours peur qu'on les dépouille de leur génie.
Ce fut la seule fois, je dois le dire, que madame Urbain s'oublia à
ce point avec moi. D'habitude elle me flattait, me louait et s'ef-
forçait de me tourner contre sa fille. — Je vous trouve bien faible
pour Brigitte, me disait-elle ; vous lui passez tout, vous encouragez
sa paresse. — Mais si Brigitte se remettait au piano pour la conten-
ter, elle se plaignait du bruit, du dérangement. Ce fut le prétexte
qu'elle se donna pour sortir dans la journée ; quoique malade, on k
chassait de chez elle ! Elle nous laissait seuls, et, pour se distraire^
elle allait courir les magasins^ furetant partout et se donnant le
plaisir de déplier et de marchander les toilettes magnifiques, les nou-
veautés enviées qu'elle ne pouvait acheter; puis elle rentrait inopiné-
ment et venait nous surprendre. — Vous ne m'attendiez pas, disaitr
elle; j'ai troublé votre joie! Oh! comme on se passerait de moi!
Voyez comme ils se suffisent ! — jEt elle se mettait à sangloter, et
toutes ses colères se donnaient un libre cours. Il aurait fallu pleurer
son absence , la supplier de rester ; à son retour, elle aurait voulu
qu'on poussât des cris de bonheur.
Comment vous raconter toutes ces crises, et ces scènes, et ces que-
relles, qui devenaient tous les jours plus fréquentes et plus violentes?
BRIGITTE. 20»
Je me contenais à grand'peine ; son irritante frivolité, son égoTsme,
ses injustices m'indignaient, et vingt fois je fus sur lepoint d*éclater ;
mais le regard suppliant de Brigitte m'arrêtait au plus fort de la
colère. Pendant longtemps elle s'était efiforcée de me voiler ce
mal ou tout au moins de Tatténuer à mes yeux ; maintenant elle ne
cherchait plus qu'à me faire partager ses sentiments de charité, d'in-
dulgence et de miséricorde. Elle ne me demandait rien, mais je devi-
nais tous les désirs de son cœur.
Sa patience était vraiment angélique. A mesure quç je la connais-
sais mieux, je pénétrais toute la beauté de son ftme; je ne me lassais
pas d'admirer la grâce et la solidité de son esprit , sa douceur mêlée
d'énergie, sa loyauté, sa droiture, et toutes ses sérieuses vertus em-
preintes de modestie et de candeur. Comment s'était créée une si
grande noblesse, et sous de telles influences? A chaque instant, quels
contrastes entre la mère et la fille ! Où s'aigrissent les natures médio-
cres, les âmesfières s'épurent et grandissent^ Pour madame Urbain,
h pauvreté n'était qu'un odieux supplice contre lequel se révoltaient
toutes ses vanités, ses caprices; elle^n tirait toutes ses irritations, ses
envies, ses convoitises. Pour Brigitte, la pauvreté était la bonne con-
seillère, la mère des fortes pensées, du courage et de la sim-
plicité.
Brigitte portait en elle un sentiment très-naïf de la beauté invi-
sible. D'un élan naturel et libre, soutenu, son âme montait ingénu-
ment à ces hauteurs mystérieuses où tout n'est que paix et lumière.
Ces lois idéales du juste et du vrai, Julie les haïssait d'instinct pour
leur sublimité même ; elle avait pour ainsi dire le génie du terre-à-
terre, et par une subtilité extrême elle ramenait tout dans son ordre
inférieur; elle attirait en bas. Irritée contre toute élévation d'âme,
elle aurait voulu plier Brigitte à son empirisme vulgaire, elle l'au-
rait voulue ambitieuse et coquette comme elle, esclave du monde,
rusé, toute au culte des intérêts. Ce qui était admirable, c'était de
Toir avec quelle force Brigitte repoussait ce mal qui lui était sans
cesse présenté, sans jamais se mettre elle-même en cause ni pa-
raître en rien désavouer sa mère, sans jamais se départir de cette
grande déférence qu'elle lui témoignait, tout en restant très-fidèle
à la vérité. Quelle constance dans celte résistance respectueuse!
Quelle générosité discrète, humble et patiente! Et de ces sacrifices
soutenus, jamais elle ne touchait le prix ; un si grand dévouement
restait toujours sans récompense et ne lui attirait que des mépris plus
Tonw X* — 38* LiTraîson. H
210 BRIGITTE.
amers, une tyrannie plus dure. Mais rieo ne pouvait trouUer sonboa
Touloir. Elle persistait courageusement, et ses belles vertus grandi»»
saient au milieu des outrages ,> comme ces roses des Alpes qui fleirâ-
sent sous la neige.
Madame Urbain m'avait raconté souvent qu'elle avait eu une
grande position ; que le général La Fayette l'honorait, de son vivait,
d'une amitié singulière, et qu'il n'avait rien à lui refuser. Enfin, etta
avait dîné aux Tuileries ! Elle prenait plaisir à revenir sur son passé,
quoiqu'en termes vagues, et sans trop préciser les choses. Ce qui
m'intriguait le plus, c'était l'aflectation qu'elle semblait mettre à ne
jamais prononcer le nom de son mari. Il n'en était pas plus question
que s'il n'eût jamais existé. Mais ua jour, dans une dé ces scènes
inimaginables où elle me prenait, bien malgré moi, pour confident
de ses griefs contre Brigitte, elle me dit, pour se venger de la dou-
ceur de sa fille :— Oh ! ne vous fiez pas à ses airs tranquilles, tout o&
calme c'est pour me braver. Avec quelle ironie elle m'écoutait ! Vous
l'avez vue! Je vous en fais juge. Quelle nature hautaine! Quelle
violence froide! C'est tout le caractère de son père. Oh! il m'a rendue
bien malheureuse!
Brigitte, qui rentrait par hasard, entendit cette dernière phrase;
elle s'approcha de madame Urbain, et la regarda fixement. C'était le
premier signe de colère que je voyais dans ses yeux. Puis, très-lentfr-
ment, ellelui dit quelques mots à voix basse, avec une énergie extraor-
dinaire. La mère, confuse et troublée comme un enfant pris en
faute, baissa la tête piteusement. Je compris que Brigitte l'avait
habituée à garder devant elle un silence absolu sur tout ce qui tou-
chait à la vie de son père. Gardienne de cette mémoire, elle la défeii;-
dait de l'outrage, avec toutes les forces de son âme. Elle ne per-
mettait pas la plus légère atteinte, l'apparence même du blâme. 11
n'était rien qu'elle ne fut résolue à sacrifier pour remplir ce deYoir
cher et sacré. Pour elle-même, elle supportait tout, elle cédait sur
tout avec une patience inaltérable; elle se soumettait, elle obéissait,
sans que jamais une plainte, jamais un murmure sortit de ses lèvres.
Julie pouvait l'injurier et la tyranniser impunément, incessamment;
elle pouvait tout, une seule chose exceptée ; mais sur ce point, aux
limites de l'inviolable domaine de la conscienee, elle se sentait
BRIGITTE. 2lf
fMéepar 'une volonté tnflenible contre laquelle elle se serait brisée.
A dater de ce joor, toutes les fois qne je me retrouvai seul arec
dk, madtime Urbain essaya de mille manières d'entrer en explica*
tioDS sor son passé ; elle brûlait de se justifier, de me raconter sa vie,
d*aecnser son mari. Quelque vive qiie fat ma euriosilé, il me répi>-
gnait de recevoir de telles confidences, et, loin de m*y prêter, je les
repoussais. Ce que je désirais savoir, j'aurais voulu rapprendre
de Brigitte seule , mais celle-cr ne me parlait jamais de son père, et
de sa part ce silence me paraissait inexplicable. Oue de fois je suis
Terni avec Tintention de Tinterreger hardiment ! mais dès que j étais
auprès â*elle, je me sentais retenu par une timide invincible. J en-
trevoyais quelque doulourem secret de Tamitle que je n'osais sonder.
¥kt moment nnème, je redoutais de savoir.
Un matin, vers midi, en traversant le boulevard, je rencontrai
madame Urbain qui s^en allait au hasard devant elle, chapeau de d,
diâle de là, tous ses vêtements attachés à la diable. Elle était sî
agitée qu'elle passa devant mot sans me reconnaître. Il s'était encore
passé quelque scène terrible chez elle. Inquiet et troublé, je mon-
tai précipitamment chez Brigitte. Je la trouvai très-calme ; mais sa
figure blémie, ses yeux rtkigis par les larmes, annonçaient quelles
violences elle avait eues à subir. Sachant à quel point elle désirait
laisser dans l'oubli ces querelles déplorables, je ne lui fis pas de
question sur ce qui s'était passé dans la matinée entre elle et sa mère;
elle me sut gré de cette réserve, et très-franchement, três4ngéni]^
ment, elle me remercia d'être venu plus tôt que d'habitude. EUe
tenait à la main quelques feuilles de papier jaunies par le temps qu'elle
venait de relire, sans doute pour se donner du courage; mes yeux
rioterrogeaient; elle alla auMlevaiit de mes désirs, et, choisissant une
de ces lettres, elle me la donna à lire avec un de ces gestes qui me
ranoaient jusqu'au fond de Fâme* Yayant Tintérèt que je prenais
à cette lecture : — C'est de mon père, me dit-elle, voulea-vous voir
les autres? Je vais les chercher.
Elle se leva et ouvrit la porte do fond. « Yene:&-vous? me dit^elle^
avec ce naturel qu'elle apporta»! en toutes choses. ^
Je la suivis dans cette petite chambre m je n'étais jamais entré.
Le cœur me battait violemment. C'était pauvre et nu, mais d'une
propreté monastiqiie. Les murs Manchis à ta chaux; d*un côté, un
grand crucifix en bois d'olivier, vis-à-vis mfi portrait qui m'attira sin-
gulièFement par sa ressembkmce avec Brigitte. C'était le porttait de
^12 BRIGITTE.
s^n père. Dans rencoignure du toit mansardé, sur un rayon, quelques
lÎYres d*histoire et de piété, — puis deux chaises, un lit de fer,
une table en sapin, et c'était tout. Le mauvais goût acharné de Julie
n'avait jamais pénétré là; on voyait bien que c'était le lieu de paix,
Tasile où Brigitte se retirait pour être libre. Tout y respirait Tordre,
le travail, la vie sévère.
Elle ouvrit un petit coffret d'ébène et me le remit. — Vous pouvez
tout lire, me dit-elle. Je remarquai que ces lettres n'étaient pas tim-
brées; c'étaient plutôt les feuilles détachées d'un journal écrit pour
une seule personne, à des dates éloignées, mais sous l'empire d'une
seule et même pensée de sollicitude inquiète, prévoyante, ingénieuse,
continue, à l'égard de Brigitte. C'étaient des conseils, des confidences,
des souvenirs affectueux; une causerie familière, élevée, sympa-
thique, touchant aux moindres détails de la vie comme aux plus
hautes questions, empreinte à chaque page d'une grande noblesse
d'âme unie au bon sens le plus net, et dans laquelle se multipliaient
les témoignages d'une amitié vigilante, qui assistait encore Brigitte
par delà le tombeau.
En lui rendant une à une les lettres, au fur et mesure que je les
lisais, je m'étais mis à considérer plus attentivement ce portrait, qui
m'avait déjà frappé par son expression de douceur et de vaillance.
La tète était grave et fière, martiale, et me rappelait avec plus de
tendresse et de mélancolie la tète de Carrel. Je lui trouvai un air de
famille avec cette grande génération de 1830 dont Carrel fut un des
types les plus accusés. Les hommes de cette trempe avaient une
beauté aristocratique ; ils étaient la vraie noblesse française. On se
passionnait pour des idées, à cette époque déjà si éloignée de nous.
Les esprits se reposaient sur de généreuses pensées, et les visages
gardaient l'empreinte de cette préoccupation élevée. L'amour de la
patrie agitait et grandissait les âmes. Dans tous ces partis en présence,
on rencontrait encore le courage et le désintéressement, l'ardeur che-
valeresque, l'esprit de sacrifice. Quoi de commun entre ces hautes et
généœuses ambitions, et tout ce triste monde de trafiquants et d'agio-
teurs, d aventuriers, qui nous entoure? — Ignoble cohue envahis-
sante, flot montant de choses viles qui nous déborde et nous englou-
tira dans son ignominie I
Brigitte était venue s'asseoir çl côté de moi, et ses regards s'arrêtè-
rent sur ce portrait dont j'évoquais, pour ainsi dire, l'âme et la yie;
je lui fis part de mes impressions, et, quand je prononçai le nom de
BRIGITTE. 213
Carrel, elle me dit avec une fierté naïve : « c'était Tami de mon
père. i> J'aurais désiré qu'elle m'en dît davantage, mais comme elle
se taisait, je respectai son silence. Sans l'interroger en rien, je lui
dis avec un grand abandon quelle sympathie vive et soudaine j'éprou-
vais pour son père, et par quels liens mystérieux et fortsje me sentais
atbché à cet ami inconnu dont la mémoire m'était déjà si chère qu'il
m'inspirait une sorte de piété filiale. Heureuse de ces témoignages
spontanés, elle me remercia de tout cœur et s'ouvrit à son tour avec
confiance. — Venez, me ditrelle, entrons au salon; puisque nous
sommes seuls, je vais vous raconter la vie de mon père.
A peine entrés au salon, nous entendîmes un bruit de pas saccadés
sur le palier. — Voici ma mère! me dit Brigitte en courant vers la
porte qu'on secouait déjà violemment; on sonnait à tour de bras, et
des pieds impatients frappaient le parquet.
Je redoutais quelque nouvelle algarade : quelle fut notre surprise
en voyant entrer madame Urbain toute réjouie et guillerette comme
si rien ne s'était passé dans la matinée entre elle et sa fille ! Je n'en
revenais pas, moi qui l'avais rencontrée vers midi si troublée, agitée
à faire peur.
— Grande nouvelle ! nous dit-elle avec feu. Cette mauvaise Cons-
tance a levé le pied ! Oh ! quelle justice! Les huissiers ont tout saisi
chez elle. Son hôtel est fermé, on vend les meubles à la criée. Sidonié
rachète tout sous main; elle a pris le bail du premier, et dans dix*
jours elle nous donne une fête magnifique. Oh ! quel bonheur pour
Sidonie et pour nous tous !*... Nous voilà délivrés de ce monstre d'in-
gratitude !
Je la regardai avec étonnement, j'étais confondu. Elle devina ma
pensée et me répondit avec une parfaite tranquillité: — Mais, j'ai
toujours été du parti de Sidonie.
Le peintre Chavinart arriva, en courant. Il était si heureux, si
content, qu'il embrassa madame Urbain; il me prit les mains et me
santa au cou ; je vis le moment où il allait en faire autant avec Bri-
gitte. Il ne se possédait pas de joie. — Âh! nous avons eu du mal,
s'écria4-il, il nous a fallu suer comme des nègres pour exterminer
cette vipère. Elle avait la vie dure. Enfin, c'est fait. Rasé à blanc! Pas
plus de Constance que sur la main !
—Oh! quelle justice! s'écriait madame Urbain, quelle justice! Ra-
contez-nous tout en détail. Oh ! c'est doncbien vraique cette Constance
a mis la clef sous la porte? '
214 BRIGITTE.
— Très-vrai, dit Ghavinart; et de plus, la voilà mus clef. La
belle chose que TaimoDce foar ruiner les gens i J'avais biea prévu
que Constance voudrait nous tenir téie quand eUe verrait tous ka
matins Tbôtel Beau^éjour annoncé bruyamment dans tous les jour-
naux. Gomme Aine sotte, elle est tombée dans le piège. Une fois
engagée dans cette voie, elle ne pouvait plus reculer; sur ses ireote
miUe francs, elle en a jeté quinze dans ce gouffne : les tapissiers et les
fournisseurs ont dévoré le reste. Elle a voulu, comme nous, se pei&-
dre et se dorer sur toutes les coutures; il lui en a coûté les yeux àe la
tête. Quand elle a été à bout, je lui ai envoyé un bon petit usu-
rier, bien doux^ bien ^li, bien compatissant pour les gens en peine.
Elle Ta reçu comme un sauveur. Elle a souscrit billets sur billets;
à récbéance il en est sorti une fourmilière de protêts, c*était un plai-
sir>. Alors il a bien fallu se jeter dans les expédients. EUe sVst mise
à exploiter les somnambules, séances magnétiques, consultations
secrètes. La police avait déjà rœil sur elle, naturellement elle devait
finir par une maison de jeu. Pendant quinze jours elle a eu tout
Paris chez elle ; son lansquenet est devenu très-célèbre, si bi^i <|ue
dimanche dernier une descente d*alguazils a tout raflé. La belle ertà
la Gonctergerie. G*est |X)urtant le nommé Ghavinart qui l'a menée là !
Qu'on ne s'avise pas de venir lui vexer ses amis ! avis au lecteur,
madame Urbain. Mais que signifie tout ce tapage? Je parie que c'est
Constance qui fait des siennes; je l'avais pourtaM bien attachée a la
rampe.
On entendait des cris sur le palier, et toutes les portes des voisias
s'ouvraient bruyamment. Ghavinart courut dans l'escilier, et rattrapa
vu grand singe qui sautait de barreau en barreau, en traînant sa
chaîne. — Mademoiselle Gonslance, que j'ai l'honneur de vous pié-
senter, me dit-il, en poussant devant lui cette hideuse bête ; que ditea-
vous du nom? Allons, saluez, femme Gonslance, un joli bonjour à
maman Juiia. — Oh! quelle horreur! criait madame Urbain; «lie
s'enfuyait derrière les rideaux et se cachait la tête dans les roaios. —
Une justice à lui rendre, reprit ChavînarL, c'est qu^il n'aime pas les
portiers. Esl-il aSreuxi Si Ghagny le voit, U en mourra de terreur.
Oui^^ me voilà riche, et je me suis fait cadeau d'un domestique; U fiuit
bien commencer par monter sa maison. Voici le moment 4Je se repo-
ser et de prendre du bon temps. SaveiHVous que peadant ces 4ieux
mois j'ai plus travaillé que pendant mes trente-neuf ans févduB, et
plus, certes, que je ne travaillerai de ma Aie? Si r<m n'y repaoadl!
BRIGITTE. 2f5
Journaux à deux sons, à quatre sous, à six liards, pittoresques, bio-
graphies, voyages, gazettes de modes, partout dti Chavînart! ChaVi-
«rt ou la morl ! et quatre grandes séries livrées au Musée des Gri"
7MUXS, J'a4 commencé deux fresques pour Gastinière, et j'^ai peint en
fîed cinq créanciers de niadame Sidonie ! et tous en gardes nationaux,
œmpagnie des Oursons! Enfin, j'ai illustré une maison rustique!
Jamais je ne me 5\Tts vu tant d'*argent dans les mains. Je ne sais où
j'ai pris le temps, les forces; au besoin, j'aurais peint avec les pieds,
comme feu du Cornet, né sans bras! Il parait que je suis devenu
tiès-célebre, car tous les petits journaux inconnus commencent à me
merdre. L'tin <l*eux -vient de découvrir que Chavinart est un nom
tsai|)é; il annonce à l'Europe étonnée qxxe je m'appdie bien réelle-
ment CtiaTÎn. On soutient déjà que J'ai un atelier souterrain où je
Ms travailler «ne douzaine de petits malheureux qui «m'appartien-
nent, un clan, une tribu, les Beni-Chavinart ! Il est prouvé que je
ne fais pas mes dessins, je suis un exploiteur, je n'ai jamais touché
un crayon de ma rie. Bientôt ils m'accuseront d'être né millionnaire.
Ne se soni-Hs pas avisés éc diffamer mon singe? Je viens de lire
un article où l'on déclare qu'il est encore plus laid que moi! Bref,
jmrr m^achever, ils me comparent à Alexandre Dumas. Bon courage,
et qu'ils s'en donnent à leur aise, c'est leur métier! Je m^en soucie
4»mme de l'Institut. L'important, c^est que voilà Constance ruinée,
ms8 ruinée comme un actionnaire. Déclaration de faillite, vente de
meublés à la criée : toute la maison est à nous de la cave au grenier.
Le nouveau bail est signé de ce matin, et dans dix jours nous inan-
'goions les salons du premier par un grand bal costumé. Vous y
verpez tout Paris. Assez causé. Allons tous embrasser notre bonne
SideBÎe!
H faitnt partir à Tinstent pour l'hôtel Beau-Séjour. Chavînart
Monût devant nous €t gambadait avec son singe au milieu des bour-
gmS'eirayés. Madame Urbain, qui m'avait pris le bras, ne cessait
de me parler 4e madame Sidonie; elle s'efforçait de me prouver
fu'elle n'avait j;miais manqué de faire des vœux pour celte chère
mie. Elle s'él^ ft même bien compromise vis-à-vis de mademoi-
Bdle Constance, dont elle n'avait pas voulu fréquenter les salons;
i*itais là pour l'atlester au besoin. Enfin, elle s^étaît dévouée comme
tiNtjoiirB.
En «rrmnt à l'hètel, nous trouvâmes madame Sidonie déjà en-
tourée de félicitations. Toute la société de mademoiselle Constance
216 BRIGITTE.
était là, flatteuse, obséquieuse, empressée; madame Sidonie les rece-
vait toutes à merci et sans la moindre malignité : pas un mot d'allu-
sion au passé. Elle pardonnait très-franchement; le bonheur lui
rendait toute sa bonté naturelle, sa bienyeillance et sa gaieté; elle se
donnait un mal infini pour mettre à Taise toutes ces repentantes qui
lui revenaient quelque peu embarrassées et confuses la plupart*
Toutes n*avaient pas l'incroyable assurance de madame Urbain. Elles
n'osaient trop prolonger leur visite et profitaient de Taffluence pour
se retirer furtivement.
Les laquais annoncèrent Chagny. — Oh ! Tanimal, me dit Chàvi*
nart, je parie qu'il va encore nous parler de sa sous-préfecture.
C'est bien uU peu son droit, reprit-il ; il faut avouer que notre chère
femme n'est pas avare de promesses. Elle s'est si positivement enga-
gée avec lui pour cette fin de mois, que je me demande quelle excuse
nouvelle elle va inventer. Voici le quart d'heure de Rabelais.
— Eh bien ! rien au Moniteur I s'écria Chagny en entrant, tou-
jours convaincu que nous devions nous intéresser aussi yive*
ment que lui à cette nomination fantastique. Rien encore ! C'est
incroyable !
Madame Sidonie l'amena dans notre coin et lui dit mystérieuse-
ment : — Le ministère est bien menacé. Le roi est malade. Tout est
arrêté. Les nominations étaient déjà à la signature; mais rien ne
marche plus. Les élections seront mauvaises. On redoute une émeute
à Lyon. Tout ceci pour vous seul; vous seul. Que rien ne trdnspiiel
Ces journaux de l'opposition ont tant de fiel ! Je tiens ces nouvelles
secrètes d'un chef de division très-influent. C'est moi qui l'ai marié;
il n'a rien à me refuser, et je veux qu'il vous donne un bon coup de
main. Tenez, je vais vous donner une lettre pour sa femme. Un
ange de beauté et de vertu ! Soyez charmant pour elle, mais n'allez
pas lui faire la cour, au moins, mauvais sujet. Je vous averlis'qu'eUe
est très collet-monté. Une Genevoise! Allons, naviguez habilement
et fiez-vous à moi. D'ici à un mois votre afiaire sera en bon train.
Chagny partit fort ragaillardi avec sa lettre. — Et dans un mois?
dis-je à madame Sidonie. — Elle me regarda en riant : — Oh ! daas
un mois, nous verrons. Qui a le temps a l'argent. Qui sait ce qui
arrivera d'ici là? Vrail je voudrais bien qu'il fût nommé. Au fait,
pourquoi pas lui aussi bien qu'un autre? 11 a du monde, après tout:
grande fortune, de la gaieté, beau dîneur ; il recevrait fort bien»
BRIGITTE. 217
XI
Toute la semaine se passa en préparatifs pour ce grand bal d'inau-
guration que nous avait annoncé madame Sidonie. Jamais je n'avais
m madame Urbain si aimable : pas une plainte, pas un gémisse-
ment ! Soir et matin elle trottinait de la rue Meslay à Thôtel Beau-Sé-
jour; d'heure en heure elle allait aux informations; elle avait la pri-
meur des nouvelles, par avance elle nous racontait les merveilles de
la fête. £t la grande affaire des costumes ! Elle qui avait la passion
des travestissements, ne me proposa-t-elle pas sérieusement d'habiller
Brigitte en garde-française? — Genre Pompadour, me disait-elle, ce
^'il y a de plus Louis XY, régence.
Je dessinai pour Brigitte un costume de paysanne serbe ; il fallut
bien combattre pour le faire accepter par madame Urbain, qui le
trouvait trop sévère, et l'on ne se figure pas de combien d'oripeaux
elle aurait voulu l'embellir. Pour elle-même, elle se choisit un habil-
lement de danseuse espagnole, leste et pimpant, qui faisait valoir sa
taille élancée et sa gracieuse tournure ; elle eut grand soin de le trans-
former à sa façon, à l'aide de toutes sortes de fanfreluches; jamais
elle ne le trouvait assez brillant, assez voyant, et chaque fois qu'elle
l'essayait, elle ajoutait quelque ornement nouveau, des nœuds d'é-
paule, des crevés de satin, des rangées de boutons. Au dernier mo-.
ment, le jour même du bal, elle imagina de faire poser sur les
basques quatre gros chevrons de velours cerise ; et quand je vins
pour la prendre à huit heures, comme nous en étions convenus, je la
trouYai dans de grandes inquiétudes, attendant avec impatience ce
costume qu'elle venait de renvoyer encore chez la couturière et qui ne
revenait plus. — Ah ! ces ouvrières , me dit-elle, on ne peut jamais
compter sur elles: quelle paresse ! quelle néjgligence ! Oh ! non, cette
bosquine ne sera jamais prête. Du reste, je n'y tiens pas ; fotiguée
omime je le suis, je préfère passer ma nuit au lit. —; Allons, Brigitte,
va t'babiller, je t'en supplie. M. Péraldi t'accompagnera. Tu es déjà
ooifiëe , qu'attends-tu? — Dépêchez-vous, laissez-moi. Je souffre trop
pour être des vôtres.
Au milieu de ses gémissemaits elle se levait en sursaut pour aller
écouter dans Tescalier si la modiste ne venait pas; elle expédiait le
oQDcierge pour presser l'ouvrage, puis elle se rejetait sur son canapé
en M plaignant du miauvais état de sa santé, de ses nerfs, de sa tête ,
î!8 BRIGITTE.
de son estomac. Elle allait trépasser. En&n, Touvrière arriva, lia-
dame Urbain poussa un grand cri de joie, et, retrouvant toutes ses
forces, elle courut dans sa chambre pour s'habiller : en quelques mi-
notes ce fut fait ; puis j'entendis des exclamations, des trépignements,
la porte s'ouvrit à grand fracas, et madame Urbain me cria : —
Voyez, voyez vous-même, je vous en fais juge! N'est-ce pas une
infamie ? Tout est manqué, perdu ! — Et elle rnc montrait avec cbl^
sa basquine mal agencée. Dans sa précipitation, la coutunère avait
placé à contre* sens deux pièces qui soutenaient les chevrons 4e
velours, les boutons ne tombaient plus d'apiomb , les hanches ba8-
laient, enfin il y at^it tin noeud d'épaule posé beaucoup trop haitf .
— Oh ! comme €e nœud est placé sottement! C'est d'un ridicule 1...
— Du bout des doigts elle l'abattait et Taplatissait, puis; dans mm
impatience, elle le froissa et l'arracha; malheureusement un nfiop-
oeau de l'étoffe suivit le nœud.
— Voilà la modiste bien punie, lui dis-je. — Cette parole la mit
hors d'elle : — Eh bien ! oui , c'est sa foute; voyez, rien ne tient !
•c'est fait en dépit du bon sens ! tout se découd* — EUe passait b
main dans la déchirure, elle Tagrandissait avac colère; elle' tré[»-
gnait. — Cest d'i»a ridicule ! c'est hideux, tout va de travers ! Jamais
je n'oserai sortir ainsi fagotée. — Et, prenant à deux mains les
basques, elle les sépara et les tira vî(demmâit, comme im enfantai
se mutine contre son jouet ; tout ie corsage se fendit, elte l'arracln et
le jeta à terre. Dans œ mouveisient, son coude atteignît sur laehemiaée
un flacon d'huile antique qui se répandit en plein sur la beUe jupe
moirée. Tout oe brillant «o^me était perdu; elie se mit à lesaeciH
.çer sous ses pieds ; sa cxdère était vraiment conmque ; puis elle alla «e
jeter tout -en tannes sur son canapé, pendant que Brigitte ramassait
et pliait soigneusement tous ces débrîs de toilette. Je crus tout
arranger en envoyant adieter à la hâte un très-beau doniino de «rtin
aeir. — Mais c'est hideux vos vêtements Bans forme ! me dit^^ile
«vec une irritatijm extrême. Quelle foitfaisie fonèbre vous a pris 4e
vouloir m'aflubler ainsi? l'aurais lair -d'un ermite. Ah çài jouooa-
DM18 1^ Vîsittmdtnes? On ne peut pas dire plus (ftairement «ox
gens : Vous êtes vieille et laide à faire peur, vousu wez pHn ni ta^,
« tournure, ni rien; allons, -eadhei-vous Inen, eueeweliseez-vuus,
«îliqMraififiez. Oui ! c'ert ça, je serai la sachette, ODumie <dbRS ifoMrt'
Dame de Paris. QM ri c'est à ce prix qu'il fout ^Uer «u M, umil
jamaki Oh! non, je n'ôui fiai! je veste ^ la maasM,
BUG ITT E. , ne
fartez avec firigîite. D'ailleurs, je ne in*£n .«uk joanis hi&a flonciée :
j'y allais pour tous autres et pour ne pas froisser Sidonie. Mais qui
sdBeaxwiaL de mon jd^senoe? Aimès tout, yùxa n'avez ms besoin de
aai, vous toqs suffisez Ions les deux. Qae' votas wns-je? iRien.
J'étais à bout de paiirace, et je lui dis très-Tireflieni qu'elle eût i
se décider, qu'il fallait en finir, sortir ou lesler.' — Eh èien ! irestons,
4it-dle. — Soft, restons.
Je m'assis à l'écart et j'ourris lia lÎTre; Brigitte arait pris son
oufirage et tra«iraiUait silencieusement à d'antre coin de la 4able : noœ
restâflues ainsi dix on quinae minutes sans mot dire. Madanie Urbain
a'f tenait plus; elle s'approcha de motet me dit avec geniîllesse : —
Allons, vous êtes un enf»nt de vous fi/daeT ainsi. Quel méchant
ccor ! il ne reviendrait pas le premier ! Vous ne voyez donc pas le
ckagrîn que vous causez à Brigilie en la privant d'une soirée de plai-
sir? £lle s'en feisait un bonheur : à son âge on aime ks Sêtes, AHons.
que demandez -vous? Que faire pour vous être agréable, mauvaise
tèie? — U faut prendre ce vilain domino de sorcière? On le pren-
dra, et, pour vous punir, ce soir on vous donnera la bonne aven-
ime. C'était 'votre fantaisie, vous y teniez, pourquoi ne pas me
l'aYoir dit tout simplement, au lieu de vons emporter comme
Baifae-Bleue? Devas-je céder à la vioSence ? Avouez que vous avez
été bien brutal, iamais je ne vous ai vu aiim. C'est bien pardonné ;
mais avec les menaces vous n'aurez jamais rien de moi , «acliez-
h; vous voyez bien qu'on me fait toujours oédar. Ah ! si vous vouliez
Avoirm e prendre, comme vous tne feriez obéir ! Maintenant, partes,
4i laissezHQDUs nous habiller. Descendez lîamer un agHie sur le
boulevard, et dites à votre cocher de ¥enir nous prendre dans une
demi-heure« Adieu, et sans raneime ; allez nous attendre diez Sido-
aie, cela vaudra mieux. Peut-être ne.serait-il pas convenable qu'on
Boos vit arriver ensemble.
Je ne daerchai pas i savoir d'où lui venait subitement oe scru-
|Nde,et je me hâtai de^ortir pour respiner librement, loin des cris, des
sanglots, des quereUes, comme un voyagau* qui profite d'une ^dair-
OB de soleil pour prendre l'air sur la route, aitre donx orages.
Madame Sidonie se BMmtra fort surprise de me voir arriver seol»
«1 je ne pus m'empécher de lui raconter ce qui s'était passé. EUe en
lit beancouf . — Ahl c^erf; teajonrs ^ainsi, me dh-eile , de Julia lîeo
ae m'étonne, elèe m'en a lait bien d'autres; mais nous lui passons
tiut i cause de fiiigitte. Yorb a*«ez tort de vous troubler pour a fm.
220 BRIGITTE.
Soyez sans inquiétude, elle viendra bientôt pour danser, j*en ré-
ponds.
Elle me laissa pour faire les honneurs de son salon. C'étût déjà
très-brillant , très^nimé ; une foule bigarrée tourbillonnait en tous
sens et Torcbestre préludait. Presque tous les hommes étaient en
habit noir, mais les travestissements des femmes étaient éclatants,
bizarres et riches, d*une variété pittoresque. La vue de ces belles toi-
lettes somptueuses mettait en joie madame Sidonie. Quelle fête pour
ellel Madame Sidonie avait reconquis tout son personnel d*amîes et
de pensionnaires ; elle se promenait au milieu d'elles en se rengor-
géant doucement, comme une mère poule qui ramène sa couvée.
Les nouveaux venus affluaient autour d'elle; madame Sidonie souriait
à tous ces visages inconnus; elle était rayonnante; jamais tant de
monde ne s'était pressé, étouffé, dans les salons de l'hôtel Beau*Séjour,
jamais M • Tallard n'avait reçu tant de châles et de mantilles sur les
bras.
A neuf heures et demie madame Urbain n'était pas encore arri-
rivée. Madame Sidonie , qui avait l'œil à tout , vint me chercher
dans mon coin et se mit à causer avec moi pour me faire prendre
patience. — Oh! ne vous inquiétez pas, me dit-elle, je suis sûre
qu'elles viendront. Julia serait à l'heure de la mort, qu'elle trouve-
rait des forces pour danser. Elle m'offrit son bras et voulut que nous
fissions ensemble un tour de salon. Pour me distraire, elle me mena
au milieu du groupe des gens célèbres, raccolés par Chavinart. — Elle
était aux petits soins pour eux, elle les choyait, elle les cajolait, elle
les flattait très-habilement; à chacun elle savait adresser un petit
compliment fort bien tourné:
Chagny, qui se prenait toujours au sérieux, s'était habillé en lord-
maire; j'eus peine à le reconnaître sous sa vaste perruque à mar-
teaux. Avec cehû-là, madame Sidonie n'avait pas à se mettre l'esprit
à la torture; il suffisait de lui parier de sa nomination fantastique et
des mutations qui se préparaient secrètement dans les bureaux du
ministre; cette conversation lui était toujours agréable.
— Et votre belle protectrice, Tavez-vous revue? lui dit gracieuse-
ment madame Sidonie; vous donne- t-elle des espérances?
— Oh 1 je ne la né^ige pas, répondit le lord-maire ; une visite
par semaine. J'y retourne demain. Et dans les rues (car elle sort
beaucoup), de si loin que je l'aperçois , fe fais un détour et je coupe
habilement de manière à me trouver sur son passage pour la croiser
BRIGITTE, 22i
et la saluer de très-près. Oh ! je la reconnaîtrais entre mille, dans
une foule, la nuit, le jour : quelle taille rayissante !
Imaginez-Yous qu'hier, à FOpéra, je lorgnais si bien dans toute la
ttlle que j*ai fini par la découvrir dans une baignoire, au moment où
elle baissait le grillage. Derrière elle j*ai vu un officier, je ne sais
]Kis au juste de quelle arme, mais c'était bien un militaire, un bel
homme ! Oh ! je les ai bien vus; j'ai des yeux de lynx, rien ne m'é-
chappe. Alors, à la sortie, je me poste dans leur couloir et je les
salue. Elle ne me reconnut pas. Je cours au péristyle, et cette fois
nous nous trouvons nez à nez. Je m'avance jusqu'à la portière et je
me Domme, en lui donnant de nouveau mon salut.
— C'est un coup de maître , lui dit Chavinart , et je crois que
cette fois-ci tu tiens ta sous-préfecture.
Madame Sidonie prit un air consterné. — Ah! mon pauvre Cha-
guy, vous êtes perdu ! Elle ne vous le pardonnera jamais ! Elle qui
avait une si belle réputation, une Genevoise ! Elle va remuer ciel et
tenre contre vous. Voilà encore, je le crains bien, votre nomination
ajournée. Elle se sait compromise, vous êtes perdu. Allons, nous
nous retournerons d'un autre côté, mais pour le moment c'est une
affaire manquée; vous le voyez, ce n'est pas ma faute. — Madame
Tallard était trop heureuse d'avoir ce prétexte sous la main pour
dégager sa parole ; avec ses bévues,^ Chagny lui venait toujours en
aide fort à propos.
Chagny ne savait plus que répondre et roulait des yeux fort
tristes; tout à coup il se frappa le front et se mit à rire aux éclats
de son rire bachique, prolongé, inextinguible: — Ah! j'y suis,
j'y suis! Tout, s'explique : comme c'est ça! Voilà donc pourquoi
l'officier ne m'a pas rendu mon salut ! il me regardait avec des yeux
terribles. Quel farceur! Ahl j'y suis! ils étaient en partie. C'est
trop drôle! Pauvres maris! toujours les mêmes. 0 Molière, Mo-
lière!— Et, se consolant ainsi de sa déconvenue, il s'en alla en
riant à grand bruit, les poings sur les. hanches, comme on rit à la
scène.
— Mais comment faire rire celui-ci? me dit Chavinart , en me
montrant le fameux Gastinière, qui tournait de notre côté. Toutes les
femmes de France tromperaient leur mari qu'il n'en serait pas plus
gai. Est-il lugubre, ce soir! Quelque discours rentré.
Gastinière s'en allait de droite et de gauche, traînant avec ennui
son corps massif, cherchant partout des auditeurs; sa tête morne
293 BRIGITTE:.
6i6tHaii<fe Clés là» Ceai q» le comaissakBt de langue date- Yen-
taient avec soin, pour ne pas être pris au piège de se& inextrkabks
dériMNMtnktions. Madame Sidonie en eut pitié ; elle lai amena un doc-
teur hollandais, débarqué de la Teille et déjà à la pdste de toolis li»
eélébrités paristennes. An bout d*un quart d^beore,, en refumani jmt
là, je les retrouTai en léle à tête et s*ad mirant grandement. — li est
impossible que tous soyex Français, disait le docteur par manièfe de
eompliment. Oh! monsieur, que tous êtes fort! Quelle tète aile--
mande ! — Et Gastinière de s*iHcliner et de poursuivre coropendien-
sèment Texposition èe ses systèmes* symboliques. Au milieu d'une
période, le Hollandais Tarréla net pour lui dire r — Vous êtes de
ïlastitut? — Non eertes, dit te peintre philosophe. — Alors Télran-
ger se leva avec mépris , salua sèchement^ Gastinière et lui tourns
le dos.
XII
«
Dix heures venaient cfe sonner, et je commençais à m'inqniétcr
sérieusement de l'absence de Brigitte. Allons, vou» n'y tenez plu»,
me dit madame Sidonie, il fout encore que ce soit moi qui vous tire
de peine. Vite, monsieur Tallard^ coure» me chercher un coopé.
Que diable peut41 se passer encore chez Julie? Elle prit au has»d
dans l'antichambre le premier manteau qui lui tomija sous la main^
elle s'encapuchonna vivement d'un grand ehâk, ei disparut dans Fes-
ealier en me criant : — Patience! patience! &ns dix minutes je voiis^
les ramène!
Mais vingt minutes , quarante minutes s'écoulèrent sans qœ je
Tisse revenir personne. Que se passaji-ilt rue Meslay ? Dans m»
âsquiétude , je me disposais à sortir, lorsqu'eme belle dame fit sodf
entrée brusquement , sans qw'oB i'annonçàt. Elle était vêtue en pay-
sanne serbe. C'était bien le costume que j'avais dessiné pour Brigittev
mais c'était Juiia qui le porfait; eiiie y avait ajouté de sa façon quel-
ques falbalas à paillettes; sur ses bras elle faisait flotter une écbarpe
écarlate semée d'étoiles d'or, dernier débris de son costume anda-
lou ; d'une main relevée elle agitait un tambour dte basque toat
bariolé de rubans. Quoiqu'elle f&t masquée, je la reconnus à s»
démarche. Seule , hardie et kste , elle s'avançait comme une reine de
tliéâtre. Arrivée au milieu des valses , elle se mit à glisser autour des
groupes, ses pieds, amoureux de la danse, rasaient le pafquet^ tant
^ BAIGITTF. ^à
8011 cerpft fEéffiiefiait^ et dsuas sen ardeur au plaisir, daas son impar*
tieDce, eatndoée tout à coup par les appek de l'orcliestre, sans aiteâ*
die({u'(»i Tint rinviter^ elLe euleva un cavalier au*passage et dkparui
arôc lui dans la tourbillon d*uae redowa.
Je vis bîeniât arriver Brigitle, au bra? de madame Sidonie ; elle.
élait en domino noir. J*allais la questionner, mais madame Sîdenie
la fit asseoir ylvement et la confia un instant à M. Tallard pour me
prendre en confidence dana un coin. — Vous devez ne rien com-
prendre à tous ces changements de costumes, me dit-elle; voici
l'histoire* Oh! elle ne vous a pas trompé, elle a mis le domine,,
OQQune elle vous Tavait promis, mais dès qu'eUe s*esi vue à la glace,,
la diable l'a emporté. £n arrivant chez elle, je Tai trouvée dans tou»
ses états, grognant, périssant, un pied dans la tombe. En un clin
(i*œil, j'ai compris ce qu'eUe voulait : vous ne l'auriez jamais deviné,
Toos. Ah ! comme les hommes sont bêtes avec tout leur grec et leur
htia ! Elle avait envie du costume de Brigitte , mais une envie folle,,
une envie de nourrice, c'était son idée fixe, aussi comme elle l'a
refusé l Ah ! je la connais à fond. Je lui ai demandé en grâce,
oonmie une faveur, de prendre ce costume de paysanne serbe; je l'ai
priée, suppliée ; je lui aï prouvé que c'était beaucoup trop sévère f(Xû£
Brigitte, qui serait bien mieux en domino noir ; que c'était modeste
aa domino, simple et sans prétention ; qu'on ne devait pas mettre les»
jeanes filles en vue : que sais-je encore ? Je préchais une convertie-
Mais comme il a fallu se jeter à ses pieds^ et la cajoler, et la plaindtel
comme il a fallu faire appel à ses grands sentiments , à son amour
pour Brigitte, qui mourait du désir d'aller au bal ! Elle s'est débattue
presque pour se laisser habiller par moi et par sa fille : elle cédait à
la violence ; elle ne le faisait que pour nous, par raison. Et ainsi jus-
qu'à l'hôtel. Mais à peine dans l'antichambre, éblouie par les lumtè*
la, attirée, enivrée par la musique , la voilà qui nous jette sa pelisse
et qui s'élance la première dans la salle, au bruit des violons, nous
laissant seules à nous débarrasser de nos costumes de voyage. Voilà
rhistoîre. Maintenant , de grâce , pas un noot de reproches quand
tous la verrez. Elle est ainsi faite. Calmez-vous, pas un mot, je vous
en supplie pour moi ^ pour Brigitte. Venez, je vais vous faire une
bonne petite place à côté d'elle , entre ces deux dames de Stockolm
(fà ne savent pas vingt mots de français.
Madame Urbain était vraiment la lioniue du moment ;. on faisait
oade autour d'elle pour admirer ses pas de danse. Sous ce déguise-
224 BRIGITTE.
ment dont elle se paraît , on pouyait la prendre pour une trës-jeane
femme ; ses beaux cheveux blonds flottaient en grappes autour du
masque ; la grâce et la souplesse de ses mouvements , Téléganoe de
sa tournure, son entrain , sa vivacité charmante, son succès, faisaient
envie aux plus coquettes. Ce cavalier égaré dont elle s*était emparée
si brusquement n*était autre que Chagny. Le lord-maire, tout- ravi
d'une telle faveur, se croyait en bonne fortune; il ne voulait plus
quitter sa danseuse ; il lui récitait des madrigaux; il la promenait
avec orgueil. Chavinart se pencha vers lui et lui dit à l'oreille: —
Ah ! quel charme ! c'est une princesse moldave, ton ministre Ta con-
nue en Orient, il en est fou, amoureux comme un Turc ! Elle peut
tout sur lui. Touche-lui un mot de ta sous-préfecture, et n'oublie
pas que là-bas , dans son pays , il y a des croix superbes , grandes
comme la main, tout diamant! C'est ton afiaire.
Quand les violons se reposèrent , madame Urbain vint s'asseoir à
côté de nous. J'attendis qu'elle me parlât la première. Elle se crut
obligée de se justifier d'avoir pris le costume de Brigitte; je la laissai
mentir à son aise. Irritée de mon silence, elle commençaità me cher-
cher querelle, mais les musiciens se remettant en place , elle m'eut
vite oublié; au premier coup d'archet, elle nous laissa là pour
courir à la danse; alerte, joyeuse, infatigable, enivrée , elle lassait
les plus fougueux valseurs. Entre deux quadrilles, elle revenait à la
hâte vers nous, et, comme si elle eût été un peu honteuse d'être si
animée au plaisir quand sa fille restait assise dans un coin, elle nous
excitait à danser comme elle; elle me répétait avec insistance : —
Vrafment ! je ne vous comprends pas. Seriez-vous jaloux que vous la
gardez ainsi à l'écart pour l'empêcher de s'amuser? Je connais Bri-
gitte , il ne faut pas l'écouter, elle se laisse trop aller, elle a besoin
d'être secouée ; croyez-moi, il lui faut de grandes distractions , du
Bruit, du mouvement, de l'agitation ; puisqu'elle refuse avec tout le
monde, faites-la au moins danser avec vous.
A son tour, madame Sidonie vint presser si vivement Brigitte
qu'il fallut céder. Lorsqu'elle eut dansé avec moi, Brigitte n'eut plus
de prétexte poli pour refuser les amis de la maison qui l'avaient déjà
engagée; il fallut accepter les invitations de M. Tallard, de Chagny,
de Chavinart , enfin d'un vieux voisin plein d'obligeance, qui depuis
deux ans lui demandait un quadrille, et qu'un nouveau refus
aurait désespéré. Quand elle revint s'asseoir, je la trouvai fatiguée,
oppressée; l'altération de sa voix, son teint animé et ses pâleurs
BRIGITTE. 225
subites m'inquiétaient Tivement; je courus aTerlir madame Urbain;
on valsait un brillant cotillon dont elle était Tornement et la gloire,
n fallut attendre que cette. danse fût terminée. Quand nous revînmes,
Brigitte paraissait déjà beaucoup mieux , et , soit qu'elle fît efifort
poar se contenir devant sa mère, soit que la crise fût passée , tout le
monde put croire que je m'étais alarmé sans raison. Seule , madame
Urbain parut troublée, elle se jeta dans des exagérations d'inquiétude
et d'effroi ; elle embrassait et caressait follement sa fille en pleurant,
en se désespérant. Elle me reprochait de ne l'ayoir pas préyenue
plus tôt, elle voulait envoyer chercher un médecin. Ce qui ne Fem-
pêcha pas de me dire au bout de cinq minutes : — Vous êtes d'une
imprudence inouïe ! qu'avez-Yous à lui monter ainsi la tête ! Les
jeunes filles ne sont qu'imagination , et vous les rendriez malades
avec tous vos troubles.
Je crois qu'elle était sincère en me parlant ainsi pour se tranquil-
liser. Pour tout ce qui touchait à ses plaisirs , elle savait se tromper
elle^nême de si bonne foi ! Comme de nouveau j'insistais à lui expri-
• mer mes craintes, elle me répondit avec impatience : -^ Eh ! mon
Dieu! je la connais mieux que vous ! Oh! le cœur d'une mère ne se
trompe pas ! Pourtant, si vous le croyez nécessaire, nous allons nous
retirer à l'instant même. Ordonnez, on vous obéira. — Âh ! Péraldi,
soyez franc, vous êtes bien jaloux.
Dès que cette idée se fut offerte à son esprit , elle s'y attacha obsti-
nément; elle n'en voulut plus démordre. Elle qui croyait toigours à
des ruses ne doutait déjà plus que par jalousie j'eusse inventé ce
]H^xte de maladie pour faire sortir Brigitte.
Madame Sidonie me prit à part et me dit vivement : — Ne partez
pas, Julia ne vous le pardonnerait jamais , et encore moins à Bri-»
gitte. Elle, partir ! Mais si elle y songeait , il y a longtemps qu'elle
aurait retiré son masque; elle ne Ta seulement pas détaché. Tout à
l'heure, dans son grand désespoir, je riais en lui voyant relever la
mentonnière pour embrasser sa fille. Quant à Brigitte , je vous jure
que ce n'est rien. Mal de jeune fille, un peu de fièvre ; l'émotion
d'avoir dansé avec vous. La première fois que M. Tallard m'a serré
la main en valsant, j'étais ainsi. Comment! ne voyez-vous pas que
Brigitte vous aime? Ces hommes ne.comprennent rien !
Elle me parlait ainsi de tout cœur, sans soupçonner à quel point
elle m'irritait. De son côté, madame Urbain ne cessait d'insister pour
partir, mais de façon à nous obliger à rester. — On voit qu'il veut
Tome X. -*.• S8* UvnitOB. 15
tte BRIGITTE.
8*01 aller, disait-elle a sa fille, faisons-loi ce sacrifice. Allons, lefon»»
nous. Oh ! rassure^moi , Brigitte, n'est-ce pas que ta ne sonfirei
plus? Si tu le «désires, nous allons partir. Et elle résistait encore,
certaine du refus de Brigitte; elle demandait son manteau, son dia-
peau^ la ipoiture ; elle se levait avec agitation, — mais toujours sans
retirer eon masque; il fallut la bien supplier, la retenir de forée,
pour Tempècher de courir au yestiaire.
Enfin, elle cons^itit a rester; mais, n'osant encore se remettre à la
danse, elle s'installa en garde-malade auprès de Brigitte, et, pour
s'occuper, elle courait au buffet et rerenait à chaque instant atec des
bouillons , des sirops , des sucreries. Il aurait fallu goûter de tout
C'était sa manière de soigner les gens.
Elle nous fit ainsi le sacrifice de quelques quadrilles, et de sa part
c'était bien méritoire, car à chaque instant elle jetait un regard
d'envie sur ces groupes animés qui passaient et repassaient; mais
une sorte de honte la retenait près de nous. L'obligeante madame
Sidonie lui vint trè&-subtilement en aide : — Prenez garde , lui dit-
elle , Brigitte finira par se croire très-mal , si vous restez tous là près
d'elle, sans vous secouer, avec vos airs tristes et malheureux. Allons,
qu'on s'amuse et qu'on danse ; votre gaieté l'égayera, votre plaisir
lui fera du bien. — Vous croyez? répondait madame Urbain qui
ne demandait pas mieux que d'être persuadée. Elle se débattit fiii-
blement, vaincue d avance ; sans l'écouter, madame Sidonie aUa lui
chercher un danseur. — Tenez, voilà votre amoureux, lui dii-elle,
en lui i^résentant Chagny.
Madame Urbain s'élança au bras du lord*maire , et nous laissa là
de fort bon cœur. S(M1 succès fut très*grand. Elle excellait vraiment
dans ces danses hongroises importées la veille à Paris. Je ne sais
où elle pouvait les avoir apprises. Tous la félicitaient , et madame
Sidonie n'était pas la moins empressée des complimenteurs. — Ah I
qaA plaisir de vous voir si heureuse ! S'amuse-t-elle , notre chère
amiel Et madame Urbain de répondre, en montrant négligem-
ment son carnet tout chargé d'invitations. — Eh 1 comment fiiire
quand on est engagée de tous côtés ? Si je n'écoutais que mes goAts>
je me reposerais de préférence. Mais que voulez-vous? on ne peut
pas faire d'impolitesse aux gens. Ah I comme j'aimerais mieux mon
lit, ou bien marcher dans un bois, au grand air!
Madame Sidonie, toujoursuQ peu malicieuse dans ses amitiés, s'em-
pressa de lui détacher son masque : — <}uoi ! vous souffrez ! ditrellê; oh !
BRIGITTE. 227
respirez un peu, chère belle ! Ce loup doit tous étouffer. -^ Com-
ment! c*est ¥ous, Biadame Urbain I s'écria trèt-faucfaement Cbagny,
et fnoi quL%* Madame Sidonîe Tairréla nelî-'^Ahl qti*alte2-You8
dire? grand étourdi. Et pour bien faire sentir le mauvais compli-
ment , elle ajouta avec une bonhomie perfide : — Allons vite , vos
excuses à notre chère amie qui n'a jamais été si jeune et si belle.
Oh ! Julie, vous avez été la reine du bal !
Chagny se confondit en excuses et l'invita de nouveau avec toutes
sortes de galanteries exagérées. Mais le coup était porté, et dans son
dépit madame Urbain refusa très-sèchement de valser avec lui. Cette
fois elle voulait très-sérieusement se retirer; elle avait déjà demandé
la voiture, lorsqu'un petit jeune homme, au dépourvu de danseuse,
Tint l'inviter. Pour se venger de Chagny, elle accepta. Jamais elle
n'avait dansé avec tant d'entrain , d*élégance et de passion; elle* ne
s'arrêta que lorsqu'elle eut mis son cavalier hors de combat. L'a-
dolescent, épuisé, brisé, hors d'haleine, alla tomber sur un teiuteiiil
comme un homme ivre ; elle , souriante , heureuse , traversait les
groupes avec grâce , d'un pas léger, sans fatigue , prête encore à
lasser les plus intrépides.
Ce fut son dernier triomphe. Elle eut beau se placer en vue, au
premier rang des danseuses les plus ardentes au plaisir, on ne vint
plus l'inviter. Les quadrilles succédèrent aux valses, les solichs aux
redowas, les redowas aux quadrilles, et personne ne s'approchait
d'elle. Seule, abattue, navrée^ elle attendait; elle attendait toujours
sans pouvoir se décider à quitter ce salon inhospitalier, dédaigneux.
Qaelle cruelle et subite expiation ! elle faisait peine à voir. La tris-
tesse et l'ennui se répandaient sur cette figure fatiguée, l'envieillis*-
saient encore. Elle n'était plus reconnaissable. Madame Sidonie, qui
ne persistait jamais longtemps dans ses malignités, eut compassion
de la voir si accablée, si abandonnée. M. Tallard reçut l'ordre de
vmir inviter madame Urbain et de la faire danser jusqu'à la fin da
bd. n obéit en conscience, car il ne consentit à la reconduire dans
notre coin que lorsque les musiciens lassés s'arrêtèrent et prirent
leors états pour serrer les violons. Il était grand jour.
0
GOETHE ET SCHILLER'
PAR M. SAINT-RENÉ TAILLANDIER.
II
SCHILLEB
SA VIE ET SES OEUVRES
On peut dire que Schiller se révéla au inonde, à yingUdeux aos,
par une véritable explosion de colère et de génie. Il a résumé lui-
même avec une audacieuse franchise l'histoire de sa jeunesse ; et la
conclusion de cette histoire, c'est le drame des Brigands. Écoutez sa
confession.
<c Une étrange méprise de la nature m'a condamné à être poète
dans mon pays. Le goût de la poésie offensait les lois de l'institut où
j'ai été élevé et contrariait les plans de son fondateur. Pendant huit
années, mon enthousiasme eut à lutter contre la discipline militaire.
Mais la passion de la poésie est ardente et forte comme le premier
amour ; ce qui devait l'étouffer l'enflamma. Afin d'échapper à une
situation qui était pour moi une torture, mon cœur se mit à diva-
guer dans un monde idéal. Ignorant le monde réel dont j'étais séparé
par des barrières de fer ; — ignorant les hommes, car les quatre
cents condisciples qui m'entouraient n'étaient qu'une seule créature,
la copie exacte d'un seul et même modèle, et la nature, la grande
artiste, n'eût pas reconnu un seul d'entre eux ; — ignorant les ten-
dances des êtres libres et abandonnés à eux-mêmes, car de toutes les
facultés humaines, de toutes les forces de la volonté, une seule était
exercée dans le monde où je me trouvais, une seule se tendait d'une
façon convulsive, les autres languissaient engourdies ; les particula-
rités, les expansions de la nature qui aime à s'épanouir sous mille
formes diverses, allaient se perdre toutes indistinctement dans la régu*
\ . Voir la 37« lîvraisoD.
GOETHE ET SCHILLER. 229
larité mécanique de la discipline régnante ; — ignorant les fenunes,
car les portes de cet institut ne leur sont ouvertes qu'à Tâge où elles
n'ont pas conunencé d'être intéressantes et à l'âge où elles ont cessé
de Têtre ; — ignorant enfin l'homme et la destinée humaine, mon
pinceau nécessairement devait manquer la juste ligne, la ligne inter-
médiaire entre les anges et les diables ; il devait produire un monstre
qui par bonheur n'avait pas d'analogue dans l'univers..., je parle des
Brigands. La pièce a paru. Le monde moral tout entier a cité l'au-
teur à comparaître devant lui comme accusé du crime de lèse-majesté.
Sa justification complète était dans les conditions de sa naissance.
Entre les attaques sans nombre que m'ont attirées mes Brigands^
nne seule a touché juste : je m'étais mis en tête de peindre les hommes,
deux années avant d'en. avoir rencontré un seul. »
Yoilà, en quelques mots, l'histoire de Schiller enfant et le prélude
de son œuvre. Le jour où le jeune géant brisa les liens qui l'enchaî-
naient, le cri qu*il poussa retentit par toute l'Allemagne. Un poète
dramatique était né, et ce poète qui s'accuse d'avoir peint les hommes
avant de les avoir vus, ce poète, sans le savoir, venait d'exprimer la
situation de son pays et de son siècle.
Jean-Christophe-Frédéric Schiller naquit à Marbach, jolie petite
Tille du Wurtemberg, au bord de ce doux Neckar que tant de
poètes ont chanté. Il avait failli naître dans un camp; son père, qui
était alors lieutenant d'infanterie, se trouvait à quelques lieues de là,
occupé avec son régiment aux exercices d'automne ; on raconte que la
mère, étant allée le voir, ressentit sous la tente les premières douleurs
de l'enfantement. Elle put cependant être ramenée à Marbach, et c'est
là que, le 10 novembre 17S9, elle mit au monde ce fils destiné à une
gloire si pure^ Le père, saisi d'une pieuse émotion, prit le nouveau-
1. Cest aussi le 10 novembre que sont nés deux autres personnages chei*s
i FÂllemagne du Nord, le grand réformateur du seizième siècle et Tun des
béros de la guerre de 1813, Luther et le général Scharnhorst. Ce rapproche-
ment ne serait plus possible si Schiller était né, non pas le 1 0 novembre ,
mais le i 1, comme l'a prétendu M. Gustave Sch^rab. Le registre des baptêmes
de Marbach, consulté par M. Schwab, fixe en effet au 11 novembre 1759 la
naissance de Tenfant, et M. Schwab s'était cru autorisé à rectifier d'une ma-
nière définitive l'erreur commise jusque-là par tous les historiens littéraires.
Le dernier biographe de Schiller, M. Emile Palleske, est heureux de rétablir
la date du 10 novembre et le rapprochement qui en résulte. Les arguments
ài M. Palleske sont péremptoires. 11 rappelle d'abord que, du vivant du
290 GOETHE ET SCHILLER.
né dans ses bras, et TéleTant vers le ciel : «c Être des êtres, s'écrîa-t-îl,
je te le recommande ; accorde-lui la force de l'esprit , supplée par ta
grftce à ce que le manque d^éducation m'empêchera de faire pour
mon enfant ! » ^
Ce père du poëte, Jean-Gaspard Schiller, était un homme simple,
laborieux , sévère pour lui-même et pour les autres, un vrai type
d'honneur et de vertu populaire. « Puisse- je, dira le poète en appre-
nant sa mort, puissé-je sortir de ce monde aussi pur qu'il en est
sorti,! » Â vingt-deux ans, il était entré en qualité de chirurgien-
barbier dans un régiment de hussards, et il y avait gagné bientôt
des épauleltes de sous-officier. Licencié en 1748, à la paix d'Aix-
la-Chapelle, il reprit du service au commencement de la guerre de
Sept ans , fut admis comme enseigne dans le régiment du prince
Louis de Wurtemberg et fit vaillamment plusieurs campagnes. Ce
fut pendant cette guerre que son fils vint au monde. La guerre finie,
Jean-Gaspard Schiller vint tenir garnison à Ludwigsbourg, et pour
occuper ses loisirs il se livra à des travaux d'agriculture et de jardi-
nage qui lui attirèrent bientôt les faveurs du souverain. Il avait établi
à Ludwigsbourg une pépinière qui prospérait à merveille; le duc
Charles de Wurtemberg, informé dé ses succès, lui confia la direction
de ses jardins et de ses parcs, dans ce beau château de la Solitude
qu'il avait fait construire au milieu des bois. C'est là que l'ancien
chirurgieiï-barbier, revêtu désormais du titre de capitaine , acheva
tranquillement ses jours. Il était fort apprécié de son souverain et
Jouissait de l'estime universelle. Tout privé qu'il était de culture litté-
raire, il sentit vivement la gloire de son fils. Chaque fois que Schiller
envoyait à la librairie Cotta le manuscrit d'une œuvre nouvelle, il
avait soin de le faire communiquer d*abord à son père; et n'était-ce
pas un spectacle touchant de voir le vieux jardinier de la Solitude
feuilleter avec émotion les pages de Wallemtein ou de Guillaume
Tell? Un des biographes de Schiller, M. Gustave Schwab, à qui
nous empruntons ces détails, nous dit que les mains de l'excellent
poète, c'est toujours le 40 novembre que sa famille a fêté Tanniversaire et
sa naissance ; mais la preuve décisive, c'est un mémoire manuscrit intitulé :
Gumcuhan mtœ metarn, dans lequel le père do poète a exposé lui-môme les
principaux événements de sa carrière. Ce manuscrit, daté de la Solitude,
i7 mai i789, était resté inconnu à tous les biographes; M. Palleske s'en est
servi le premier, et il y a trouvé cette date du 10 novembre 1759 sur laquelle
il n'y a plus de doute possible désormais.
GCETHE ET SCBILLEB. 231
père tremblaient de jdte. Je le Tois dici ému, inquiet, trooblé ou
channé tour à tour, comprenant avec son ccmu* ce que son esprit
B'eniendaît pas^ se rappelant peut-être la prière qu'il foisait le l&no^
membre 1759, et remerciant Dieu de TaToir si pleinement exaneée.
Lii mère du noble poète était aussi un exoeUenk type des classes
populaires en Allemagne, le type gracieux et pur en feœ du type
rustique, la douceur a£Gsctueuae à côté de la rudesse honnête. Elle
s'appelait Élisabelh-Doroibée Kodweiss» Son grand ^père et son
aieui étaient boulangers à Marbach ; son père , aubergiste et mar-
chand de bots, awt amassé laborieusement une petite fortune qui
fut engloutie presque tout entière dans les inondations du Neckar.
Le pauvre homme, à peu près ruiné, obtint conmie une aumône une
place de gardien de irille [thonDart) avec un misérable logement près
des remparts. Elisabeth-Dorothée était mariée déjà quand ce mat*
heur frappa son père; e\le ne souffrit pas des rigueurs de Tindigence
et reçut ntôme une certaine éducation qui développa heureusement les
purs instincts de son âme. Bile aimait la lecture et la musique; elle
chantait des mélodies populaires en s*acoompagnant sur la harpe ; on
a conservé d eUe quelques strophes adressées à son mari, accents
candides, paroles sans art, murmure confus et harmonieux d'un
coBor tendre. C'était bien une fille du peuple souabe : simple, dévouée,
pieuse, naïvement sassible au charme de la nature. Dorothée Schiller
eut une influence manifeste sur l'esfM'it et le cœur de son fils. Pett*
dant que le père était a Tarmée, die dirigea seule à Marbach les pre*
miers pas de Tentant, et grava dans son âme ces impressions que
rien n'efface. « Je le vois encore , disait plus tard sa sœur ahiée
Christq>hine, quand * il épelait la Bible, et que, joignant les mains,
il levait ses yeux vers le ciel; avec ses longs cheveux blonds et bou-
dés, il avait l'air d'un ange. »
Ce petit ange rustique avait six ans lorsque son père alla s'étaUir
sur la frontière du Wurtemberg^ dans le village de Lorch, où le
fixaient ses fcmctions d'officier recruteur. Il fallut quittar Marbach et
la maison du grand-père Kodweîss; on le confia bientôt au pasteur
de Lorch, l'excellent Moser, dont le poète un jour conservera le son-
Tenir et le nom dans une scène célèbre de ses Brigands. Ce fut lui
qui enseigna les éléments du latin et du grec au futur poète de
la Fiancée de Messine; il lui inspira sans doute aussi une ardeur
enfantine pour la théologie, et l'ambition d'expliquer aux honunes k
parole de Dieu, «c Je veux être prédicateur, » disait l'écolier du pas-
232 GOETHE ET SCHILLER.
leur Moser quand il rentrait le soir au foyef paternel, et, s'arran-
geant une sorte de chaire avec un fauteuil , il prononçait devant sa
mère et ses trois sœurs de petits sermons improvisés, «c Schiller ne
se trompait pas, a dit un de ses biographes* ; il est devenu, en effet,
un prédicateur, mais ce n'est pas dans une chaire , c*est sur la scène
qu'il a prêché ; ce n'est pas à une communauté de croyants, c'est à la
grande famille humaine que s'adressait sa voix puissante, d
Après trois années passées à Lorch, la famille Schiller fut appelée
à Ludwigsbourg (1768), et sept ans plus tard, nous l'avons dit,
l'humble officier du duc Charles était nommé directeur des jardins
de la Solitude^. De 1768 à 1773, Schiller commença ses études à
l'école de Ludwigsbourg; là, sous la discipline assez brutale d'un
maître capricieux, sa franche et impétueuse nature se déploya soudai-
nement. Si Goethe, à vingt-six ans, apparaissait comme un jeune dieu
à la cour de Weimar, Schiller, dès la première enfance, apparut à ses
camarades comme un jeune fils des Niebelungen. Fier, hardi, prompt
à la bataille, toujours prêt à se sacrifier pour ses amis, on ne résistait
ni à la vigueur de sa colère ni à la générosité de son cœur. Il était tou-
jours, et de toute manière, à la tête de sa classe. Longtemps encore
après, ses condisciples ne parlaient qu'avec admiration de la singu-
lière influence exercée si naturellement par l'écolier de Ludwigs-
boui^. Ce jeune Siegfried aux cheveux blonds n'avait pas encore
renoncé à la théologie; il apprenait l'hébreu en même temps que le
grec et le latin. A treize ans, après qu'il eut reçu la confirmation, ses
parents étaient décidés à le faire entrer dans une des quatre écoles
théologiques du Wurtemberg, 'espèces de petits séminaires où l'on
avait conservé certaines traditions du catholicisme et dont les élèves
portaient la soutane. Mais ce n'était pas la discipline catholique d'un
séminaire protestant qui devait accomplir chez ce mâle jeune honmie
les desseins de la Providence ; il aurait trouvé là de sublimes extases
qui l'eussent dédommagé de la contrainte; son ardent génie, aussi
amoureux de l'action que de l'idéal, l'aurait placé peut-être, conome
Luther, mais avec d'autres principes, parmi ces novateurs qu'un
poète appelle les chevaliers de l'Ësprit-Saint. Dieu lui réservait des
destinées différentes. Pour faire jaillir le poétique génie de son cœur
1. Hoffmeister, Le&enScAt7(er5; tomel, p. 40.
2. Nous suivons ici Topinion de M. Emile Palleske ; selon MH. Hoffmeister,
Gustave Schwab, Edouard Boas, ce serait en 1770 que Jean-Gaspard Schiller
aurait été placé au château de la Solitude.
GOETHE ET SCHILLER. 233
et lui imprimer un élan Tictorieux, il fallait une compression étouf-
fante, un joug sans dédommagement, l'intolérable joug d'un cloître
militaire. Suivons Schiller à la Karls-Schide.
Ce n'était pas un homme ordinaire que le duc Charles de Wurtem-
berg. Esprit vif, hnagination turbulente, il avait le sentiment des
choses élevées, et s'il avait reçu une éducation plus complète, s'il
avait pu se soustraire à l'oisiveté ou aux dissipations de sa chai*ge, il
aurait sans doute laissé un nom dans l'histoire de son pays. Ces
petites souyerainetés allemandes du dix-huitième siècle, n'imposant
aucun devoir et ne subissant aucun contrôle, étaient des postes péril-
leux pour les âmes les plus fortes ; après avoir follement dépensé sa
jeunesse et son âge mûr, le duc Charles voulut honorer la fin de sa
vie par un emploi sérieux de ses facultés et de son pouvoir. If com-
prenait la valeur de la science, et regrettait amèrement tout ce qui
manquait à la culture de son esprit : l'ambition lui vint d'attacher
son nom à des établissements utiles, à une série d'écoles modèles des-
tii^s à faire des agriculteurs et des soldats. De ces projets, un peu
confus d'abord, était sortie en premier lieu une espèce d'académie de
musique et de danse, établie au château de la Solitude; la pensée du
fondateur se transforma bientôt, l'école de la Solitude fut remplacée
par une grande institution militaire, connue au dix*huitième siècle
sous le nom de Kark-Schule^ école de Charles. L'école de la Solitude
avait été fondée en 1770; la première transformation avait eu lieu
Tannée suivante; en 1775, l'œuvre était complète : l'établissement,
pourvu de tous ses professeurs, rempli d'élèves venus de divers points
de l'Allemagne, était transporté à Stuttgardt avec le titre à' Académie
militaire. En réalité, c'était un cloître. Séparés du monde entier, les
élèves vivaient là comme des moines dans une abbaye. La discipline
était aussi impérieuse que les études étaient fortes. On y apprenait
les mathématiques et les langues anciennes, l'histoire et la géogra-
phie, la religion et les sciences naturelles, le droit et la médecine,
la musique et les arts du dessin; on y apprenait surtout à dépouiller
toute initiative, à se transformer en chifire, à obéir comme une
machine. Chacun des élèves devait être le règlement en action. Cos-
tumes, attitudes, mouvements du corps, tout cela prévu et déterminé
avec une précision impitoyable ; on devine de quelle liberté jouissait
Imtelligence. Toute la journée, d'heure en heure, le duc Charles
pouvait savoir exactement ce que faisait chaqiiè élève de son acadé-
mie. Ce pédagogue passionné voulait absolument former des hommes
234 GOETHE ET SCHILLER.
d^élite comme le père de Frédéric le Grand formait des soldats et des
caporaux. Un tel régime, on le comprend, pouyait produire à la fois
beaucoup de bien et beaucoup de mal, suirant la nature des esprits.
L'académie de Charles, éleyée bientôt par Fempereur Joseph II au
rang des écoles supérieures de l'Empire, attira peu à peu des disciples
Tenus de toutes les contrées de l'Europe; la Suède, la Pologne, la
Russie, la France même et l'Angleterre y étaient représentées. Parmi
tant d'esprits si difiérents, il en est sans doute' qui puisèrent dans
celte rude discipline un sentiment profond de la règle et un ardent
amonr du travail; on sait que notre grand Cuvier et l'illustre natura-
liste allemand Kielmever ont été élèves de l'académie de Charles.
Combien d'autres, frémissant sous le joug, ne recueillirent là que
des inspirations de révolte !
Schiller n'avait que treize ans et deux mois quand le duc Charles
le fit entrer, malgré ses parents et malgré lui-même, dans le redou-
table cloître (17 janvier 1773). Le duc, occupé à recruter des élèves,
se faisait rendre compte chaque année de l'état des écoles primaires du
Wurtemberg ; le brillant écolier de Ludwigsbou^^ ne pouvait échap-
per à ses réquisitions. En vain le père et la mère, qui voulaient faire de
leur fils un ministre de l'Évangile, en vain le jeune écolier, bien dé-
cidé à être théologien, essayèrent-41s de résister, l'offre du prince devint
un ordre; il fallut renoncer à la théologie, endosser Tuniforme, ap-
prendre l'exercice, apprendre à s'asseoir et à se lever, à marcher et à
rester inunobile, à vivre enfin sur un signe du chef et aux sons du
tambour. Tout en achevant ses humanités , il devait comma^rer l'étude
du droit; ainsi l'avait décidé le maître. On comprend qu'un enfant de
treize ans n'ait pu concevoir un goût très-vif pour cette étude du droit,
si noble, mais si sévère, et qui suppose d'abord la préparation
littéraire et morale de l'esprit. Avec un instinct plus sûr que les règle-
ments de ses chefs, il réservait toute son ardeur pour ses humanités.
La première année de son séjour à l'académie, il obtint le prix de
grec; l'antiquité Tenchantait, et il traduisait les poètes latins avec
amour. Ce ne furent pas cependant ces études littéraires qui éveillè-
rent chez lui le génie poétique; nous avons un écrit de sa main, com-
posé à cette époque, où il se peint naïvement Ini-mêipe et déclare
ses prédilections : « Je serais heureux, dit-il encore en 1774, de don*
ner un théologien à mon pays. » Ce qui le fit poëie, ce fut le besoin
de protester contre une éducation oppressive. La poésie fut pour lui
le refuge de la liberté. Un jour, un de ses camarades ayant résisté i
GCETHE ET SCHILLER. 235
je ne sais quelle injonction du directeur, Schiller lui adressa une
ode. Ce camarade , nommé Scbarffenstein , qui depuis est deyeuu
génâral, et à qui Ton doit d'intéressants détails sur la jeunesse de son
gl<Nrieax ami, avait lui-même des goûts poétiques très-décidés; ils
formèrent bientôt avec deux autres de leurs condisciples, Hoven et
Pelersen, une espèce de société littéraire, société secrète, bien entendu,
dont les séances confidentielles avaient lieu à voix basse, aux heures
de récréation et pendant les loisirs du dimanche. Hoven méditait tm
roman à la Werther^ Petersen un drame bourgeois, Scbarffenstein
mie pièce chevaleresque, Schiller voulait faire une tragédie, mais
me tragédie dont les héros fussent empruntés à la société de son
siècle, et il avait choisi pour sujet le suicide d'un étudiant. VÉtU"
éiant de Nassau, tel était le titre de son œuvre. On vbit quelle était
l'influence de Goethe sur nos impatients prisonniers. Au moment
même où l'auteur de Werther et de Gœtz de Berlichingen allait s'é-
tablir à la cour de Weimar, au moment où la période dT assaut et
iirruption, comme disent nos voisins, semblait interrompue, un
nouvel assaut, une irruption nouvelle se préparent dans l'ombre de
Tacadémie de Charles, sous l'œil trompé de ses surveillants, au milieu
d'un régiment d'automates !
Schiller, qui décidément avait pris l'étude du droit en dégoût, fut
autorisé à suivre le cours de médecine (1775). Cette science de l' homme
captiva son esprit philosophique; les écrits de Haller et 'de Boérhaave
provoquaient ses méditations; il fit des progrès rapides, obtint des
prix, des récompenses, et, cinq ans après, il couronna ses travaux par
une dissertation des plus remarquées sur les rapports du physique
et du morale C'est au mois de décembre 1780 que Schiller, ses
épreuves brillamment soutenues, fut nommé médecin militaire et
quitta l'académie de Charles. Mais sa grande œuvre, pendant sa der^
nière année de réclusion, l'œuvre qui allait décider de toute sa vie, ce
n'était pas cette dissertation médicale, c'était un drame, un drame
sauvage, monstrueux, un drame tout rempli de déclamations force-
nées, drame de génie toutefois, et dont les violences même attestaient
un poète de premier ordre. J'ai nommé les Brigands.
1. Cette dissertation n'était pat une thèse pour le doctorat, comme Font
cm plusieurs des biographes de Schiller. Ce fut seulement Tannée suivante,
en 17Sly que l'académie de Charles, élevée par l'empereur d'Allemagne
Joseph H au rang d'université, eut le droit de délivrer des diplômes. M. Emile
Pallëske a très-nettement élucidé toutes ces questions de détail.
236 GŒTHE ET SCHILLER.
Où avait-il pris, cet étudiant cloîtré, tous ces types extraordinaires?
Où avait-il trouvé Vimage de Charles Moor? D'où lui venait l'idée
d'armer ainsi la jeunesse, de rassembler les cœurs les plus francs, les
plus généreux^ d'en former une troupe de bandits, et de les lancer,
le fer et le feu à la main, contre la société tout entière? La société,
pour lui, c'est l'académie de Charles; il n'en connaît pas d'autre. La
tyrannie qui l'étouffé, devenue chaque jour plus intolérable à mesure
que ses facultés grandissent, a fini par lui donner la fièvre chaude.
Tout son être se révolte, et ces idées de révolte prenant un corps, il se
représente la jeunesse de son temps, obligée, pour vivre, pour
déployer ses forces, de déclarer la guerre à toutes les institutions
humaines. Charles Moor, c'est lui; c'est sa liberté qu'on étouffe, c'est
sa personnalité qui proteste, a Je veux vivre, j'ai le droit de vivre, et
la société me refuse ce droit; eh bien ! formons-nous une société nou-
velle. Toutes les sociétés ont commencé par la violence; les premières
tribus humaines ont été des associations armées; créons un monde,
et recommençons l'histoire; notre société de bandits sera plus juste
que cette vieille société despotique où les plus nobles cœurs sont con-
damnés d'avance à mourir. )>
Ces déclamations furieuses, Schiller les écrivait dans la fièvre. Il
composait son drame le soir, la nuit, en cachette, et les précautions
qu'il était forcé de prendre redoublaient sa fureur. A ces violences de
langage, à ces inventions monstrueuses, comment ne pas reconnaître
un écolier en délire, un écrivain qui veut peindre les hommes avant
den avoir rencontré un seul? C'est là qu'est la déclamation ; voyez
maintenant le génie. Dans cette éruption de feu et de lave, il y a des
matières impures qui seront un jour des diamants. Ce tableau d'ima-
gination, tout insensé qu'il est, se trouve répondre à la situation
générale. Au moment où Schiller écrivait les Brigands^ il y avait en
Allemagne un sentiment de malaise universel. Ce que le jeune poëte
éprouvait dans son couvent de Stuttgard, des milliers d'âmes l'avaient
ressenti dans les liens de l'ancien régime. Des institutions surannées
entravaient partout le libre essor de la vie; les esprits étouffaient.
De 1770 à 1780, pendant que Schiller, séparé du monde, étudie le
droit et la médecine sous la rude discipline de l'académie de Charles,
l'esprit de révolte éclate de tous côtés sous les voiles de la poésie. La
littérature des générations nouvelles n'est qu'une protestation ardente
et confuse contre le vieux monde. Voltaire, en 1764, dans une lettre
au marquis de Chauvelin, annonçait l'imminence d'un bouleverse*
r'
GOETHE ET SCHILLER. 237
ment social, et s*écriait aTec envie : a Ce sera un beau tapage. Les
jeunes gens sont bien heureux; ils verront de belles choses. » Et
deux ans plus tard, en 1766, écrivant à d'Àlembert, il ajoutait : « Ne
pouniez-vous point me dire ce que produira dans trente ans la révo-
lution qui se fait dans les esprits depuis Naples jusqu'à Moscou? Je
suis trop vieux pour espérer de voir quelque chose; mais je vous
recommande le siècle qui se forme. y> Ce siècle était déjà tout formé
au delà du Rhin, lorsque Schiller, comme un jeune géant, étouffait
dans son cachot. Savaient-ils exactement ce qu'ils voulaient, tous ces
poètes, tous ces rêveurs impétueux, un MûUer, un Lenz, un Wagner,
qui se livraient dans leurs drames à de titaniques fureurs? Non,
certes; mais la révolution était commencée : on démolissait les bas-
tilles sous forme allégorique et idéale; presque tous les héros de leurs
drames sont de hardis aventuriers qui, au nom du droit naturel, se
constituent justiciers suprêmes et réforment une société inique. Aucun
scrupule ne les arrête : vols, crimes, et les crimes même les plus
Tils, tous les moyens leur sont bons. Une année avant l'apparition
des Brigands, un compatriote de Gœthe, un homme qui était, comme
Schiller, l'admirateur passionné de Jean-Jacques Rousseau , Maxi-
milien Elinger, donnait un drame intitulé les Escrocs. Un jeune
homme, fils d'un riche négociant, est Chassé de chez son père par les
intrigues et les calomnies d'un aventurier qui veut usurper sa place ;
devenu aventurier à son tour, il tombe, de chute en chute, dans une
compagnie d'escrocs qui exploitent sur les tapis verts la cupidité des
joueurs. Il est bientôt le roi des filous et remue les pièces d'or à
pleines mains. Devinez-vous ce que le poëte va faire de ce per-
sonnage avili? Un demi -dieu réformateur du monde. Le héros
de Klinger exerce, les cartes à la main , une sorte de justice so-
ciale; il ne vole que les riches, et si ces riches qu'il dépouille ont
eux-mêmes dépouillé leur prochain, comme il triomphe en vidant
leur bourse! Quant aux pauvres, aux malheureux, à ceux qui ne
jouent que par désespoir et pour demander au sort la réparation des
injustices humaines, notre escroc, s'attribuant le rôle d'une provi-
dence terrestre, les renvoie du jeu les mains pleines. N'est-ce pas
amsi que François Moor, dans le drame de Schiller, a chassé son
frère de la maison paternelle ? N'est-ce pas ainsi que Charles Moor, à
la tète de ses bandits, exerce la justice dans les forêts de la Bohême et
sur les montagnes du Danube? Schiller ne connaissait pas les Escrocs
de Klinger; il n'avait pas lu un seul de ces drames où Lenz, Wagner,
23S GŒTBB ET SCHILLER.
Frédéric Muller et tant d'autres exprimaient tumullueusemeiit les
sourdes colères de rAtlemagne. De toute cette littérature fiévreuse
de 1770 à J780, quelques livres senlemeat étaient tombés entre ses
mains : le Gœtz et le Werther de Gœtbe, les principaux drames de
Lessing, le Jules de Tarentey de Leisewitz; je ne parle pas de
VVgolin de Gerstenberg, un peu antérieur à cette période (i768),
drame violent, informe, et qui dut son succès à Timitation de
Shakespeare bien plutôt qu a des inspirations révolutionnaires. Les
œuvres de Jean-Jacques, les biographies de Plutarque, voilà surtout
les lectures qui enflammaient Tàme de Schiller* Mais n*y a4-il pas
dans le génie une puissance divinatrice? Ces colères qui oouvairat
dans Fombre^ ces murmures, ces cris étouffés, ces transports de la
fièvre, le poëte semble avoir tout entendu au fond de son cloître. On
dirait qu'il a recueilli toutes ces plaintes, et que, chargé de les expri^
mer publiquement, il a jeté, au nom de plusieurs milliers d'hommes,
cette clameur formidable.
Le drame de Schiller, malgré tant de scènes impossibles, est si
bien en rapport avec la situation générale des esprits que la critique
a pu faire des rapprochements singuliers entre les inventions da
poëte et les événements de 89. <£ La génération à laquelle Schiller
adressait son drame, dit M. Gustave Schwab, n avait pas encore dis-
paru de la scène , qu'on vit se lever dans un pays voisin et bientôt
dans le monde entier des hommes pareils aux compagnons de Charles
Moor, des hommes qui pouvaient dire comme lui : Mon ceuvre^ c*e$t
d exécuter la loi du talion; mon métier, c'est la vengeance. » On
sait les paroles que prononce François Moor, lorsqu'il prend posses-
sion de la seigneurie de son père : « Un jour, je le jure, j'amènerai
les choses à ce point dans mes domaines, que les pomnaes de terre et
la petite bière soient le régal des jours de fête , et malheur à qui se
présentera devant moi avec des joues vermeilles ! La pâleur de la
misère, l'effroi livide de l'esclavage, voilà les couleurs que j'aime; je
vous habillerai de cette livrée-là. » Ce cri de haine rappelle à
M. Schwab celui que poussa le financier Foulon pendant la iamine
de 89 : <c S'ils ont faim, qu'ils broutent de Therbel... Patience 1 que
je sois ministre , je leur ferai manger du foin. Mes chevaui en man-»
gent. » Et se rappelant alors tout ce qui suivit, Foulon, arrêté par k
peuple, traîné à pied jusqu'à Paris^ avec une botte de foin sur le dos»
un bouquet d*orties à la main, un collier de chardons au oou, puia
pendu et décapité en place de Grève^ il se demande si ce ne sont pas
GŒTHfi ET SCHILLER. 239
là des emprunts que la réalité a faits à la poésie des Brigands*
«Douze ans après Tapparition de sa poésie, ajoute le biographe,
Schiller fut nommé citoyen français par un décret de la Convention
nationale ' • » Ces rapprochements font bien comprendre tout ce qu'il
y avait d'originalité et de puissance dans ce drame désordonné, yéri-
table prédiction du génie, peinture anticipée d'une catastrophe inéyi-
table. II y en a un antre cependant que M. Schwab a oublié, et
^qui achève de peindre Tinspiration du poète: Lorsque Charles Moor,
à la dernière scène du drame, dépose le commandement, lorsqu'il
congédie les exécuteurs de ses vengeances et qu'il s'écrie avec déses-
poir : c( Oh! malheur à moi, misérable fou, qui ai cru pouvoir per-
fectionner le monde pai* le crime et rétablir les lois par l'anarchie!
J'appelais cela vengeance et justice. Je m'arrogeais le droit, ô Provi-
dence ! d'aiguiser ton glaive ébréché et de réformer tes sentences par-
tiales. Mais, ô vanité d'enfant! me voilà au bord d'un gouGPre, au
bord d'une vie abominable, et je reconnais aujourd'hui, avec des
grincements de dents, avec des hurlements de douleur, que deux
hommes tels que moi renverseraient de fond en comble l'édifice du
monde moral. Grâce pour l'enfant qui a voulu usurper ton pouvoir!
A toi seule appartient la vengeance. Tu n'as pas besoin de la main de
l'homme. Sans doute, je ne saurais pkis rappeler le passé : ce qui est
détruit est détruit; ce que j'ai renversé ne se relèvera plus jamais, non,
jamais plus... mais il me reste encore un moyen de réparer l'ordre
troublé... » Lorsque Charles Moor, disais-je, s'élève ainsi au-dessus
de lui-même, ne croit-on pas entendre le noble Schiller du temps de
la révolution, celui qui jugeait l'Assemblée constituante avec une
raison si ferme, celui qui écrivait à Kœrner, le 21 décembre 1792 :
a Je ne puis résister à la tentation de me mêler au procès du roi. Cette
entreprise me paraît assez importante pour occuper la plume d'un
honmie raisonnable; un écrivain allemand qui élèverait dans cette
affaire une voix éloquente et libre produirait sans doute quelque
impression sur ces cerveaux en délire. »
Le drame des Brigands était déjà terminé lorsque Schiller quitta
l'aeadànie de Charles. Croyez-vous que le poète sent libre enfin?
Nen, il est libre dans Stuttgart, libre de courir les tavernes, de s'oi»*
trer avec sea compagnons, de s'abandonnera la fougue des sens pour
I. M» Gustave Schwab se trompe; C6 décret, on le verra plus Loin» n'a pas
été Toté par la Convention mais par l'Assemblée législative.
240 ' GOETHE KT SCHILLER.
se dédommager de la contrainte du cloître, ce sont là les résultats
ordinaires d'une compression étouffante; mais si, dans cette crise
périlleuse % ses passions peuvent se déchaîner, sa pensée est encore
sous le joug. L'étudiant de la Karls-Schule, devenu chirurgien mili-
taire, est toujours soumis à une tyrannique surveillance; écrire,
publier, faire représenter une œuvre comme ce drame des Brigands j
assurément , pour le chirurgien du duc de Wurtemberg , c'est un
acte de révolte.
Mais que de joies dans cette révolte ! Ses amis, Petersen, Hovbd,
Scharffenstein , s'associaient à toutes les émotions de la lutte. Une
verve belliqueuse les animait tous. Au moment où Schiller prépa-
rait l'impression de son drame, on délibéra sur la vignette qui devait
orner la première page ; un des élèves de la section des beaux-arts à la
KarlS'Schule avait offert son burin à l'auteur des Brigands. On avait
choisi d'abord la scène où Charles Moor apprend les cruautés com-
mises par Franz sur son vieux père, et, appelant tousses compagnons,
les excite à la vengeance ; on se décida eilsuite à représenter un lion
furieux , la crinière hérissée, les yeux jetant des flammes, avec celte
légende au-dessous : In iyrannos. Les deux vignettes furent gravées,
la scène de Charles Moor pour la première édition, et pour la seconde
1 . Heureusement la crise ne fut pas longue. Madame Caroline deWolfzogen,
qui en parle à mots couTerts, nous dit que la liberté morale cliez le noble
po6te ne tarda pas à triompher des sens. Schiller habitait alors dans la maison
d'une certaine dame Vischer^ dont la réputation était légèrement équivoque.
11 y avait loué une chambre au rez-de-chaussée qu'il occupait en commun
avec un de ses camarades, le lieutenant Kapff, bon vivant, joyeux compa-
gnon, mais de mœurs assez grossières. Ces influences auraient pu être fu-
nestes s'il n'y en avait eu d'autres pour les combattre, a Le Toisinage de sa
famille, — c'est madame de Wolfzogen qui parle, — le voisinage de sa fa-
mille qui demeurait à la Solitude, et à laquelle il était cordialement attaché,
le désir de ne pas tromper ses espérances, surtout un avertissement de sa
mère prononcé avec l'accent si doux de la plus vive tendresse, ce fut assez
pour réprimer ces entraînements juvéniles et rétablir l'équilibre dans l'âme
du poète. » Je dois ajouter que M. Emile Palleske a protesté contre les pa-
roles de madame de Wolfzogen et surtout contre les interprétations qui les
aggravent. Selon M. Palleske, les débauches reprochées à Schiller seraient
simplement des gaietés d'étudiant; sa jeunesse aurait été aussi pure qu'ar-
dente et impétueuse. Peut-être ne faut-il chercher les excès dont on parle
que dans les premiers vers du poète, dans ces fougueuses strophes à Laure,
qui, voulant exprimer l'amour, ressemblent par instants aux cris désordon-
nés de l'instinct.
GOETHE ET SCHILLER. 241
rimage du lion qui s'élance. Dans la troisième édition, qui suivit de
près les deux premières, la vignette fut encore modifiée ; au lieu du
lion partant en guerre , c*était le lion victorieux, terrassant et déchi-
rant une bête féroce , laquelle représentait sans doute ces tyrans
signalés dans l'inscription latine. On voit que Schiller et ses amis
prenaient au tragique leur proclamation de la guerre sociale. C'était
bien le révolutionnaire de vingt ans, qui, tout plein des souvenirs
de Jean-Jacques et lui enviant ses triomphes, avait dit un jour à
Scharffenstcin : « Je veux écrire un ouvrage qui soit digne d'être
brûlé par la main du bourreau. »
La première édition, imprimée aux frais de Schiller, ne portait
pas le nom du poëte ; on y lisait ce simple titre : Les Brigands, pièce
de théâtre. Francfort et Leipzig^ 1781. C'était un petit volume
in-16, extrêmement rare aujourd'hui, et qu'on paye au poids de l'or.
On ne le recherchait pas si avidement en 1781. Le jour où Schiller
en reçut les premiers exemplaires, ce fut une véritable ivresse chez
les poétiques révoltés de Stuttgard ; mais bientôt, quand d'autres
Tohunes arrivèrent , quand il y en eut de longues colonnes alignées
dans sa chambre, on le voyait souvent, ses compagnons nous le disent,
contempler avec un dépit tragi-comique ses bataillons immobiles.
Ce drame qui devait bouleverser le monde allait-il donc rester enfoui
dans une mansarde? Patience ! l'heure de la bataille n'est pas loin.
Un libraire de Manheim, M. Schwan, à qui Schiller a envoyé plu-
sieurs exemplaires des Brigands^ est frappé de cette inspiration auda-
cieuse et s'empresse de faire lire le drame à l'intendant du théâtre ,
M. le baron de Dalberg. Une correspondance s'engage entre l'inten-
dant et le jeune poëte; Schiller emploie plusieurs mois de l'an-
née 1781 à refaire sa pièce pour le théâtre de Manheim. Il eût
mieux aimé, c'est lui-même qui nous le dit , en composer une toute
nouvelle, mais il fallait bien se soumettre aux exigences du direc-
teur, pour affronter enfin la grande épreuve : il se soumet, non sans
gronder, et cette soumission ne l'empêche pas de maintenir sur bien
des points sa conception première. Après bien des luttes, la pièce
remaniée par l'auteur est apprise, répétée, mise en scène, prête enfin
à paraître devant le public aux premiers jours de l'année 1782.
Le 13 janvier, on lisait à tous les coins de rue de Manheim une
affiche de théâtre ainsi conçue : Les Brigands , tragédie en sept
actes j refaite pour le théàti'e par Fauteur, M. Schiller. A l'affiche
était jointe une proclamation écrite par Schiller et corrigée par Dal-
Tome X . — 3 8* Ti^raison. I B
242 GŒTHE ET SCHILLER.
berg, dans laquelle le poëte expliquait aux spectateurs Fintentioa
morale de sa pièce. Au moment où. il allait frapper un coup si fort
sur la société de son époque « Fauteur des Brigands évoquait arec
une confiance hardie Fidée de la Providence. « Nul ne sortira de ce
spectacle, s'écriait-il , sans avoir appris que la main de la Providence
sait employer même un coquin à Taccomplissement de ses décrets, et
qu'elle peut dénouer d'une façon surprenante les nœuds les plus em-
brouillés du destin. » Cette affiche, celte proclamation solennelle,
tout annonçait un événement. Il y avait déjà quelques semaines que
l'attention publique était vivement excitée; on savait que l'élève de la
KarlS'Schule avait écrit un drame d'un genre tout nouveau ; on savait
que les premiers artistes de l'Allemagne lui prêtaient leur concours,
et l'on voyait déjà dans cette représentation des Brigands le signal
d'une révolution littéraire. De toutes les villes voisines une foule
immense était accourue. Le spectacle avait été annoncé pour cinq
heures précises; dès une heure de l'après-midi, la salle était pleine.
Enfin la toile se lève, Franz Moor est en scène et la ténébreuse intri-
gue se déroule : or, soit que les acteurs fussent un peu émus de cette
affluence extraordinaire, soit que les exigences des spectateurs fussent
accrues par les bruyantes annonces de la pièce , soit plutôt que le
public ait eu besoin de s'accoutumer peu à peu aux inventions vio-
lentes du jeune poète , les trois premiers actes ne produisirent pas
tout reflet qu*on avait attendu; mais que dire des quatre autres? Us
dépassèrent tout ce qu'on pouvait espérer. Le public était pris; tous
les cœurs battaient à l'unisson de cette poésie véhémente, et les exa-
gérations du dialogue disparaissaient, pour ainsi dire, au sein de l'é-
motion universelle. IfQand , si célèbre depuis cette date , et qui n'a-
vait alors que vingt-six ans , interpréta d'une façon magistrale le
personnage de Franz Moor. Boeck fut admirable dans le rôle de
Charles; il était seulement un peu trop petit, au gré de Schiller,
pour un chef de brigands. Madame Toscani sut exprimer selon
l'idéal du poëte la généreuse et touchante figure d'Amélie. Beil et
Meyer, qui représentaient les compagnons de Charles Moor, contri-
buèrent vaillamment au succès. Prescpie tous étaient sortis de l'école
du grand comédien Eckhof, qui, sous l'influence de Lessing, avait
fait toute une révolution dans l'art dramatique des Allemands.
Eckhof était à la fois un acteur inspiré et un critique d'un ordro
supérieur : « Le premier, dit Nicolaï, il se mit à étudier les œuvres
dramatiques de tous les peuples d'après les mœurs de ces peuples
GŒTHE ET S€HILLEB. 243
mêmes, et à les interpréter chacune d*une façon différente; méprisant
cette déclamation théâtrale qui s'avance toujoui^ couverte de clin-
quant et guindée sur des échasses, il cherchait à reproduire Taccent
vrai de la nature. Il introduisit dans la tragédie un ton simple , éga-
lement propre à exprimer la dignité de Tâme et la délicatesse des
sentiments, et ce ton, il sut merveilleusement en graduer toutes les
nuances , en fixer toutes les notes , depuis la sentence la plus fami-
lière jusqu'aux cris les plus ardents de la passion... Ce grand homme
léfonna de fond en comble tout le Ihéâtre de Hambourg, et y ins-
troisit à son exemple un grand nombre d'excellents comédiens ; tous
les acteurs , toutes les actrices sur lesquels on peut compter aujour-
d'hui pour le perfecticmnement de l'art , se sont formés à Hambourg
ou d'après les comédiens de Hambourg ^ d Ces détails ne sont pas
inutiles; si les acteurs de Manheim avaient appliqué l'ancienne
déclamation à l'œuvre révolutionnaire du jeune poète, ils l'eussent
rendue ridicule et burlesque. Ce n'est pas assez de l'inspiration
ardente de SchiUer et de la fiévreuse agitation de l'esprit public pour
expliquer le succès extraordinaire des Brigands; il faut se rappeler
ces disciples de Lessing et d'Ëckhof , ces comédiens sincères , amou*
reux du naturel , habitués à reproduire le mouvement vrai de la vie ,
et qui , en atténuant les fautes du drame', y mettaient l'empreinte
d'une réalité poignante.
Schiller inconnu à tous, excepté à deux ou trois amis, assistait
dans une loge au triomphe de son œuvre. Pour goûter une joie si
légitime, il avait été obligé de tromper la surveillance de ses chefs et
devioler la discipline. Le duc Charles, mécontent déjà de la publi-
cati(Hi des Brigands , ne lui eût certainement pas permis de partir
pour Manheim. Dans le courant de l'année 1781, le bruit s'étant
répandu que Schiller négligeait la médecine et songeait à se faire
oonédien, ses supérieurs, au nom du souverain, lui avaient signifié
on avertissement qui contenait une menace. On lui ordonnait de se
conformer plus exactement désormais aux exigences de son service et
de ne pas s'exposer à des reproches comme par le passé; ce sinon ,
ajoutait l'avertissement ducal , M. Schiller ne pourrait imputer qu'à
liû-mème les mesures désagréables qu'on serait obligé de prendre
I. J'emprunte cette citation à Texcellente EisMredu théâtre allemandy de
M. Robert Prutz. Vorksungen ûber die Gesckichte des deutschen ThecOers, vùn
R. PrutsL 1 vol. Berlin, 1847. Voy. page 350.
344 GCETHE ET SCItlLLER.
contre lui. » Le maître qui parlait de la sorte aurait-il pu autoriser
le voyage de Schiller à Manheim? Lui en faire seulement la de-
mande, c'eût été le brafer ea lace. Schiller partit secrètement, et
revint quelques jours après, sans que personne eût soupçonné sou
absence. Il revint, comme on pense, enivré de son triomphe, l'imagi-
nalion enflammée et toute remplie de projets. Ce premier contact
avec la réalité, ses conversations avec les comédiens, cette étude com-
parée du public et du théâtre, toiit cela redoublait son ardeur.
Maintes idées , maintes figures vivantes se levaient autour de lui. Un
cortège de visions dramatiques accompagnait ses pas. Désormais, il
avait conscience de son génie, il se sentait poète et appelé à régner dn
haut de la scène sur les liommes-de son temps. Régner! régner!
Hélas! ce roi futur n'est pas libre. Le voilà de retour à gtuttgart,
voilà le poète redevenu chirurgien de régiment, et le duc Charles loi
a dit :k Je vous défends de rien publier à l'avenir sans m'avoir soumê
votre travail; je vous défends de faire imprimer aucune œuvre poéti-
que. » Schiller voudrait se soustraire àce joug odieux, déposer l'uni-
forme, s'enfuir, puisqu'il le faut, et redevenir un homme : le peut-il?
Ud scrupule arrète cette âme loyale. C'est gratuitement qu'il a été
élevé dans l'académie de Charles ; n'est-il pas engagé envers le duc,
et tenu de consacrer à son service l'instruction qu'il lui doit? Qu'il
lâche donc de se soumettre. Mais quoi ! le joug est bien dur, la souf-
france est de toutes les heures. S'il veut assister à la seconde repré-
sentation des Brigands (et cette seconde représentation, ajournée
depuis plusieurs mois, préparée avec un soin nouveau , attendue par
une foule impatiente, va être un bien aulre événement encore que la
première); s'il veut y assister, il faut qu'il se dérobe à tous les
regards, comme s'il méditait un mauvais coup. Précaution inutile.
Le duc Charles apprend bientdt que Schiller est allé en cachette à
Manheim ; il le mande au château , lui renouvelle dans les termes
les plus sévères la défense de publier aucune œuvre de poésie, lui
nterdit tout rapjiort, toute communication avec l'étranger, (l'élraD-
;er ! une ville allemande ! une cité des bords du Rhin ! ] puis il lui
lonne l'ordre de se rendre au corps de garde principal, de remettre
<n épée, et de garder les arrêts pendant quinze jours. Ce n'est pas
lut. Il y avait dans le Wurtemberg une prison d'Élat, la forlcresse
Hohenasperg, où le duc Charles tenait enfermés des hommes que
vénérait Schiller. Un des plus illustres compatriotes de l'auteur des
~^rigands, l'impétueux Scbubart, expiait depuis trois ans, dans les
GOETHE ET SCHILLER. 245
cachots d'Hohenasperg, ses hardiesses de poète et de publieîste.
Tandis que Schiller gardait les arrêts, du l*' au IS juillet 1782, ne
devait-il pas se croire déjà condamné à partager le sort de Schubart?
A cette pensée, tous ses anciens scrupules s'évanouissent ; il quittera
ce sol odieux, où il ne lui est pas permis de suivre l'impérieuse voca-
tion de son âme.
Le 22 septembre 1782, par une brillante soirée, tandis que le duc
Charles recevait magnifiquement le grand-duc Paul de Russie, qui
venait d'épouser sa nièce , la jeune et belle princesse Marie de Wur-
temberg, tandis que les bois de la Solitude retentissaient encore des
bnfares du cor, des aboiements des chiens et des cris joyeux de l'hallali,
au moment où le château ducal, illuminé jusqu'au faîte, éclairait au
loin la forêt, et que, princes et gentilshommes, électeurs, ducs et
grands-ducs , se pressaiept autour du jeune couple impérial , une
modeste cariole sortait de Stuttgart, vers'dix heures, parla porte d'Ess-
ling. — Qui êtes-vous? demanda un factionnaire. — Le docteur
Ritter et le docteur Wolf , répondirent deux Toix qu'un observateur
soupçonneux aurait trouvées peut-être assez mal assurées. — Passez !
— La voilure continua sa route; les deux voyageurs, immobiles,
silencieux , la poitrine oppressée, semblaient épier quelque péril dans
l'ombre. Vers minuit , quands ils furent arrivés sur les hauteurs qui
dominent la vallée, ils se serrèrent la main et échangèrent quelques
paroles. Le docteur Ritter, c'était le poëte des Brigands; le docteur
Wolf, c'était un compatriote de Schiller, un musicien, plus jeune
que lui de deux années et qui le vénérait comme un maître. André
Streicher, tel était son nom, devait partir au printemps de l'année sui-
vante pour aller auprès d'Emmanuel Bach, le second fils de Tillustre
Sébastien , qui dirigeait l'orchestre de Hambourg.' Indigné du joug
qui pesait sur son ami, inquiet du sort que lui réservait le duc
Charles , l'ardent musicien avait avancé de six mois son voyage afin
de faciliter la fuite du poète. Au moment où ils allaient dire adieu
aux vallées du Wurtemberg, une angoisse inexprimable s'empara du
coeur de Schiller. Le château de la Solitude , étincelîtnt de lumières,
brillait au milieu des bois.r A la clarté de l'illumination , il montra à
André Streicher le logement qu'occupait sa famille : « 0 nia mère ! »
s'écria-t'il avec un sanglot étoufie, et il retomba sur son banc. Enfin,
après plus d'un jour de marche, dans la matinée du 24 septembre,
les deux fugitifs arrivaient à Manhl;im.
Nous possédons de bien touchants détails sur la vie du poëte après
246 GCETHE ET SCHILLER.
sa fuite de Stuttgart. André Streicher a raconté lui-même les aren-
tures de ce voyage , et celles des mois qui suivirent , dans quelques
pages d'une simplicité eipressive. Des biographes minutieusement
exacts ojA suivi de semaine en semaine et presque de jour en jour les
destinées errantes des deux amis. Que d'illusions d'abord , et bientôt
que de misères ! — a Celui qui jamais n'a mangé son pain trempé de
larmes, celui qui jamais , pendant des nuits pleines d'angoisses , ne
8*est assis sur son lit en pleurant, celui-là ne vous connaît pas, ô puis-
sances célestes ! » — ■ Ces vers, que Goethe a insérés dans Wilhebn
Mets ter ^ semblent avoir été écrits pour la jeunesse de Schiller; ils
pourraient servir d'épigraphe à son histoire. Si je me proposais de la
raconter ici , cette histoire héroïque et touchante des illusions , des
luttes, des défaillances, des fureurs misanthropiques et finalement
des sérieuses et victorieuses inspirations du poète , je le montrerais
avec son petit bagage , pourvu de quelques florins à peine , tantôt en
compagnie d'André Streicher, tantôt seul , allant frapper à bien des
portes, essayant de se créer une destinée indépendante, puis aban-
donné par de faux amis, rebuté par le sort, doutant de lui-même,
mangeant tm pain trempé de larmes^ passant de longues nuits
pleines d'angoisses à pleurer sur son lit , jusqu'au jour où une
femme d'élite, une noble et généreuse patronne lui ouvre sa demeure
hospitalière ; jusqu'au jour plus heureux encore où une jeune fille,
digne de lui , devient la compagne de son existence , jours bénis où
son génie se relève , où son inspiration pénètre peu à peu en des
domaines supérieurs, où, passant de la poésie de sa jeunesse à une
philosophie virile et de cette philosophie à une poésie plus haute, il
peut s'écrier avec Goethe : Je vous connais ^ ô puissances célestes!
Yoilà, en résumé, l'histoire de Schiller depuis la nuit du 22 sq>-
tembre 1781 jusqu'à cette année 1794, où commence son amitié avec
le grand poète de Weimar. Pour retracer toutes les péripéties de cette
douloureuse et vaillante période, un volume ne suffirait pas; mar-
quons du moins les dates principales, et signalons en quelques traits
les transformations décisives.
Lorsque Schiller prit le parti de s'enfuir du Wurtemberg, il a^ait
!• Wer nie sein Brod mit Traenen ass,
>Ver nie die kummervoUen Naechte
Auf seinen BeUe ^weinend sass,
Der kennt euch nicht, ihr himmlischen Haechte.
(WilhelmMeisters Lehrjahre; llv. H, chap. znx.)
GŒTHE ET SCHILLER. 247
déjà ccmçu le plan de deux autres drames qui de^aieut étre^ sous une
forme bien différente, la continuation de Tœuyre entreprise dans les.
Brigands. Nous avons dit avec quelle passion Schiller lisait les écrits
de Jean-Jacques Rousseau ; un mot de Jean-Jacques, sur la conjura-
tion de Fiesque, lui inspira Fidée de mettre cet événement sur la
scène. Les Brigands étaient un cri de révolte contre la société tout
entière; la conjuration de Fiesque, dans la pensée du poëtc, devait
être un drame républicain. Il avait ébauché ce drame à Stuttgart, il le
termina en 1783, dans le petit village d'Oggersheim, où il avait
cherché un refuge aux environs de Manbeim. Froidement reçu par
Dalberg, qui craignait de se brouiller avec le duc Charles, toujours
80US le coup d'une menace d'extradition et voyant en perspective
l'odieuse forteresse où languissait Schubart, obligé de se cacher sous
de faux noms \ inquiet, irrité, on comprend dans quelle disposition
d*esprit Schiller traça les scènes ardentes de la Conjuration de Fiès^
que^ et surtout le caractère du républicain Yerrina. L'autre drame,
ébauché aussi à Stuttgart , et qui portait alors le nom de Louise
Miller ^, était aussi une œuvre toute frémissante de passions belli-
queuses. Si la société politique est prise à partie dans la Conjuration
de Fiesque^ c'est à la société civile que s'attaque l'auteur de Louise
Miller^ et les deux pièces se rattachent manifestement à ce drame des
Brigands^ où toute la société d'avant 89, société politique ou civile,
peu importe, est ébranlée avec une titanique fureur. Ces trois drames,
conçus et exécutés sous la même inspiration, écrits tous trois en prose,
dans cette même prose violente, tumultueuse, sincèrement empha-
tique, forment une sorte de trilogie révolutionnaire. Des critiques
ont indiqué de singuliers rapprochements entre maintes scènes des
Brigands et certains épisodes de la révolution française; on pourrait
frire le même travail sur Louise Miller ei la Conjuration de Fiesque.
Ce comte de Fiesque, si acharné au renversement des Doria, et tou-
jours si brillant, si aristocratique, au milieu des emportements de la
lutte, n'^t-ce pas, si l'on veut, le comte de Mirabeau dans les der-
niers mois de sa carrière? Ne dirait-on pas même, à de certains
1. Au sortir de Stuttgart « il avait pris le nom du docteur *Ritter; à Man-
beim, à Oggersbeim, il se faisait appeler le docteur Schmidt.
2. Louise Miller était le nom primitif du drame, le nom choisi par Schil-
ler. C'est plus tard, au moment de la représentation , que Tacteur Iffland
conseilla au poëte un autre titre, et que Louise Miller devint In^ngtie ei
ÀsnouT.
248 GOETHE ET SCHILLER. #
moments, quelqu'un des jacobins de 90, un Duport ou un Barnave?
Derrière Mirabeau^ derrière les premiers jacobins, il y a les girondins
qui s'ayancent; c'est Verrina, surveillant lecomtedeFiesque. Seule-
ment l'histoire est bien autrement complète que la création du poète;
lorsque le comte de Fiesque accepte la dignité souTcraine dans cette
république de Gènes, qu'il a délivrée du joug des Doria, Yerrina le
tue, et son rôle est Gni. Sur la scène de la révolution, ce n'est pas
ainsi que finissent les hommes auxquels on peut comparer le Verrina
de Schiller. Après le 10 août, Yerrina eût lutté contre les despotes
de la Terreur, et serait mort en 93 sur l'échafaud des girondins. Et
que dire de Lotiise Miller? Un historien habile, M. Hiilebrand, y
voit la préface poétique de la révolution de 89. Je ne sais si le baron
Ferdinand de Walter peut être appelé un Mirabeau bourgeois, conoime
le veut le même critique, mais "ces révoltes contre l'inégalité des
conditions, cette véhémente revendication des droits de Thomme, ces
outrages aux classes supérieures, cette sincérité de haine avec laquelle
il aperçoit partout le crime et l'infamie chez le représentant de la
noblesse, partout la vertu chez le plébéien, ne sont-ce pas là les ins-
pirations qui fermentaient en Europe à la veille de 89, et qui allaient
éclater sous maintes formes, en ce tragique renouvellement du
monde? Plus tard, après 89, quand Schiller se sera élevé à un idéal
plus pur ; quand il sera entré dans les domaines supérieurs de la
pensée, et qu'il jugera avec une raison si ferme les révolutions de 92
et de 93, il voudra remanier ces trois premiers drames de sa jeunesse,
il essayera d'atténuer les exagérations du fond, les violences du style,
de faire disparaître ce que ses admirateurs eux-mêmes ne craignent
pas d'appeler des caricatures de la société. Vaine tentative! ces dra-
mes sont des dates; vouloir les corriger, c'est altérer l'histoire; sint
ut sunt^ aut non sint. Goethe lui-même, consulté par Schiller, fut
d'avis qu'on n'y devait rien changer, ce II faut, disait-il, les livrer à la
postérité, tels qu'ils sont sortis d'une inspiration violente. »
La Conjuration de Fiesque avait été terminée dans l'auberge
d'Oggersheim, aux mois d'octobre et de novembre 1782. Quelques
semaines après, vers le milieu de décembre, Schiller trouvait on
asile à Bauerbach, dans la demeure hospitalière de madame de Wol-
, frogen. Ce joli domaine de. Bauerbach est la première des stations
heureuses dans cette vie errante du poète. Jean-Jacques Rousseau,
en son pauvre ménage de la rue de la Plâtrière, écrivait un jour ces
lignes empreintes d'un regret si doux : ce De toutes les habitations
GOETHE ET SCHILLER. 249
OÙ j*ai demeuré (et j*en ai eu de charmantes) aucune ne m'a rendu
si yéritablement heureux et ne m'a laissé de si tendres regrets que
111e Saint-Pierre, au milieu du lac de Bienne. Cette petite île, qu'on
appelle à Neufchâtel l'île de La Motte, est bien peu connue, même en
Suisse. Aucun voyageur, que je sache, n'en fait mention. Cependant
elle est très-agréable et singulièrement située pour le bonheur d'un
homme qui aime à se circonscrire... Les rives du lac de Bienne sont
plus sauvages et romantiques que celles du lac de Genève, parce que
les rochers et les bois y bordent l'eau de plus près ; mais elles ne sont
pas moins riantes. S'il y a moins de cultures de champs et de vignes,
moins de villes et dé maisons, il y a aussi plus de verdure naturelle,
plus de prairies, d'asiles ombragés de bocages, des contrastes plus
fréquents et des accidents plus rapprochés. Comme il n'y a pas sur
ces heureux bords de grandes routes commodes pour les voitures, le
pays est peu fréquenté par les voyageurs; mais il est intéressant pour
des contemplatifs solitaires qui aiment à s'enivrer des charmes de la
nature et à se recueillir dans un silence que ne trouble aucun bruit
que le cri des aigles, le ramage entrecoupé de quelques oiseaux^ et le
roulement des torrents qui tombent de la montagne. » Schiller, em-
pruntant les expressions de ce Jean-Jacques qu'il aimait tant et qu'il
a chanté en beaux vers, aurait pu dire à son tour : « De toutes les
habitations où j'ai demeure, et j'en ai eu de charmantes, aucune iie
m'a rendu si véritablement heureux et ne m'a laissé de si tendres
regrets que le domaine de Bauerbach. » Bauerbach, Gohlis, Dresde,
Loschwitz, Rudolstadt, Iéna,Weimar, vous avez accueilli le généreux
poète à des phases diverses de sa vie, et l'on peut dire qu'à chacun de
Tos [noms est attaché le souvenir de l'une de ses victoires morales :
mais le plus doux de ses souvenirs, c'est celui-ci ; la plus précieuse
de ses victoires, c'est celle qu'il remporta pour la première fois sur
lui-même, lorsque, dans cette solitude amie, entouré de soins mater-
nels de sa noble patronne, réconcilié avec le genre humain, il renonça
enfin à son inspiration misanthropique et consacra le nouvel idéal de
sa pensée purifiée dans le généreux drame de Don Carlos.
Don Carlos est à la fois le couronnement de la première période,
dans la carrière dramatique du poète, et le signal d'une période toute
nouvelle. Des critiques allemands ont vu dans le choix de ce sujet le
pressentiment et comme l'annonce de cette poésie plus haute que l'au-
teur de Wallenstein et de Guillaume Tell devait faire épanouir si
rigoureusement sur le sol fécond de Thistoire. La remarque n'est pas
250 GOETHE ET SCHILLER.
juste ; on sait aujourd'hui que rien ne fait soupçonner dans œ besu
drame l'art supérieur de Guillaume TelljdiàeWallenstein. Le carae-
tère du fils de Philippe II, très-curieusement éclairé par la critique
de notre temps ^, est en contradiction absolue avec celui que le poëie
allemand lui a prêté. Schiller s'inquiétait fort peu de construire son
drame sur le fondement de la réalité ; l'union du réel et de l'idéal
n'était pas encore un des principes de sa philosophie de l'art ; don
Carlos était pour lui, au même titre que lé marquis de Posa, une
figure tout idéale, une personnification abstraite, c'est-à-dire un être
sorti de^son cerveau, et tel était chez le poète inspiré le dédain de la
vérité exacte, que, confondant l'orthographe espagnole avec celle de
la langue portugaise, il estropia longtemps le nom même de son
héros^. Or, que représentent ces figures idéales, don Carlos et sur-
tout le marquis de Posa? Elles représentent le mouvement d'idées
inauguré par Charles Moor, Verrina, et Ferdinand de Walther; seu-
lement, avec quelle noblesse d'âme ils accomplissent leur rôle ! Qudlef
sérénité d'enthousiasme! Quelle patience! Quelle foi dans l'aTenir!
Charles Moor, Yerrina, Ferdinand veulent renouveler par la violence
une société perverse; le marquis de Posa dit simplement à Philippe II:
ce Ce siècle n'est pas mûr pour mon idéal. Je suis citoyen des ^es qui
viendront^. » Charles Moor jette l'injure au vieux monde qui doit
périr. Posa salue avec amour le monde régénéré. Le souverain qu'il
a voulu former, et qu'il aperçoit déjà ea imagination, « sera le roi
d'un million de rois. » Quand il va mourir, afin de conserver don
Carlos à l'Espagne : a Dites-lui, s'écrie-t-il en s'adressant à la reine,
•— dites-lui de réaliser notre rêve, cette divine conception de notre
amitié, le rêve hardi d'une société nouvelle... Dites-lui de respecter
les songes de sa jeunesse, quand il sera devenu homme... Dites-loi
que je dépose en soi^ âme le bonheur du genre humain. » Le mar-
quis de Posa est donc un Charles Moor purifié, et si le poëte en si
1. Voyez la savante et ingénieuse étude de M. Prosper Mérimée : UHtstO"
rien Prescott. ^Philippe II, et don Carias,
2. « Pendant longtemps, dit M. Gustave Schwab, Schiller écrivit : ékm Car-
los, m {Schiller'sLeben,von Gustav Schwab, i voL Stuttgart, 1840, p. 159).
3. Das Jabrhundert
Isl meinen Idéal nicbt reif. Ich Lebe,
Ein Bûrger dereri vrelche kommen werdeo*
{DonCarlos, acte III, se. x.)
GŒTHE ET SCHILLER. 251
eu de temps a pu accomplir un tel progrès; si, d^une inspiration
misantbropique il s'est éleré sans efforts à cette sérénité bienfaisante,
c'est que ces six mois de recueillement auprès de madame de Wolf-
zogen araient suffi pour le rendre à lui-même. Les biographes du
poète nous racontent qu'il y avait à Bauerbach un type charmant de
la grâce alleipande, la fille même de la patronne du lieu, la blonde
Charlotte de Wolfzogen, et que Schiller devint amoureux de Char-
lotte. Si ce premier amour a contribué, pour sa part, à épurer Tima-
gioation de Tauteur des Brigands^ c'est un soutenir de plus qui doit
consacrer dans Thistoire de la poésie le nom de Bauerbach. Les
démons que le couvent militaire de Stuttgart av^it déchaînés dans le
cœur du poëte, c'est Tair libre et pur de Bauerbach qui les a mis en
faite. Quelques-unes des lettres qu'il écrivit à cette époque, celles-là
surtout où il parle de son drame de Don Carlos^ respirent la joie de
la délivrance. Il semble qu'il dise aux confidents de sa pensée, comme
*ce marin grec que M. Edgar Quinet entendit un jour, au milieu d'un
wage : « Amis, voyez, voyez les démons qui s'envolent ! »
Les mauvais jours cependant n'étaient pas encore passés pour Schil-
ler. Après six mois de retraite à Bauerbach, il retourne à Manheim
(juillet 1783) pour y faire jouer ses nouveaux drames. De cruelles
déceptions l'attendaient encore pendant ce second séjour à Manheim.
Enfm, le 17 janvier 1784, la Conjuration de Fiesque fut représentée.
La pièce avait été montée avec soin, mais, malgré tous les efforts du
directeur et du poëte, malgré le prologue éloquent où Schiller expli-
quait lui-même son œuvre au public, malgré le talent des comédiens,
le succès fut médiocre. C'était Boeck qui jouait le rôle de Fiesque, et
UBand celui de Verrina; tout l'art qu'ils déployèrent fut inutile, le
drame parut froid et abstrait. « Le public n'a pas compris ma Conr-
juration de Fiesque^ écrivait Schiller à un ami. Ces mots de liberté
républicaine ne rendent ici qu'un vain son . Le sang romain ne coule
pas dans les veines des habitants du Palatinat. A Berlin, la pièce a
été demandée et jouée quatorze fois en trois semaines. A Francfort
aussi, elle a été bien accueillie... » Ces jugements opposés de Man-
heim et de Berlin ont encore aujourd'hui des défenseurs dans les
rangs de la critique. Si M. Gervinus voit dans la Conjuration de
Fiesque une œuvre bien plus importante que les Brigands^ M. Gus-
tave Schveab ne craint pas de justifier les spectateurs de Manheim :
c En restant froids, dit-il, devant ces intrigues politiques, ces mono-,
iogues sans fin, ces passions de l'esprit où le cœur ne joue qu'un rôle
252 GCETHE ET SCHILLER,
seœndaire. Us firent preuve de goût et de sincérité. » Sdiitler, qui
avait hâte de réparer cet échec, fit représenter le 9 mars suivant son
drame de Ltnàse Miller, ou plutôt d'Intrigue et Amour, suivant le
nouveau titre que lui avait donné lEQand. Cette fois, le succès (ul
immense. Dès le milieu du drame, quand la toile tomba sur le second
acte, la foule électrisée se leva d'un mouvement unanime, et des
applaudissements sans fin éclatèrent de toutes paris. Ce triomphe se
renouvela sur maintes scènes; Intrigue et Amour, aussi bien que Its
Brigands, fît le tour de l'Allemagne au milieu des bravos.
On voit par ces succès et ces chutes quelles étaient alors les dispo-
siUoDS de l'esprit public : les drames révolutionnaire», mais reToIu-
tionnaires d'une façon générale, et qui s'adressaient surtout aui
sentiments, étaient préférés aux drames spécialement politiques. On
voulait des émotions violentes, exagérées, déclamatoires, et non pas
des systèmes. La révolution était dans les cœurs bien plutôt que dans
les intelligences. Lorsque Don Carlos fut joué à Maoheim, quatre
ans ajircs (1788), ce beau drame ne fut guère mieux compris que la
Conjiiration de Fiesgue. Ne disons donc pas avec M. Gustave Schwab
que les spectateurs de Manbeim firent preuve de goût le jour où ili
accueillirent sî froidement et Fiesque et Don Carlos, après avoir
applaudi avec transport les Brigands et Intrigue et Amour; ne
disons pas non plus avec M. Gervinus, que la Conjuration de Fiesgm
est une œuvre bien autrement importante que les Brigands, et que
le poète a posé dans cette pièce les fondements de sa grandeur future.
Drames bourgeois ou drames politiques, les trois premières œuvres
de Schiller forment un ensemble unique, et tous les instincts de son
génie y éclatent à la fois : même inspiration, même élan, mêmes
colères. Il ne 'faut pas, Gœthe l'a dit,. chercher à corriger de tels
ivrages; il ne faut pas davantage les diviser, les isoler l'un de
antre, chercher dans celui-ci ce qui ne serait pas dans celui-là. Us
: tiennent par des liens indissolubles; airain pur et scories, lem^e
it de Qamme a tout produit. Don Carlos seul, né d'une inspîralicHi
lus haute, donne une conclusion à cette trilogie ardente, et oune
a poète des horizons nouveaux.
Quelques mois après la représentation de Fiesque et d'Intrigue d
\mour, Schiller entreprend la publication d'un journal consacré à
Hiles les questions de théâtre. La T/talîe du Rhin {Rheinisc^ Tha-
a), tel est le titre de ce recueil. La première page est un cri de déli-
rance : le poêle, si souvent poursuivi jusque-là, par la crainte d'être
GOETHE ET SCHILLER. 253
ramené captif dans les Etats du duc Charles, se met fièrement sous
la protection du public, de ce public enthousiaste qui a salué en lui
l'interprète des générations nouvelles. « Tous mes liens sont dénoués!
s*écrie-t-il. C'est le public à présent qui est tout pour moi ; il est
mon étude de chaque jour, il est mon souverain, il est mon confident.
C'est à lui, à lui seul que j'appartiens désormais. C'est devant son
tribunal, et devant nul autre, que je comparaîtrai; il n'en est pas
d autre que je craigne et que je révère. » Ce curieux recueil, dont les
premiers numéros paraissent é\i commencement de 1785, publie de
belles pages du poète, tantôt des études de critique, des dissertations
sur Fart, tantôt des fragments de ce Don Carlos j qui était devenu,
comme il l'écrivait à son ami Reinwald, le compagnon intime de sa
vie, sa maîtresse, son amï de cœur [sein Maedchen, sein Busen-
freund). Bientôt cependant des difficultés s'élèvent entre Schiller et
Imtendant Dalberg. Fatigué de ces luttes vulgaires, Schiller prend
le parti de quitter Manheim et va recommencer une vie nouvelle à
Leipzig, où l'appellent deux de ses meilleurs amis, Koerner et Ferdi-
nand Huber. L'étudiant émancipé de l'académie de Charles, le poète
sacré par le succès, veut redevenir étudiant dans une université libre.
Puisque la poésie toute seule, dans l'Allemagne du dix-huitième
siècle, ne peut lui assurer une existence simple et digne, il reviendra
à ses études de médecine et tâchera de se créer une carrière.
Si vous passez par Leipzig, allez visiter les ombrages charmants
de la Rosenthal, et surtout, à travers ces prairies, ces bois, ces fraî-
ches eaux, dirigez-vous vers le village de Gohlis^ situé sur la droite,
à la lisière de ce beau parc ; c'est là que Schiller, dans une petite
chamSre de paysan, a passé l'été et l'automne de l'année 1785, c'est
là qu'il a composé plusieurs de ses poésies lyriques, et entre autres
ces belles strophes à la Joie :
« La Joie ! c'est le ressort puissant de Téternelle nature. C'est la Joie,
la Joie qui fait mouvoir les rouages de la grande horloge des mon-
des; c*est elle qui fait sortir les fleurs de leur germe et les soleils
da firmament; elle roule des sphères dans les espaces que ne connaît
pas la lunette de l'astronome.
CHŒUR.
tt Joyeux comme ces soleils qui volent à travers la splendide immen-
sité des cieux, frères, suivez votre carrière, joyeux comme le héros
qui vole à la victoire.
SS4 GŒTHB EN SCBILLEB.
a Du miroir ardent de la vérité, c'est elle qai sourit «q penstnr
avide; c'est elle qui guide le martyr vers la cime escarpée de h
vertu; sur les monts radieux de la foi, on voit fioller ses étcndards;à
travers les fentes des cercueils brisiis, elle assiste aux concerts des
anges.
CHŒUR.
(I Souffrez avec courage, millions d'êtres! souffrez pour un moade
meilleur! Là-haut, par-dessus la t<nte étoilée, un Dieu puissant distri-
buera les récompenses, u
Mais surtout, si vous vous arrêtez à Dresde, n'oubliez pas An autre
pèlerinage ea rhonneur du noble poëte. Quand vous aurez admiré
les merveilles du Musée, ie Pharisien, du Titien, la Madeleine, du
Corrège, l'incomparable Ki'er^e de Baphaël, faites-vous conduire à
Loschwilz, aux bords de l'Elbe, et là, dans une riante vallée, an
milieu des vignes qui couvrent les collines, vous verrez soimre de
loin l'hospitalière maison où Scbiller passa de si heureuses journées
auprès de Koeroer, Qu'était-ce donc que ce Koeruer? Il y a des
hommes éminents et simples qui, dévoués au bien, passionnés pour
le beau, traversent le monde sans bruit, et disparaissent sans laisser
de trace, n'ayant eu, pour ainsi dire, d'autre tâche que de réjouir les
regards de Dieu, en lui offrant un bel exemplaire de rimmanilé:
Koerner est un de ces hommes. Il a laissé du moins des vestiges de
son passage ici-bas, et d'immortels vestiges, puisqu'il a été l'ami de
Schiller, et le père de ce vaillant Théodore qui chanta si iièremenl
les chasseurs de Liitzow, et mourut en héros dans la guerre de 1613.
Un jour, en 1784, pendant que Schiller, revenu de BauerlAch à
Manheim, s'y débattait contre les plus tristes difficultés de la vie, il
reçut de Leipzig un paquet envoyé par des mains inconnues. Quatre
s, deux jeunes hommes et deux jeunes filles, lui adressaient leur
trait avec toutes sortes de témoignages d'admiration et de sympa-
ardente. L'un d'entre eux, Koemer était son nom, avait mis eo
iique quelques-unes des strophes insérées dans les Brigands. Les
lee filles, Alinna et Dora Stock, étaient deux sœurs, dont l'une élait
cée à Koerner ; le quatrième de ces amis si dévoués, jeune homme
line âgé de vingt ans, s'appelait Ferdinand Iluber: ilaépouséplus
[ Thérèse Heyne, la Qlle de l'illustre philologue, et, ainsi que sa
me, il a laissé un nom dans les lettres. On devine la joie de
iller, le jour où ces cœurs enthousiastes se donnèrent si naïve-
GOETHE ET SCHILLER. 255
ment à lui : représentez-yous son bonheur lorsque, Tannée suivante,
Koenier ayant épousé sa fiancée Minna, le poète de Don Carlos allait
acheyer la flgure du marquis de Posa, auprès de tels amis, sous les
ombrage de Loschwitz ! Ces sentiers de la colline, que de fois il les a
parooarus en rêvant à ses poèmes ! Que de fois, sur ces bords de TEIbe,
il est monté dans sa barque, heureux de lutter contre les vagues ou
de s'abandonner au courant, heureux surtout quand un orage s'ap-
prochait, quand le vent agitait les eaux du fleuve, et que, la tête nue,
les cheveux flottants, il aspirait le souffle de la libre nature !
C'est auprès de Koerner, c'est à Loschvritz ou à Dresde, qu'il à
ébauché vigoureusement ces travaux si divers qui séparent d'une
manière tranchée les deux périodes de sa carrière poétique. Pendant
ces deux ou trois années, depuis son dépajrt de Manheim, au prin-
temps de 1785, jusqu'au mois de décembre 1787, il y a chez Schiller
Que activité ardente qui se porte de tous les côtés à la fois. Tantôt
cest l'histoire qui l'attire, et il se propose de raconter les conjura-
tions les plus importantes, soit dans l'antiquité, soit dans les temps
modernes. Ce plan singulier où se retrouve l'instinct du poëte dra-
matique, Schiller ne le réalisera pas; il racontera seulement, d'après
Saint-Réal, la conspiration du marquis de Bedmar contre la repu*
biique de Venise, et^ en reproduisant ainsi une histoire sans critique,
il n'y verra qu'une occasion de s'exercer au style du récit*. Tantôt il
s'essayera dans le genre de la nouvelle et du roman; il écrira une
curieuse narration, dont le titre, assez difficile à traduire, peut être
paraphrasé ainsi : L homme poussé au crime par la perte de son hori'
mur; ou bien il commencera dans le Visionnaire un long récit con-
sacré à l'un des plus bizarres épisodes de l'histoire morale du dix-
huitième siècle. Le premier de ces deux écrits est l'histoire d'un
certain Christian Wolf, fils d'un petit aubergiste de campagne, qui,
atNOKionné de bonne heure à lui-même, va braconner dans les bois,
1. M. le comte Daru, dans son Histoire de Venise ^ et 'surtout M. Léopold
Ranke, dans un mémoire spécialement consacré à ce sujet, ont dévoilé toutes
les inyentions théâtrales et romanesques par lesquelles Saint-Réal a déGguré
cet épisode. Seulement M. Daru, qui avait eu le mérite de signaler les prin-
cipales erreurs de Saint-Réal, a substitué à ces erreurs un système très-
babile, mais rempli aussi d'inexactitudes. C'est M. Ranke qui, fouillant les
archives secrètes de Venise, a démêlé enfin la vérité dans cet imbroglio.
Voyez Touvrage de M. Léopold Ranke : Vber die Verschicoerung gegen Venedig
imJahre 4618. Berlin, 1831. Voyez aussi notre étude sur M. Léopold Ranke,
dans la hevue des Deux Mondes (t» avril 1854).
230 GOETHE ET SCHÏLLER.
est jeté en prison avec des malfaiteurs, sort de là, le désespoir dans
rame, essaye de prendre un nîétier, et bientôt, se croyant voué pour
toujours au mépris des hommes, flnit par devenir un chef de bandits,
répouvante et le flér.n de la contrée. Ce n'est pas tout à fait un récit
d'imagination, c'est une histoire vraie, dit l'auteur [Der Verbrecher
aus verlorenen Ehre^ eine wahre Geschichie)] et Schiller, en effet,
cite plusieurs pages d'une espèce d'autobiographie écrite par le meur-
trier lui-même, lorsque, pris et condaniné, il se préparait à porter sa
tête sur l'échafaud. Le Visionnaire^ dont nous n'avons que la pre-
mière partie, est un tableau du mysticisme et des illuminés, à la
veille de 89. C'était le moment où Cagliostro étonnait la société euro-
péenne ; où Nicolaï, dans son célèbre Voyage en Allemagne et en
Suisse, dévoilait cet incroyable pêle-mêle de rose-croix, de francs-
maçons, d'illuminés, de mystiques de toute école et de charlatans de
toute nation, au milieu desquels les jésuites du dix-huitième siècle,
passant d'un déguisement à l'autre , nouaient et dénouaient mille
intrigues. Ce sujet qui éveillait déjà la curiosité de Gœthe, et que
l'auteur du Grand-Cophte allait traiter à sa manière, Schiller voulut
le développer dans un roman. Le Visionnaire est une étude sur l'al-
liance du jésuitisme et des sociétés secrètes, au milieu du siècle de
Voltaire. Malheureusement, l'auteur abandonna son projet, au mo-
ment même où il avait excité au plus haut point l'intérêt du lecteur.
Un travail profond s'accomplissait peu à peu dans son esprit : une
conception plus sévère de l'art succédait à la fougue de ces premières
œuvres. En voyant les émotions ardentes que soulevait son récit ; en
voyant avec quelle impatience on attendait la suite des événements
publiés par lui dans un recueil périodique, il crut s'être trompé. Vous
vous rappelez le mot de Chamfort, un jour qu'on l'applaudissait :
<c Quelle sottise ài-je dite? » s'écria-t-il? Cette vive ironie est bien loin
du cœur de Schiller; il aime le public, il le respecte comme son souve-
rain, mais il n'a pas abdique son indépendance, et il se juge lui-même
avec la loyauté d'un artiste. C'était un intérêt philosophique, et non
une curiosité banale, qu'il avait voulu exciter en écrivant le Vision-'
naire. Il laissa là ce roman, dont le succès l'eût détourné de son propre
travail intérieur, et il revint à ses méditations. Les Lettres philosophie
ques publiées par Schiller, en 1786, sont le premier symptôme des
viriles transformations de son esprit. Koerner venait de l'initier à cette
philosophie nouvelle qui s'élevait à ce moment même avec le génie
d'Emmanuel Kant. Il y avait des affinités naturelles entre le mâle
GOETHE ET SCHILLER. 257
esprit du poêle et la sublimité morale du penseur de Kœnisberg^, à
psurtir de cette date, Schiller va s'attacher à Kant; il s'assimilera sa
doctrine, il l'interprétera librement, et bientôt nous le verrons, s'il
j a une conciliation possible entre ie stoïcisme héroïque de Kant et
le conBant naturalisme de Gœlhe, ce sera Schiller qui aura l'honneur
de rapprocher ces deux grands maîtres. Histoire, roman, philoso-
phie, on voit combien d'inspirations vivaces s'épanouissaient dans
rame du poète, pendant les belles années qu'il passa auprès de
Kocrner.
Pouvait-il cependant rester l'hôte éternel de Koerner? Il lui tardait
de mettre un terme à sa vie errante et de pouvoir s'écrier enfin,
comme fera un jour son Guillaume Tell : Ich stehe wieder aufdem
Meinigen: <c Je suis sur un sol qui m'appartient. » Au mois de juillet
1787, Schiller s'était rendu à Weimar; Goethe voyageait alors en
Italie, mais flerder et Wieland avaient accueilli avec joie le jeune et
illustre poète. Ravi d'enthousiasme, Schiller écrivait à un de ses
amis d'enfance, au fils du pasteur Moser : « Me voici enfin dans le
séjour que j'ai tant de fois appelé de mes vœux, me voici à Weimar,
et il me semble que je me promène dans les vallées de la Grèce. Le
duc est un prince accompli, le véritable père des arts et des sciences...
Tu connais les hommes dont l'Allemagne peut être fière, un Herder,
un Wieland, et tant d'autres; eh bien ! me voici dans les murs qu'ils
habitent. Oh ! que d'excellentes choses à Weimar! Je songe à m'éta-
blir ici pour ma vie entière, et à retrouver enfin une patrie. »
L'heure approche, en effet, où la vie du poète sera bien assise, où
il trouvera enfin une patrie, où il trouvera mieux encore, le renou-
vellement de sa gloire et de son génie au sein des plus douces joies
domestiques. Au milieu des enivrements de Weimar, il n'oublie pas
les travaux qui lui assureront bientôt une existence régulière, il pré-
pare son Histoire de F affranchissement des Pays-Bas^ et bientôt la
Providence va mettre sur son chemin la belle et noble jeune fille qui,
devenue la compagne de sa vie, l'introduira dans les pures régions
de l'idéal. A Rudolstadt, dans une agréable vallée, aux bords de la
Saale, vivait une dame noble, madame de Lengefeld, avec ses deux
filles, Caroline et Charlotte. L'aînée, Caroline, qui plus tard épousa en
secondes noces M. de Wolfzogen, et qui nous a laissé de si intéres-
sants détails sur Schiller, était mariée alors à M. le baron de Beul-
witz; la seconde, Charlotte, était dans le premier épanouissement de
sa grâce et de sa jeunesse. Un jour, au mois de novembre 1787,.
Tome X. — 38* UTraisoo» 17
258 GOETHE ET SCHILLER.
madame de Lengefeld et ses ûlles voient arriver à la porte du domaine
deux cavaliers enveloppés de leur manteau. Gelait presque uo
événement. La maison était loin des grandes routes, et on n*y pou-
vait arriver que par des sentiers de traverse. Quels étaient ces visi-
teurs sur lesquels on ne comptait pas? L'un d*eux était un ami de
la famille, le fils de madame de WolEzogen, la châtelaine de Baue^
bach ; Tautre était son camarade Schiller. Schiller passa quelques
jours dans la vallée de la Saale, et, quand il revint à Weimar, il
emportait au fond de son cœur Timage de Charlotte de Lengefeld.
A dater de ces heures enivrantes, Schiller travaille avec un redou-
blement d'ardeur. Partagé entre Weimar et Rudolstadt, quand il
habite la ville c'est pour se consacrer tout entier aux labeurs de la
composition historique, et chaque fois qu'il retourne aux bords delà
Saale, c'est pour cueillir avec Charlotte de Lengefeld les plus belles
fleurs de l'imagination des Hellènes. Cette poésie grecque qu'il con-
naissait si peu, qui semblait si étrangère à son génie intempérant, c'est
dans la vallée de Rudolstadt, aux bords de la Saale, à côté de cette
jeune fille si noble et si respectueusement aimée qu'il en sentit tout à
coup la grâce et la splendeur. Charlotte de Lengefeld croyait suivre
les leçons d'un écrivain célèbre; c'était elle, la simple entant, qui
ouvrait à celte imagination ardente les domaines de l'antique beauté.
Sans le savoir, elle était comme une prêtresse du beau, une fille
d'Homère ou de Sophocle, initiant le poëte germain aux divins mys-
tères de la Muse. Aussi, quels transports dans l'âme du poëte! Cetle
transformation de son goût littéraire coïncidait avec un travail secret
de sa pensée philosophique ; or, ces deux inspirations nouvelles, le
sentiment du beau idéal et l'enthousiasme de la dignité humaine,
éclatant à la fois au fond de son cœur, il en composa deux pièces
immortelles, les Dieux de la Grèce elles Artistes. Un philosophe jus-
tement estimé, M. Kuno Fischer, s'est appliqué à mettre en lumière
les doctrines philosophiques de Schiller, dans un écrit où il attache
une importance toute particulière à ces deux poèmes ^ M. Fischer a
raison ; il appartient au philosophe de dévoiler le sens profond de ces
efi^usions lyriques et d'y retrouver Li pensée 'de Kant, combinée avec
une pensée originale. L'historien littéraire a un autre devoir à rem-
it Voyez Schiller als philosopha von Kuno Fischer. 1 vol. in-S^. Frandbrt,
1858. — On trouvera une bonae traduction de cet ouvrage daas la Emme
Qermanique, livraisous de février et de juin 1859.
GOETHB ET SCHILLER. 259
ptir : il ne doit pas oublier les circonstances qui ont laissé sur ces
deux poèmes une si touchante empreinte. Il y a là, qui peut le nier?
une singulière beauté abstraite ; il y a aussi une beauté vivaute. Ces
méditations sur le beau, sur le rôle de la poésie et des poètes dans
réducation du genre humain, ces contemplations religieuses sur la
Teriu et Tart, sont bien Tceuvre du penseur qui prend son essor sous
riospiratîon de Kant; mais ces effusions, cette joie qui déborde, cette
fièvre de bonheur en un sujet si grave, ces élans presque mystiques
qui viennent déranger parfois Tenchainement des idées et font de
cette poésie sublime et mystérieuse le désespoir des interprètes, tout
eek c'est bien l'œuvre de larliste qui s'éveillait à une vie nouvelle
auprès de Charlotte de Lengefeld.
C'est aussi en 1788 que Schiller, apprenant le peu de succès que
Dm Curlos venait d'obtenir sur le théâtre de Manheim , eut l'idée
de iaire le commentaire de son drame. Ses Lettres sur don Carlos
sont une explication fière et ingénue des pensées qui lui ont inspiré
ce poème ; elles indiquent en même temps le rôle civilisateur qu'il
Toiîlait attribuer au théâtre. Cet éloquent manifeste est bien placé
dans une période où la pensée de Schiller se renouvelait sur tous les
points. On sent qu'il a dit adieu à sa première inspiration, et que, s'il
doit revenir un jour à la poésie, ce sera seulement lorsque l'histoire
et la morale, la philosophie et l'esthétique, lui auront révélé une
inspiration plus haute. La récompense de cet ardent labeur ne se fit
pas attendre. Schiller souhaitait une existence moins précaire, afin de
retourner librement à la poésie ; il la souhaitait surtout depuis que
c'était pour lui le seul moyen d'obtenir Charlotte de Lengefeld. Or,
un professeur de l'univendté d'Iéua, le savant Eichhorn, ayant été
appelé à l'université de Gœttingue, une chaire d'histoire et d'esthéti-
que se trouva libre dans les États du duc de Weimar. Goethe, malgré
le peu de sympathie qu'il éprouvait alors pour Schiller, et bien qu'il
crût même avoir à se plaindre de lui, recommanda le jeune poète à
son royal ami. Le grand-duc, qui aimait Schiller, n'eut pas de peine
à se laisser persuader, et, dès le 28 décembre 1788, Schiller pouvait
annoncer à Charlotte qu'il serait professeur à léna au printemps de
l'année suivante.
U débuta dans les derniers jours de mai 1789, et son succès fut
bmense. Son discours d'ouverture, qui nous a été conservé, porte
oe titre : Qu'e8t'<e que f histoire universelle, et quel est le but de
cette étude? Un souftle généreux anime ces pagea éloquentes. Toirt ce
260 GOETHE ET SGHILLEIU
qu'il y a eu dé meilleur dans Tesprit du dix-huitième siècle, Tamoiir
ardent de Thumanité, la haine de Toppression sous toutes ses formes,
le sentiment d'une solidarité universelle, d'une société cosmopolite
réglée par le droit commun, éclatent avec une sorte de joie triom-
phante dans ce programme enthousiaste. Jean-Jacques Rousseau, en
1749, avait insulté son siècle pour le réveiller de sa torpeur morale;
le disciple de Jean-Jacques, quarante ans plus tard, glorifiait cette
grande époque pour l'encourager à des progrès nouveaux. Comment
dire l'enthousiasme que provoqua sa parole? Schiller apparaissait i
ses jeunes auditeurs comme une espèce de marquis de Posa. Il faisait
ses leçons deux fois par semaine, le mardi et le mercredi, de six à
sept heures du soir. Il exposa d'abord l'histoire de l'antiquité jusqu'à
Alexandre le Grand , puis Thistoire des États européens au moyen
âge; mais c'était toujours au dix*huitième siècle qu'il ramenait Tes-
prit de ses auditeurs. « C'est pour enfanter ce siècle si profondé-
ment humain, s'écriait-il, que tous les âges passés, sans le savoir et
sans y atteindre, ont multiplié leurs efforts. Us sont à nous, tous les
trésors que le zèle et le génie, la raison et l'expérience, ont produits
enfin à travers la longue vie de l'humanité. Ces biens dont nous ne
jouissons pas avec assez de reconnaissance, habitués que nous sommes
à les posséder sans conteste, l'histoire vous apprendra à en apprécier
la valeur : biens chers, biens précieux, marqués encore du sang des
meilleurs, des plus nobles enfants de la terre, et qui ont dû être con-
quis par le dur labeur de tant de générations ! Et quel est celui d'en-
tre vous, ayant un esprit pour comprendre et un cœur pour sentir,
quel est celui qui pourrait songer à cette suprême obligation sans
éprouver un désir secret d'acquitter envers la race future la dette
qu'il ne peut plus payer à ses ancêtres? »
Si Fouverlure du cours de Schiller avait été un événement à léna,
c'était un événement aussi à Rudolstadt. Les applaudissements de
l'Université avaient un écho dans la vallée de la Saale. Schiller
cependant n'était pas encore fiancé à Charlotte de Lengefeld; il n'avait
même pas osé déclarer son amour. Charlotte et Schiller s'aimaient
sans se le dire, et la timidité était si grande de part et d'autre que
cette situation aurait pu se prolonger longtemps; il fallut que la
sœur ainée intervint et déliât la langue des deux amants. Pendant
les vacances de 89, Schiller était allé retrouver madame de Lenge-
feld et ses filles aux bains de Lauschstaedt : c'est là que madame de
Beulwitz obtint les aveux de sa sœur et les transmit au poète. Ils
J
GŒTHE ET SCHILLER. 261
étaient fiancés dès lors, mais fiancés secrètement; ni Charlotte ni .sa
sœur n'en avaient parlé à madame de Lengefeld. On craignait les
préjugés de la famille, on craignait aussi les objections bien natu«
relies d'une mère. Schiller était de race bourgeoise et presque popu-
laire; madame de Lengefeld était fort entichée de la noblesse de son
nom. A supposer même que la célébrité de Schiller empêchât la
noble dame de Toir une mésalliance dans cette union, Schiller était
pauYre, et madame de Lengereld n'avait pas assez de fortune pour
subvenir presque seule au ménage de sa fille. Il fallait donc atteur
dre que la position de Schiller fût plus assurée et que sa demande eût
chaDce d'être mieux accueillie. Professeur extraordinaire, il n'avait
pas encore le titre qui donne droit à un traitement de l'État. Heu-
reusement le grand-duc, informé des embarras du poète, lui assura
bientôt deux cents thalers par an , environ sept cent cinquante francs
de notre monnaie. C'était bien peu sans doute pour triompher des
alannes de madame de Lengefeld ; mais on vivait modestement dans
ces petites villes d'Allemagne, et d'ailleurs Schiller, dont le talent
de professeur et d'écrivain grandissait de jour en jour, ne pouvait-il
pas compter sur les revenus de sa plume? De puissants amis lui vin-
rent en aide; le chancelier Dalberg, frère du prince électeur de
Mayence, et qui devait lui succéder prochainement, promettait au
poète une position brillante aussitôt qu'il serait en possession de sa
souveraineté. Tous ces arguments devaient toucher madame de Len-
gefeld; on se décida enfin à lui faire connaître la situation. Schiller
lui demanda la main de Charlotte au mois de décembre 89 ; deux
mois après, le 22 février 1790, le pasteur Schmidt unissait Schiller
et Charlotte de Lengefeld dans un petit village des environs d'Iéna.
Le voilà marié ; une jeune femme, un cœur d'élite, va l'aider à
accomplir sur lui-même ce travail de rénovation qu'il poursuit depuis
plusieurs années avec une ardeur inquiète. Sa belle-mère, sa belle-
sœur Caroline, lui seront aussi d'aimables auxiliaires. Schiller a
l)esoin de la société des femmes*; il a besoin de sentir autour de lui
des âmes affectueuses et dévouées. Quand on lit ses lettres à Koerner,
<m remarque, à partir du mois de mars 1790, un certain apaisement
général, ou plutôt une sorte de sécurité intellectuelle et morale qui,
lob de refroidir sa verve, lui permet au contraire de se déployer libre-
ment. De 90 à 92, Thistoire, la philosophie et la poésie l'occupent à
la fois, et dans chacun de ces domaines, chaque pas qu'il fait indique
une transformation de ses idées, une conquête de son intelligence.
302 GOETHE ET SCHILLER.
Gesi répoque où il écrit V Histoire de la guerre de Trenie^Ans, ok il
s'approprie par maintes pensées originales Testhétique de Kant, et
conçoit le premier plan de son drame de Wallensiein. En même
temps, des projets sans nombre se croisent dans son esprit : un jour,
il Teut composer un Phitarque allemand; une autre fois, c*est un
poëme- qu'il a en tête, un poème épique où toute la civilisatioD
moderne devra être idéalisée comme la culture hellénique dans les
poèmes dllomère, mais sans fausse imitation de la naiT^é primitive:
« Il faut, dit-il, que Télégance, la finesse même, pour peindre la
société moderne, soient unies à la grandeur, et que la solennité da
sujet se réflécbis&e avec grâce dans les octaves du Tasse, i» Le faéros
de ce poëme devait être d'abord Frédéric le Grand ; il Tabandonna
bientôt pour Gustave-Adolphe, et finit par comprendre que sa voca-
tion véritable était le drame et non pas l'épopée. L'esthétique surtoat
l'occupait avec passion. Le IS octobre 1792, il écrivait à Koerner :
« Je suis enfoncé jusqu'aux oreilles dans la Critique du jugement At
Kant. Je ne me reposerai pas avant que j'aie pénétré la matière de
fond en comble et qu'elle soit devenue quelque chose entre mes
mains. Y> Quelques semaines après, il ouvrait à l'université d'Iéna un
cours sur l'esthétique. Au bout de quelques leçons, tout plein de ses
idées, maître d'un système enthousiaste et viril où la liberté illu-
mine de ses rayons tout l'univers moral, il voulait résumer sa théo-
rie dans un dialogue intitulé KalHas. Ce dialogue n'existe pas, mais
nous avons la philosophie du beau telle que l'a conçue l'auteur de
Wallenstein : composée par fragments, indiquée dans ses ménwires
9ur le sublime^ sur la grâce et la dignité^ sur la poésie naïve et
sentimentale j développée surtout dans sa correspondance avec Koer-
ner et dans ses admirables Lettres sur téducation esthétiqvm du
genre humain^ cette philosophie de l'art est une des plus merveil-
leuses productions de la période où Schiller est entré en 1790.
Pendant que* Schiller était plongé dans cette ccmtemplation de
l'idéal, il apprit un matin par les journaux que l'Assemblée législa-
tive lui avait décerné le titre de citoyen français. Le 26 août {'792 ',
pendant ces jours terribles qui séparent la chute de la royauté de la
proclamation de la république, au moment où l'Europe se lève contre
la France, où la commune s'organise avec des transports de fureur,
où les massacres de septembre se préparent, le 26 août, l'Assemblée
I. Et non le 6 août^ comme le dit M. ÉmUe Palleske.
GOETHE ET SCHILLER. 263
législafiye admettait solennellement parmi les citoyens de* la France
on certain nombre d'étrangers qui avaient bien mérité du genre
homain. L'un des considérants du décret ne manque pas de gran-
deur, et révèle même d'une manière expressive les préoccupations
de ceux qui l'ont rédigé. « La Convention va se réunir, disaient
les girondins vainqueurs au 10 août et déjà menacés à leur tour;
au moment où la France va fixer ses destinées et préparer celles
du genre humain, appelons à nous toutes les lumières. Donnons à
tons ceux qui ont sei'vi Thumanité le droit de concourir à ce grand
acte. » Lisez maintenant la liste de ces hommes à qui les girondins
voudraient ouvrir les portes de la Convention. S'il y a des fous
comme Ânacbarsis Cloolz*, il y a surtout de nobles esprits, de véri-
tables représentants de la liberté. Lorsqu'on voit Vergnîaud et ses
amis, à la veille des luttes de 93, désigner ainsi au choix des élec^
teurs des libéraux anglais tels que William Wilberforce, Jérémie
Bentham, James Mackintosh, David Williams; des écrivains alle-
mands comme Joachim-Henri Campe, Pestalozzi, Klopstock, et sur-
tout ces illustres citoyens de l'Amérique, un Madison , un Hamilton,
un George Washington, ne semblc-t-il pas que les derniers défen-
seurs de l'ordre social appellent à leur secours tous les libéraux de
l'univers coatre les despotes du terrorisme^? La loi du 26 août 1792
*
I. Mallieureusement ce furent les fous qui répondirent à Tappel des giron-
dins. Quelques jours après le vote du 26 août i792, Anacbarsis Clootz parais-
sait à la barre de l'assemblée et remerciait les législateurs dans un discours
emphatique et grotesque, terminé par ces mots : « Mon cœur est français,
mon âme est sans-culotte. » Voilà l'homme qu'on avait associé à Klopstock,
à Schiller, à Washington I .
S. Cette proposition fut faite par Guadet, un des principaux orateurs de Ja
Gironde. Quand on lit le moniteur du mardi 28 août 1792, qui renferme la
lésDce du 26, il est difficile de ne pas éprouver le sentiment que nous expri-
nions ici. Dans cette même séance, le député Jean Debry osa proposer à
l'assemblée Vorganisatioh d'un corps de douze cents hommes qui se dévoue-
nneçt à combattre corps à corps, individuellement, les rois qui venaient de
déclarer la guerre à la France, ainsi que les commandants de leurs ai^mées.
ËQ d*autres termes, on demandait à l'Assemblée législative d'organiser une
bande de douze cents assassins. Vergniaud, en quelques paroles éloquentes,
exprima le dégoût que lui inspirait une telle pensée. Jean Debry trouva
cependant des défenseurs, et le capucin Chabot réclama d'avance une place
<l&iis sa légion. f.e contraste, ce me semble, est assez expressif : ici, les
forcenés voulant armer des assassins; là, Vergniaud, Guadet, appelant au
secours de la révolution les Wilberforce et les Washington,
264 GOETHE ET SCHILLER.
a beau être conire-signée Danton, elle est signée du nom de ClaYÎère,
et c>est Roland qui fut chargé d en adresser copie aux nouveaux
citoyens français nommés par l'Assemblée. Or, la liste de ces citoyens
avait déjà été dressée et acceptée, lorsqu'un membre demanda qu'on
y ajoutât le nom de Schiller. Seulement, au milieu du tumulte, le
nom du poète mal prononcé fut défiguré de telle façon qu'il était
impossible de le reconnaître. Quel était donc ce M, Gille, publtciste
allemand, si étrangement substitué à Schiller, l'auteur des Brigands
et des Lettres philosophiques * ? Ce fut seulement au bout de cinq
ans que Schiller reçut, par l'entremise de Campe, et la lettre de
Roland, et son diplôme de citoyen français. Toutes ces pièces sont
peu connues; on nous permettra de les reproduire ici. Voici la leltiç
de Roland, ministre de la République française, à M. Gille, publi-
ciste allemand :
Paris, le 10 oct. (792, Tan i de la Répablique frtsçaiie.
J'ai l'honneur de vous adresser ci joint, Monsieur, un imprimé,
revêtu du sceau de l'État, de la loi du 26 août dernier qui confère le
titre de citoyen français à plusieurs étrangers. Vous y lirez que la
nation vous a placé au nombre des amis de l'humanité et de la so-
ciété auxquels elle a déféré ce titre.
L'Assemblée nationale, par un décret du 9 septembre, a chargé le
pouvoir exécuUfde vous adresser celte loi; j'y obéis en vous priant
d'être convaincu de la satisfaction que j'éprouve d'être, dans cette cir-
constance, le ministre de la nation, et de pouvoir joindre mes senU-
ments particuliers à ceux que vous témoigne un grand peuple dans
l'enthousiasme des premiers jours de sa liberté.
Je vous prie de m'accuser réception de ma lettre, afin que la na-
LM. Gille, publtciste allemand; c'est ainsi que le nom de Schiller est écrit
dans 1 imprimé de la loi du 26 août, et dans la lettre de Roland qui accom-
pagne cet imprimé. M. Hoffmeister, qui reproduit ces documents, les a cas
«ntre les mains. (Voy. SchillerS Leben; 3- édit. 1858. tome II, p. 180.) Le
Moniteur du 28 août n'écrit pas Gille, mais Gilleen. On sait avec quelle négli-
gence s imprimaient ces numéros du Moniteur. Il y a plus d'un nom défiguré
dans la liste des étrangers illustres à qui l'assemblée décernait le titre de
«itoyens français : Campe s'appelle Campre, Bentham est devenu Benthoon, et
Macktntosh s est transformé en Makin/losh. 11 est probable que le GilUers dn
JlonKeur, estropié de nouveau et rendu plus méconnaissable encore, a perdu
ses trois dernières lettres dans l'imprimé, de la loi du 26 août. Roland, qui
reprodwt l'orthographe de cet imprimé, ne savait pas sans doute i qui il
. adressait sa missive.
GOETHE ET SCHILLER. 265
tion soit assurée que la loi tous est parvenue, et que vous comptez
également les Français parmi vos frères.
Le Ministre de Tintérieur de la République française,
Roland.
A M. GMle, publiciste allemand.
La lettre du ministre de la République était accompagnée du docu-
ment que voici ; c'est Fimprimé dont parle Roland :
LOI
Qui confère le titre de citoyen français à plusieurs étrangers.
DttSe août 1791, ran quatrième de la liberté.
L'Assemblée nationale, considérant que les hommes qui, par leurs
écrits et par leur courage, ont servi la cause de la liberté et préparé
l'affranchissement des peuples, ne peuvent être regardés comme
étrangers par une nation que ses lumières et son courage ont rendue
libre;
Considérant que, si cinq ans de domicile en France suffisent pour
obtenir à un étranger le titre de citoyen français, ce titre est bien plus
justement dû à ceux qui, quel que soit le sol qu'ils habitent, ont con-
sacré leurs bras et leurs veilles à défendre la cause des peuples contre
le despotisme des rois, à bannir les préjugés de la terre, et à reculer
les bornes des connaissances humaines;
Considérant que, s'il n'est pas permis d'espérer que les hommes ne
fonnent un jour devant la loi, comme devant la nature, qu'une seule
bmille, une seule association, les amis de la liberté, de la fraternité
universelle, n'en doivent pas être moins chers à une nation qui a pro-
clamé sa renonciation à toute conquête, et son désir de fraterniser
avec tous les peuples ;
Considérant enfin qu'au moment où une convention nationale va
fixer les destinées de la France et préparer peut-être celles du genre
humain, il appartient à un peuple généreux et libre d'appeler toutes
les lumières et de déférer le droit de concourir à ce grand acte de
raison à de3 hommes qui par leurs sentiments, leurs écrits et leur
courage s'en sont montrés si éminemment dignes :
Déclare déférer le titre de citoyen français au docteur Joseph
Prîestly, à Thomas Payne , à Jérémie Bentham , à William W ilber-
force, à Thomas Clarkson, à Jacques Makinlosh , à David Williams, à
N. Gorani, à Anacharsis Clootz, à Corneille Pauw, à Joachim-Henri
Campe, à N. Pestalogzi, à George Washington, à Jean Hamilton, à
N. Madison, à Fr. Rlopstock, et à Thadée Rosciusko.
2e6 GCETHE ET SGHILLGB.
Du mhntjovar :
• Un membre demande que le sieur Gille, publicisie allemand, soit
compris dans la liste de ceux à qui TAssemblée vient (f accorder le
titre de citoyen français. Cette demande est adoptée ^
Au nom de la nation , le conseil exécutif provisoire mande et or-
donne à tous les corps administratifs et tribunaux que les présentes
ils fassent consigner dans leurs registres, lire, publier et afficher dans
leurs départements et ressorts* respectifs, et exécuter comme loi. Eo
foi de quoi nous avons signé ces présentes, auxquelles nous avons fait
apposer le sceau de l*État.
À Parw, le tnièma joar <!■ moii de veptembre mil sept eeot qntare-Tiogt-deine, rnlT^
\% liberté.
Signé : Clavière. Contresigné : Dajiton. Et icellé du ^sceau de tBW*
Certifié conforme à Toriginal.
Danton.
L.S,
A Pu il, de rimprimerie nationale «xécutife da Loonc, i791.
Cet hommage rendu à Schiller par TAssemblée législative est
l'origine de certaines erreurs fort accréditées aujourd'hui sur les rap-
ports de Schiller et de la Révolution française. A voir ces curieux
documents, ne doit-on pas croire naturellement que Tauteur de Don
Carlos, comme Pestalozzi et Joachim Campe, avait accueilli avec
enthousiasme les promesses de 89 ; qu'il les avait peut-être glorifiées
dans ses vers, à Texemple de Klopstock? Il n*en est rien. Le poète
révolutionnaire des Brigands^ de Fiesque et de Louise Miller, k
sublime rêveur qui se proclamait citoyen du monde avec le marquis
de Posa, Tappréciaieur intelligent de Voltaire et de Montesquieu , le
disciple passionné de Jean-Jacques Rousseau , avait ressenti dès le
premier jpur une sorte de défiance vis-à-vis de la révolution fran-
çaise. Certes, la théorie qui refuse aux races romanes le véritable
sentiment de la liberté pour Tattribuer presque exclusivement aux
races saxonnes, cette théorie, à laquelle la France ne se résigne pas,
1. Le Mtmiiewr du 28 août 1792 ne mentionne pas cet incident; on voit
seulement que le nom de Gilleers est le dernier sur la liste. Est-il besoin d«
rappeler que le Moniteur éiaii extrêmement incomplet dans le compte rendu
des séances de TAssembléet
GOETHE ET SCHILLER. 2157
«
1008 l'espérons bien , et qu*elle rérutera quelque jour par des argu- .
neiHs sans réplique, cette théorie, dis-je, n'était pas formulée du
iBRpsde Schiller comme elle Ta été de nos jours par des écrivains
éminents^; on dirait cependant que Schiller obéissait d'instinct à des
idées analogues. Il a beau répéter qu'il est citoyen du monde, il a
jmrtout les yeux dirigés vers les peuples de sang germanique. A la
fia de mai 1789, au moment où la France est ivre d'enthousiasme, à
l'heure où l'Europe entière nous admire, où Kant tressaille de joie
dans sa solitude de Kœnigsberg, où KIopstock nous envoie une salve
de strophes retentissantes, Schiller, dans ésl chaire de l'université
d'Iéoa, glorifie. la libérale civilisation du dix-huitième siècle; et
nve^vous quels peuples sont pour lui les représentants de la liberté?
La Hdiande, la Suisse et l'Angleterre; <k l'Angleterre, dit-il, où
chacun ne doit sa liberté qu'à lui-même^. y> Devinaitnl déjà chez le
peuple de 8ft les emportements démocratiques si favorables à l'étd-
Uissement de la tyrannie? Apercevait-il, dès ces premiers jours si
lieaux, la société des jacobins, la commune et le comité de salut
poblic? Il est certain que de mois en mois sa défiance ne fait que
s'aocrottre : on en trouve maints témoignages dans sa correspondance
avec Koemer. Les deux amis sont d'accord pour plaindre ces têtes
9ans direction [richtimgs loseKoepfe), pour flétrir ces coj'wûis avides
(k pouvoir et leurs in f âmes agents [verworfene Werkzeuge herrsch-
mchtiger Bosewichter). Ils traitent parfois la Révolution et la France
avec une injustice qui nous révolte; parfois aussi ils éprouvent tout
à coup pour elles de loyales et douloureuses sympathies. Au mois de
décembre 92, Koemer se réjouit de nos victoires sur les Prussiens, et
il écrit à Schiller : « J'espère beaucoup pour les Français de l'heu-
reuse issue de cette guerre. Le sentiment de leur force pourrait bien
leur donner un nouvel élan moral ; on verrait alors la fin des atroci-
tés qui n'étaient que la suite de la faiblesse et du désespoir. » Au
moment où commence la lutte des girondins contre les montagnards,
Schiller, électrisé sans doute par quelque discours de Vergniaud,
recommandé à Koemer la lecture du Moniteutr : (c II faut que tu
lises le Moniteur, Si tu ne l'as pas sous la main, je te renverrai. Les
léances de la Convention y sont reproduites avec tous les détails ; tu
i. U suffira de citer chez les Allemands M. Gervinus, et parmi nous M. £r-
lest Renan et M. Emile Montégut.
2. Ikf Mensch ist frei an der Themse, und fur dièse Freiheit sein eigener
MiUder,
268 GOETHE ET SCHILLER.
y verras les Français dans leur force et leur faiblesse, d EnBn, c'est
à cette époque (décembre 92), qu'il conçoit Tidée d'adresser à la
Convention la défense de Louis XYI; il a même un instant la pensée
de se rendre à Paris pour y accomplir, au péril de sa vie, son devoir
de citoyen ^
Nous aussi, nous avions alors un généreux poète qui entreprit la
défense du roi, dans Tintérét de la France et de la révolution de 89.
Au moment où Schiller écrivait à Koerner : « Ne pourrais-tu me
trouver un traducteur français? Je ne puis résister au désir de com-
poser un mémoire pour le roi ; » ù ce moment-là même , André
Chénier traçait d'admirables pages, qui valent ses plus beaux vers. .
L'homme qui avait célébré le serment du Jeu de paume et défendu
contre Edmond Burke les principes de 89, fidèle jusqu'à la mort
à sa foi politique, rédigeait après le IS janvier 93 la Lettre de
Louis XVI aux député^ de la Convention, cette belle lettre, corrigée
par Maleshcrbes, où l'appel au peuple est réclamé une dernière fois
avec tant de noblesse et d'éloquence. Ce.n'est pas tout : après avoir
parlé au nom du roi, il parlait en son nom, et son manifeste à tous
les citoyens français, était répandu dans les campagnes par milliers
d'exemplaires. Que de pages il a écrites pour sauver la France, la
liberté, la Constitution, pour sauver Tidéal de 89 ! Ce que Schiller
voulait faire, c'est André Chénier qui l'a fait. André Chénier, Fré-
déric Schiller, soyez à jamais unis dans le souvenir de la France,
comme vous l'êtes. sans doute, âmes fraternelles, dans les divines
régions de l 'idéal J
Ces tragiques émotions ne furent pas inutiles au développement
intellectuel de Schiller. Il comprit plus vivement que jamais la néces-
sité de préparer le genre humain au sentiment vrai de la liberté. Ses
Lettres sur f éducation esthétique de f homme, un de ses meilleurs
ouvrages, sont manifestement inspirées par le spectacle de la Révolu-
tion. Ce n'était pas, disait-il, aux révolutions prématurées, et néces-
sairement violentes, qu'il appartenait de créer l'homme nouveau;
cet homme nouveau, cet honune libre, libre de la liberté morale,
c'est-à-dire qui se domine et se possède, si une éducation philosophique
réussit à le former, et par lequel on verra se déployer sans secousses les
révolutions bienfaisantes. Et quel est, selon Schiller, le vrai moyen
de former l'homme libre? Le sentiment du beau, l'amour de l'idéal,
4. Voyez ses Lettres à Guillaume de Humboldt.
GOETHE ET SCHILLEU. 209
instinct sublime que le Créateur nous a donné pour être Tinstrument
de notre délivrance, instinct confus d*abord, mais réel, inné chez
tous, et qui, exercé, épuré, perfectionné, finit par nous affranchir de
tontes les tyrannies de la nature grossière, philosophe et artiste.
Schiller semble dire à tous ses émules : Faciamus hominemi Et, en
même temps qu^il veut former Thomme de Tayenir, celui que les
réyolutions ne précipitent plus sous le joug du despotisme, il donne
lui-même l'exemple ; il devient de jour en jour cet homme libre dont
il parle en termes si magnifiques. Ce n'est plus le Schiller d'autre-
fois; dégagé de ses anciennes entraves, on sent qu'il s'élève d'un vol
iacile vers les domaines de l'idéal. L'art, la philosophie, l'amour,
l'amitié, épurent à la fois son âme fougueuse, (juillaume de Hum-
boidt, qui a épousé en 1791 mademoiselle Caroline Dacheroden,
amie de la famille de Lengefeld, est devenu bientôt l'un des confidents
intimes de Schiller. Fichte , le généreux Fichte , est aussi un des
frères de son esprit. A mesure qu'il s'élève ainsi, et qu'une sorte
d'attraction merveilleuse réunit autour de lui les plus nobles enfants
de l'Allemagne, n'y aura-t^il donc pas un rapprochement entre,
Schiller et Gœthe?
Goethe, qui connaissait madame de Lengefeld, avait rencontré
Schiller à Rudolstadt , mais la rencontre avait été aussi rapide que
fortuite ; il était clair qu'ils s'évitaient l'un l'autre. Plus tard , ces
occasions de se voir se renouvelèrent encore, soit à Weimar, soit à
léna, et les deux poètes parurent toujours empressés à se fuir. Nous
avons dit avec quelle rapidité Gœthe s'était affranchi lui-même des
inquiétudes de Werther, et comme son voyage d'Italie l'avait rendu
amoureux de la beauté pure; Schiller, avec son inspiration désordon-
née, n'avait-il pas dû lui apparaître, dès le piremier jour, comme un
mauvais génie? Au moment où l'auteur du Tusse s'était efforcé de
délivrer son pays des fausses imitations de Shakespeare, où il avait
voulu calmer la fièvre de l'art et inspirer le. goût de l'harmonie,
Tauteur des Brigands lui avait enlevé son public; un torrent de pas-
sions fougueuses et de paradoxes déclamatçires , c'est Gœthe qui
parie, roulait de nouveau, comme en 1770, à travers la littérature
allemande. Les transformations mêmes de Schiller semblaient creu-
ser un autre abîme entre les deux poètes. Gœthe, après 89, avait
cherché un refuge pour sa pensée dans l'étude des sciences naturelles ;
la nature devenait sa loi, sa poésie, sa philosophie, sa religion, et
c'était précisément alors que Schiller, s'appropriant le système de
270 GOETHE ET SCHILLER.
Kant, ordonnait à Thomme de s*élever au-dessus de la nature pour
atteindre Tidéal de son ètre« Sublime et viril enseignement, à coup
sûr, mais bien peu fait pour réconcilier ces deujL esprits. Kant êi
Gœtbe, ce sont, cm peut le dire, les deux pôles, non pas seulement
du génie germanique, mais de la pensée humaine. Quel accord esp^
rer entre le disciple de Kani et le disciple de Spinosa, entre le
stoïcisme héroïque et le naturalisme confiant? Aucun accord, aucun
lien n'était possible. Gœthe le croyait sincèrement et le répétait sans
cesse; Schiller^ de son côté, dans ses lettres à Koerner, ne cachait
point son antipathie croissante pour ce génie égoïste. Schiller fit plus;
cette antipathie, tant de fois exprimée dans ses épanchements intimes,
un jour vint où ellb éclata publiquement. Dans la belle dissertation
'esthétique Sur la Grâce et la Dignité \ Gœthe est signalé comme le
type de ces poètes qui, devant tout à Tinstinct, incapables d'un eflTort
viril , incapables de se régler et de se régénérer eux-mêmes , n*ont
qu'une floraison rapide et jpassagère. « Produits de la nature et non
de la volonté libre, ils retournent bien vite à la matière d'où ils sont
nés. Ces métécH*es, qui avaient tant promis, ne sont plus alors que
des lueurs ordinaires, et, quelquefois, bien moins encore. » Injustes
et cruelles paroles! Gœtbe, qui avait le sentiment de sa force, les
rappelle sans amertume. « Son article sur la Grâce et la Dignité^
dit-il simplement, n'était pas de nature à nous rapprocher. »
Il fallait pourtant que ce rapprochement eût lieu. Éloignés tous
deux de la poésie, celui-ci par l'amour des sciences naturelles, celui-
là par une étude acharnée de la philosophie kantienne, ils avaient
besoin de se connaître^ de s'entendre, de se compléter l'un l'autre,
pour rentrer dans leur voie et terminer leur œuvre, a Ainsi donc,
s'écrie douloureusement M. Gervinus, chez les deux grands artistes
qui avaient créé notre nouvelle poésie , l'activité poétique se trouvait
tout à coup interrompue ! Notre impatience avait été si vive, quelques
années auparavant, que nous pouvions à peine, dans notre froide
zone, nous résigner à attendre l'épanouissement des bourgeons sur
l'arbre de la poésie allemande; maintenant, les feuilles délicates
commencent à se déployer, et, avant que le calice de la fleur soit
ouvert, une gelée nouvelle vient encore arrêter la sève! » Non,
r heure est venue où les bourgeons vont refleurir, et la seconde flo-
raison sera plus belle que la. première. L'antipathie que les deux
t. ïkber ÀrmiUhmd Wwrde. Ce travail fut publié en i7ft3 dans la ThMê.
GOETHE ET SCHILLER. 271
poètes semblaient éprouver Tun pour Tautre cachait, nous TaYons
dit, une attraction involontaire et secrète. Comment serait-il possible
d*eQ douter, lorsqu'on voit cette haine, dont parle Gœthe, faire
place si rapidement à une amitié si profonde et si tendre?
Rien de plus simple que la première entrevue d'amitié entre Gœthe
et Schiller. On ne sent chez eux ni embarras ni effort. Us entrent
de piain-pied dans ces relations qui , la veille encore , leur parais-
saient impossibles. Les travaux de Gœthe sur les sciences naturelles
aiTaient été conune un obstacle de plus entre le disciple de Spinosa et
le disciple de Kant; ce sont précisément ces travaux qui furent Tocca-
sion de leur alliance. Écoutez ce que nous dit Gœthe, dans ses
curieuses notes sur Thistoire de ses études botaniques : a Les plus
beaux moments de ma vie sont ceux que |*ai consacrés à Tétude de la
métamorphose des plantes; l'idée de leurs transformations graduelles
anima mon séjour de Naples et de Sicile. Cette manière d'envisager
le règne végétal me séduisait chaque jour davantage, et dans toutes
mes promenades , je m'efforçais d'en trouver de nouveaux exemples.
Mais ces agréables occu])ations ont acquis une valeur inestimable à
mes yeux , depuis que je leur dois l'une des plus belles liaisons que
mon heureuse étoile m'ait réservées; elles me valurent l'amitié de
Schiller, et firent cesser la mésintelligence qui nous avait longtemps
séparés. » Comment les choses se sont-elles passées? C'est Gœthe
encore qui nous le raconte dans ses Annales, Un jour, à léna, pen-
dant les premiers mois de 1794, au sortir d'une séance à la société
d*histoire naturelle, Gœthe et Schiller se rencontrent à la porte. La
conversation s'engage, Schiller se plaint de la méthode fragmentaire
adoptée par les naturalistes, méthode ingrate, et qui éloigne les pro-
fanes. (cEUe répugne même aux initiés, répond Gœthe; il y a certai-
nement une autre manière d'envisager l'action de la nature créatrice,
en procédant du tout à la par lie, au lieu de l'examiner par fragments
isolés.'» Gœthe expose sa méthode; Schiller écoute et demande
maintes explications. On arrive , tout en devisant , à la maison de
Schiller; on entre, on s'assied; la causerie et la discussion recom-
mencent de plus belle; l'idéalisme kantien de Schiller et le réalisme
<le Gœthe sont aux prises. Heureuse soirée ! Discussion fécpnde ! De
cet entretien philosophique sur les transformations des plantes est née
œtte amitié des deux grands poètes. D'autres circonstances y contri-
buèrent encore. Gœthe termine son récit par ces mots : « Le premier
pas était fait. Il y avait en Schiller une singulière puissance d'attrac-
in GOETHE ET SCHILLER.
tion ; il saisissait avec force tous ceux qui s'approchaient de lui. Je
m'intéressai à ses projets, je promis de lui donner, pour son recueil
les Heures, maintes choses que je tenais cachées. Sa femme, qae
j*aimais et appréciais depuis son enfance, contribua pour sa part à
consolider notre union. Ainsi fut conclue cette alliance qui na
jamais été interrompue , et qui a fait tant de bien , à nous den
d'abord , puis à bien d'autres. Pour moi, en particulier, ce fut un
printemps nouveau, où toutes les semences germèrent, où toute séTe
monta, et s'épanouit, et s'élança joyeusement au dehors. Le témoi-
gnage le plus direct, le plus pur et le plus complet de notre amitié
est déposé dans le recueil de nos lettres. »
Quelques semaines après, Schiller, qui venait de fonder avec Guil-
laume de Humboldt, Fichte et WoUmann, son recueil littéraire
intitulé les Heures, adresse une lettre à Goethe pour lui rappeler
ses promesses. La correspondance est commencée ; nous n'avons plus
qu'à laisser la parole aux deux poètes.
(La faite à la prochaine litraitoa.)
o
LA POÉSIE A CUBA
ET Lfi. POÈTE PLACIDO
PAR M. F.-R. CAMBOULIU
I
Depuis plusieurs années, le sentiment des arts est né et s'est déve-
loppé au sein de ITnion américaine. Ses poètes, ses historiens, ses phi-
losophes, nourris de cette sève vigoureuse particulière à la jeunesse des
nations et tout empreints des couleurs originales du sot natal, ont déjà
passé rOcéan et annoncé avec un certain éclat à la vieille Europe que
la lumière divine comptait dans le monde un foyer de plus. La critique
a accueilli avec joie cette bonne nouvelle et s'est empressée de consacrer
quelques renommées. Mais tout en applaudissant à ces premiers essais
d'une littérature américaine, moins encore pour ce qu'ils sont en eux-
mêmes qu'en raison de ce qu'ils promettent pour l'avenir, elle a
remarqué avec étonnement que le mouvement s'arrêtait au golfe du
Mexique, et que, sauf de très-rares exceptions, un lourd sommeil con-
tinuait de peser sur les immenses contrées occupées par la race espa-
gnole. La voix d'un poétQ a été entendue à Mexico, comme pour faire
mieux ressortir le silence qui régnait dans le reste du continent. Fau-
drait-il en conclure que le génie poétique de l'Espagne ne passa point
la mer à la suite des soldats dé Pizarre, et que cette admirable nature
des tropiques, à peu près vierge encore du pince'au de l'artiste comme
dn soc de la charrue, appellera toujours en vain un talent national
capable de la comprendre et de célébrer ses magnificences? on ne
saurait* le penser. Ce ne sont point les dispositions naturelles qui font
défaut, mais les circonstances. Les dures nécessités de la vie ont
absorbé jusqu'ici toutes les forces de la race hispano-américaine.
L'empire des lois à fonder, le foyer domestique à défendre , le sol à
défricher ne lui ont point encore permis de respirer et de lever son
front vers le ciel. Mais viennent les jours de sécurité et d'abondance,
viennent les jours où elle pourra contempler la majesté de ses mon-
tagnes et prêter l'oreille aux murmures de ses forêts, et les Long-
fellow, les Poe, les Emerson trouveront, nous n'en doutons pas, des
rivaux sérieux au delà de l'Isthme.
r^ous n'en voulons pour preuve que ce qui se passe à Cuba. Certes,
la situation de cette colonie n'est pas des plus favorables au dévelop-
Tone X. — 38*LiTraisoiu 18
274 LA POÉSIE A CUBA
pement du génie artistique. Le joug de la mère patrie s'appesantit
de jour en jour, à mesure que les éyénementa semblent justifier ses
inquiétudes. La censure s'y exerce avec une extrême rigueur; les
meilleurs esprits sont réduits au silence ou prennent le chemin de
l'exil. La population est partagée entre le désir de l'indépendance et la
peur d'une guerre servile» accompagnée de toutes les horreurs dont
leurs voisins de Saint-Domingue furent jadis les victimes. Ajoutez le
peu de relations sociales qui existent entre les diverses classes de la
population, surtout entre la bourgeoisie, enrichie par le commerce, et
les nobles, possesseurs d'immenses domaines^ fiers comme les hidalgos
dont ils descendent, mais non, comme eux, affables envers les petits
et dignes envers le pouvoir. Cependant, comme après tout il règne
dans le pays une sorte d'ordre extérieur et que l'on peut compter â
peu près sur son lendemain, on y trouve aussi un commencement de
littérature qui date déjà d'une trentaine d'années et dont l'avenir ne
serait peut-être pas sans éclat, si des temps moins durs pour l'intelli-
gençe succédaient à l'état de choses actuel. Nous regrettons que les
bornes de ce travail ne nous permettent pas de remonter à l'origine
de ce mouvement. Nous aurions plaisir à montrer un Padre Vorela^ on
moine éclairé et libéral, très au courant des idées modernes, rejetant
la défroque scolastique et initiant hardiment la jeunesse à la philoso-
phie contemporaine, sous les yeux de ses collègues de l'université
ecclésiastique qui, fort heureusement, ne le comprenaient pas. rtous
dirions comment un de ses meilleurs élèves, don Antonio Saco, aujour-
d'hui .proscrit et fixé à Paris, ayant hérité de sa chaire et de ses doo-
trinés vers l'année 1821, continua, avec un succès peu commun dans
les fastes de l'enseignement, l'œuvre du maître, et devint en peu de
temps l'homme le plus influent de l'Ile. Nous assisterions volontiers i
l'éducation intellectuelle de ce petit peuple, perdu an milieu de l'O-
céa.n, et qui, réveillé par la voix d'un moine, se met à penser, à dis*
enter, à écrire; fonde des journaux, des académies, des concours^
dans lés instants de répit que lui laisse l'état de siège, et arrive promp-
tement à créer dans son sein un esprit public avec un commencement
d'art indigène qui en est à la fois l'expression et le principal aliment
La littérature à Cuba n'est pas, comme on pourrait le erone,
un écho lointain et comme un prolongement de la littérature esp»»
gnole au delà des mers. La langue est bien la même, mais nonTinspi*
ration ni les caractères. L'esprit littéraire a soufflé parmi les créoles
des Antilles, juste au moment où commençaient leurs longs démêlés
avec la mère patrie. Il a grandi avec leurs grie£s, avec leurs récIanM-
tions, et il s'en est nourri. La prose surtout, née des besoins de la vie
pratique et appliquée tout d'abord à la discussion des questions éco-
ET LE POÈTE PLACIDO. 275
nomiqiies qui intéressaient la colonie, a contracté de bonne benre des
habîtiides de précision^ de netteté, de simplicité que Ton trouve bien
rarement dans la littérature parement espagnole. S'il fallait attribner
à une influence étrangère les qualités qui distinguent les bons prosa-
teurs cubains : un Saco, un Poey, un Écheverria, c'est plutôt pour la
France que nous rerendiquerions cet. honneur. Voltaire et Montes-
^en ont certainement passé par là. Quant à la poésie, bien qu'elle
ait aussi son fond d'originalité et qu'elle ofl&'e des nuances très-mar-
qaées, on peut dire cependant qu'elle est moins indépendante du vieux
génie espagnol. Quiconque aspire à la gloire des' vers a longuement
pratiqué son Herrera et son Luh de Léon. Ce sont les formes consa-
crées par CCS vieux maîtres, et, jusqu'à un certain point, leurs procé-
dés poétiques qui dominent au delà comme en deçà de l'Océan. Une
ehose pourtant distingue la poésie cubaine, non-seulement des anfi-
qnes chefs-d'œuvre de la muse castillane, mais encore des productions
contemporaines écloses dans la mère patrie : c'est comme dans l'A-
mériquedu Nord, l'empreinte profonde du sol natal, et je ne sais quel
goût du terroir, qui, indépendamment des titres et des noms propres,
nifOrait pour attester son origine transatlantique. Nous reviendrons
natorellement sur ce point essentiel en parcourant les écrits de Pla-
cido. Mais ce qu'il nous faut signaler dès à présent, c'est l'immense
?ogue de la poésie à Cnba et k rôle important qu'elle joue dans la vie
sociale. II n'est point de saint ayant une certaine clientèle, qui ne
fasse pleuvoir des centaines de sonnets, de madrigaux, de décimas qui
remplissent le lendemain les colonnes des Journaux du lieu. Tout le
SMmde s'en pique et chacun est, à son tour, chantant et chanté. Les
mariages, les baptêmes, les anniversaires, autant d'occasions de se
fiTrer au penchant favori. On fait des vers à table, comme chez nous
de l'esprit. Les vers sont les moU du pays. Là encore, la sérénade est
tme vérité. La romance de rigueur, composée pour la circonstance,
est chantée par l'amant en personne, pendant que deux amis font le
guet et tiennent les rivaux .en respect L'art véritable n'a rien à voir^
on le comprend, dans ces innocents divertissements, et nous ne les
âgnalons ici que comme un trait de mcenrs assez rare de nos joars,
même chez les peuples méridionaux. Mais i, côté de ces producti(His
éphémères et modestement données comme telles par les auteurs
enx-mémes, on rencontre un nombre relativement très-considérable
de poésies de toute sorte, plus ou moins marquées d'un caractère
littéran^ et publiées avec des prétentions de durée. Ce sont le plus
souvent des jeunes gens qui ont fait quelques études, et qui, prenant
pour génie l'ardeur de rimer naturelle au climat» publient leurs rêve-
ries amoureuses à vingt ans, quelque forte théorie historique ou sociale
276 LÀ POÉSIE A CUBA
à vingt-cinq, et se taisent sagement à trente, quand le bon sens est
arrivé et qu'ils ont jeté leur feu. Pourtant, comme on fait des folies i
tout âge, on a vu tel amant suranné des Muses payer tribut assez tard
au mal du pays :
a Et d'un laurier suspect flétrir ses cheveux blancs. »
Enfin au-dessus de cet immense chœur d'improvisateurs vulgaires
et d'amateurs ambitieux s'élèvent les vrais poëtes : ceux-là asseï
rares comme partout et moins pressés^ de publier leurs œuvres com-
plètes avec commentaire et portrait ; pas tellement rares pourtant, apt
nous ne puissions en nommer jusqu'à trois nés et élevés dans 111e
depuis le commencement du siècle : Dofta Gertrudis de Avellaneda>
Heredia et Placido; les deux premiers signalés depuis longtemps par
la critique et déjà traduits en partie ; le troisième encore inconnu en
Europe, bien que supérieur par certains cOtés à ses deux compatriotes.
II
Placido naquit à Matanzas, ville importante de l'île de Cuba, vers le
commencement du siècle, des amours clandestins d'une blanche et
d'un noir. Abandonné par ses parents et recueilU par une pauvre
veuve, son enfance s'écoula dans la misère. On ne sait ni où ni com-
ment il apprit à lire. Un certain Ignacio Yaldès, ayant remarqué ses
dispositions pour la poésie, lui enseigna la prosodie et lui prêta quel-
ques livres. Devenu grand, Placido vécut du triple métier de charpen-
tier, de pêcheur et de poëte; déjeunant d'un coup de filet et soupant
d'un sonnet pour noce ou pour baptême, fourni à la minute et à juste
prix. Plus tard, son talent l'ayant élevé au-dessus du commun des fai-
seurs de vers, les journaux sollicitent sa collaboration et lui payent
quelquefois ses articles. Une ode qu'il publia à l'avènement d'Isabelle,
le tira tout à fait de l'obscurité et lui valut les encouragements de quel-
ques hommes considérables. Mais sa position n'en fut pas sensible-
ment améliorée. Il n'y gagna que de trouver un peu plus de crédit et
de pouvoir s'acquitter en chansons, quand il avait affaire à des créan-
ciers intelhgents. L'amour le consola quelquefois des maux de la vie
et les aggrava plus souvent encore. Il finit par se marier, afin « d'es-
sayer de la misère à deux, et pour que sa noble race ne pérît point, s
Mais en cela naéme son espérance fut trompée : il n'eut point d'en-
fants, et il cessa d'être misérable. En somme, des jours moins durs
semblaient se lever pour le pauvre poëte, lorsque tout à coup, accusé
d'avoir trempé dans un complot des gens de couleur contre les
ET LE POÈTE PLACIDO. «77
blancs, il fut condamné à mort par un conseil de guerre, et fusillé le
29 juin 1844. .
Ses œuvres, recueillies quelques années après sa mort, furent
publiées pour la première fois à Barcelone en 1854. L'année sui-
Tante, l'éditeur Vingut, Havanais d'origine , établi à New-York, en fit
paraître une seconde édition augmentée d'un grand nombre de pièces
empruntées aux journaux de Cuba. En 1836, ce même Vingut, ayant
pn se procurer une foule de compositions inédites que des mains
fidèles avaient conservées , donna encore une troisième édition. C'est
celle que nous avons sous les yeux et qui bien certainement ne sera
pas In dernière. La réputation de Placido s'est faite toute seule; c'est
assez dire qu'elle est fondée et qu'elle ne peut que grandir avec le temps.
La première chose qui frappe en parcourant les œuvres du poète de
Matanzas, c'est l'extrême variété de tons et déformes quiyrègne. Depuis
Tépigramme jusqu'à l'ode , en passant par le sonnet et la romance ,
Placido a coulé sa pensée dans tous les moules poétiques, sauf le
drame et l'épopée. Encore pourrait-on citer comme appartenant à ce
dernier genre la légende du Fils maudit, qui remplit une cinquantaine
de pages du premier volume. L'éloge et la satire , la plainte doulou-
reuse et la prière résignée , les aspects de la nature et les peintures
du cœur humain, tout cela se presse pêle-mêle et comme au hasard
de l'inspiration dans ce charmant recueil. Et qu'on n'aille pas attri-
bner ce mélange à l'inconstance naturelle d'un talent médiocre qui
essaye de tout, précisément parce qu'il ne se sent propre à rien. SI
l'on peut' signaler dans le recueil de Placido des pièces d'un goût
douteux, et qu'il aurait été le premier à exclure s'il avait fait son
ehoix lui-même , on y trouve aussi des chefs-d'œuvre dans la plupart
des genres ; des fables que La Fontaine aurait signées, des sonnets à
contenter Boileau , des idylles à lutter de grâce et de fraîcheur avec
les plus charmants morceaux d'Ânacréoii.
Du reste, sous cette diversité de formes^ c'est toujours le même,
fond qui apparaît; toujours la belle Cuba, la gracieuse Betne des
Antilles. Placido est essentiellement et plus que tout autre le poète
de son pays. Nul n'en reproduit avec autant de charmes et de vérité
les aspirations , les mœurs , le climat , la végétation luxuriante. C'est
l'unique rêve de son imagination, l'unique source où s'inspire son
talent. Son âme de poète est formée des émanations de cette riche
nature au sein de laquelle s'est écoulée sa vie entière. C'est par là
qu'il se distingue d'Heredia et d'Avellaneda ses compatriotes. Jeunes
encore, ceux-ci quittèrent la terre natale et se formèrent sous d'autres
inflaences. Le souvenir de la patrie vit sans doute au fond de leur
cœur et se répand quelquefois dans leurs écrits en strophes passion-
278 LA POÉSIE A CUBA
nées ; mais ils ont vécu sons d'antres climats, ils se sont intéressés k
d'autres hommes, à d'autres événements. Heredia a gouverné le Heâ-
qne, où il est mort; Avellaneda a charmé les salons de Madrid, o& dk
brille encore. Au sein de leurs triomphes, l'un et l'autre ont un pen
perdu de vue le ciel des Antilles. I^ur talent a quelque chose de plu
cosmopolite; on sent qu'il a mûri sous d'antres latitudes. Placido,
lui, n'a jamais quitté Cuba, pas même Matanzas, sa ville natade. Son
cœur a battu de toutes les craintes , de toutes les espératices de sas
compatriotes , et le spectacle de la terre étrangère n'est jamais venu
faire diversion aux impressions du sol natal. Aussi avec quel -éclat,
avec quelle transparence fluide sa poésie ne réfléchit-elle pas cette
grande et bplle nature des tropiques I Ce n'est pas qu'il loi arrive ploB
souvent qu'à un autre d'en aborder directement la peinture , et que ,
de propos délibéré , il chante ici la végétation , plus loin les mon-
tagnes ou la mer, ou telle antre particularité du pays. C'est surtout
par occasion , je dirai presque à son insu qu'il peint les merveHles
qui l'environnent. C'est dans la trame de son style qoe se glissent les
magiques ejQfets de soleil, les nuits splendides, les brises parfu-
mées; c'est au détour d'une strophe, dans une comparaison, dans
une simple métaphore, que se montrent les hivers sans neige et sans
firimas , l'ouragan furieux ravageant les l>ois d'orangers , l'immense
savane et ses hôtes redoutables. Il en est de même des mœurs locales.
Placido ne décrit pas tel détail parce qu'il le croit original et de nature
à intéresser, mais parce que ce détail se nmcontre sur son chemin et
qu'il entre naturellement dans son plan. En lisant son recueil on peut
tout reconstruire, le pays, les hommes, la vie; ou plutôt l'imagination
émue nous transporte aux lieux ou a chanté le poëte , et noua avons
sous les yeux non pas une galerie de tableaux découpant le pays en
points de vue et la vie en scènes, mais une immense toile pleine de
mouvement avec son horizon et ses paysages; une contrée tout
entière, hommes et choses , avec son ciel édi^tant et les bruits de
l'ficéan qui l'environne.
Le charme de cette peinture naïve d'un monde si difiére&t du
nôtre est ce qui saisit d'abord et qui intéresse le plus dans l'œuvre
de Placido. Mais cette sorte d'originalité, qu'on pourrait à la ri-
gueur attribuer au hasard des circonstances autant qu'à un talent réel»
n'est pas l'unique mérite du poète. Des qualités plus solides et plus
personnelles le distinguent, qui suffiraient en tout cas pour lui asaurer
un rang honorable dans l'estime des liommes de goût Placido pos-
sède k un degré éminent la faculté poétique par excellence, le seas
de l'idéal. Nul ne sait mieux dépouiller les choses dès misères, des tri-
vialités qui les rabaissent pour en montrer le côté pur et élevé. La jewie
ET LE POËTE PLACIDO. 27»
811e de ht campagne, brûlée par le soleil et déformée par les traranx
pénibles, se pare en traversant son imagination de je ne sais qnelle
beaaté qni lui est propre , et qui remplace arec avantas^e la grâce et
la fralehenr perdues. Sur les bords du San-Juan, un mulâtre s'apprête
iiancer ses filets troués ; mais son front brille d'un éclat fauve comme
Tor de Zampoala, il chante sa maltresse â rendre jalousies les blan-
ches, le chœur des oiseaux accompagne sa romance , et l'amour con-
duit sa nacelle. Le pays entier se tran?«figure ainsi entre ses mains
sans perdre son caractère. Ajoutons enfin Taîsance , le naturel , la
simplicité dans les sentiments et dans le style qui forment encore un
côté remarquable de son talent. Chez lui nulle afifectation, nulle exa-
gération de fond ni de forme ; point de fausse mélancoUe , point
d'ambition dans la plainte , point do délire dans la joie, point de fré-
nésie dans l'amour. Ses vers respirent je ne sais quoi d'aatique qni
contraste étrangement avec l'excèi de la couleur moderne dont s'en-
luminent volontiers dans son pays les poètes de second ordre. Par
Tensemble de ses qualités, Placido rappelle, quoique de loin et sans
en avoir la puissance , ces génies primitifs que la nature envoie â
l'heure propice pour fonder les littératures ; il donne l'idée de ce que
pourra être un jour la grande poésie dans son pays.
III .
L'ode sur l'avènement d'Isabelle qni commença , comme nous l'a-
vons dit, la réputation de Placido, fut^ distinguée entre cent autres
pièces de ce genre que les journaux de Cuba publièrent â cette occa-
sion. Accablés sous le double despotisme du gouvernement central et
des lois exceptionnelles, nourris d'ailleurs dans les idées libérales qui
depuis le commencement du siècle avaient pénétré dans llle par toutes
les voies, les créoles avaient accueilli avec enthousiasme cet affran-
chissement de la métropole dont ils comptaient bien avoir leur part.
Tans les poètes grands et petits chantèrent â l'envi le jour nouveau
(foi se levait sur l'Espagne. Ce fut même durant plusieurs années une
sorte de tradition poétique â Cul^a que de célébrer l'anniversaire des
principaux événements qui se rapportaient â la révolution. Le recueil
d^- Placido ne renferme pas moins de dix pièces sur ce thème, toutes
aédiées à Isabelle ou à sa mère et portant sur le même fond l'amour
de la liberté, le respect pour la personne royale, la haine des factieux
eldes traîtres. La dernière de ces pièces présente seule ce caractère par-
ticulier, qu'elle ne fut pas seulement de la part du poôte un tribut anx
idées régnantes, mais encore nn acte de courage. L'agitation qui régnait
280 LA POÉSIE A CUBA
daûs rile inquiétait la métropole. On craignait àMadrid que les Havanais
ne s'avisassent un beau jour 'd'acclamer la liberté pour leur propre
compte. Aussi pendant que les cortès, sous un prétexte quelconque^
refusaient l'entrée du congrès aux députés de Cuba, le ministère con-
fiait le gouvernement de la colonie au général Tacon, homme de réso-
lution et d'énergie violente. Dès son arrivée , le nouveau capitaine
général défendit, sous les peines les plus sévères , toute allusion aux
événements politiques. Journalistes et poètes se turent. Placido seol^
selon sa coutume , éleva la voix le jour anniversaire de la naissance
dlsabelle et fit entendre l'hymne suivant :
« Quoi I dans la poussière, toi, lyre harmonieuse ! viens et résonne à Tunis-
son de mon enthousiasme. Fais honneur au génie qui t'inspire, célèbre Is
vertu, étonne les hommes.
«Cygnes harmonieux de ma patrie, où sont les accents que jadis, au pôle
lointain, emportait d'ici le rapide Éole? et ces strophes gracieuses qo'ai-
maient à écouter les ondes cristallines du ruisseau Apollon?... Strophes
douces et joyeuses, alors que Dieu le permettait ! votre cœur ne bat donc
plus ? Soit ! Mais à cette heure, où la blanche aurore couvre le firmament
de son manteau de neige, moi, j'enverrai au ciel, sur l'aile des vents, l'hymne
• de la joie. Qu'il se taise celui qui a peur ; moi, je ne crains rien, et jetante.
Comme sur les autels du grand Jupiter, le farouche Asdrubal jura autrelbis
haine aux Romains, ainsi, en présence du grand Dieu de la nature, j'ai
juré haine étemelle aux tyrans.
« Aux splendeurs matinales du soleil qui se levait, annonçant le jour delà
naissance d'Isabelle, lorsque la blanche et fraîche aurore parait TOrient de
guirlandes purpurines, au-dessus de l'écume de la vaste mer, Cuba montra
son front couronné de palmiers et d'orangers, et tournant ses regards vers
la malheureuse Espagne, elle éleva la voix et parla en ces termes au chef des
rebelles, au nouvel Attila :
« Quand disparaltras-tu, mortel pervers, là-bas, dans les antres obscurs da
rAvern.e? Quand vomiras-tu, pour le bonheur du monde, le flot de ton sang
impur? Tu prétends régner! Quel sera donc. le tonnerre qui renversera, qui
domptera les fils de la science? Peut-être le traître Moreno, ce lâche et
cruel bourreau de Torrijos I »
« Tremble et fuis, malheureux 1 le siècle ne veut plus de traîtres couron-
nés; et si jamais ta horde d'insolents vandales pouvait atteindre son détes-
table but, tu ne serais qu'Un esclave sui; le trône, jamais un roi »
« Tremble et fuis, malheureux I Si tu es rassuré en voyant le lion revêtu
de sagesse et de calme, sache qu'il n'est donné qu'à la bonté et à la dé-
mence royale de contenir sa fureur. Mais, malheur à toi, si, secouant sa
crinière, il se dresse sur son vigoureux jarret, et bondit furieux, et rugit
comme le tonnerre, et s'élance aux champs navarraisl.... d
C'est sur ce ton mâle et vigoureux, c'est avec cette rapidité éner-
gique et passionnée que Placido exprime les colères de toute une
ET LE POÈTE PLACIDO. 281
population déQue dans ses légitimes espérances de liberté. On com-
prend en effet que ces imprécations , qni dépasseraient la mesure et
seraient des fautes de goût si elles ne s'adressaient qu'au prétendant,
tombent principalement sur le gouvernement local, lequel du reste ne
8*7 trompa point. Le poète fut emprisonné et traité fort durement
mais il ne se corrigea pas, il ne fît que changer de tactique. Ses ana-
tbèmes contre le despotisme prirent une autre forme. Il adressa des
sonnets à la Grèce , à Venise, à la Pologne, à Guillaume Tell, à tous
les opprimés , à tous les libérateurs , et finit par se réfugier dans
l'apologue qu'il rendit pour un moment à sa destination primitive.
Citons encore comme échantillon de cette poésie politique le sonnet
à Guillaume Tell, un des plus remarquables de tout le recueil.
iSur un mont couvert d'une nei^e éclatante, lamain droite appuyée sur son
arc, Guillaume Tell élève son front héroïque couronné d'une auréole de feu.
■ Dans la plaine est couché l'insolent despote, le trait de fer enfoncé dans le
cœur, et rendant à l'enfer son Ame ténébreuse, qui s'échappe sous la forme
d'ui serpent.
I La chaleur l'abandonne ; la terre lance à l'Océan ses membres ensanglan-
tés, mais les vents et les ondes les repoussent.
f Point de pitié pour l'impitoyable 1 11 n'est pas jusqu'aux éléments insen-
sibles qui ne rejettent de leur sein les restes d'un tyran 1 »
Au reste, Placido n'était point de ceux dont les cris de liberté signi-
fiaient au fond renversement de tout ordre et de toute hiérarchie. On
pourrait le supposer avec d'autant plus de raison, que sa couleur,
péché irrémissible à Cuba, le condamnait à une vie d'humiliations et
l'obligeait à parler chapeau bas au dernier des blancs. Il vous dira
bien qu'il faut fuir les grands et les riches, que leur société est dan-
gereuse , qu'il faut nécessairement , dés qu'on les approche , qu'on
devienne leur esclave ou leur victime, que la compassion pour les
petits et les faibles est aussi rare qu'un jour sans soleil. Mais jamais
d'attaque, même indirecte, contre l'ordre étabU, jamais de plainte au
sujet de la condition où le sort l'a fait naître. La nécessité et la dignité
du travail , l'obéissance aux lois , le respect des magistrats qui les
appliquent avec équité et modération, voilà les principes qu'il pro-
dame comme les fondements providentiels des sociétés humaines.
t Non, s'écrie-t-il au début d^une ode où il recommande ces principes aux
gens de labeur, ses frères, — non, ce n'est point à l'homme de guerre, fléau
de ses semblables, qui, à la tête des armées, tout couvert de sang, triomphe,
aTance, et sur des cadavres et des ruines s'élève, que j'adresserai mes chants.
h célébrerai le travail, don précieux, émanation du Tout-Puissant, dont la
main divine marque d'un sceau glorieux les nations industrieuses. » Et plus
tai LA POÉSIE A CUBA
loin : • Il est juste d'honorer les hoÉnmet qui, au prix des plus pé^Msi
travaux, font exécuter les lois, et les ministres qui mettent les Étals 4 Taferi
des attaques de Tétranger. Ceux-là travaillent aussi, et certes, une leiraai
croissent les intrigues, les poignards et les poisons. >
A ce même ordre d'idées se rattachent un certain nombre de fables
et de petits contes où les dangers de l'ambition et des grandem
humaines sont mis en contraste avec la sécurité et les douces joies de
la médiocrité. C'est un bâtiment superbe qui apostrophe ironique*
ment la nacelle du pécheur, rasant timidement la côte , tandis que
lui-même , livrant ses grandes voiles au vent, gagne la haute mer oA
il est submergé par la tempête; ou bien un mouton ambitieux qui
cherche fortune dans la société du lion et à qui le roi des forêts fait
sentir sa griiffe dans un moment de mauvais humeur; ou bien encore
ce sont deux vagues marchant côte à cîôte, de la haute mer au rivage,
et dont l'une se gonflant outre mesure, s'affaisse sur elle-même et se
dissout en flots d'écume, tandis que l'autre, d'une allure plus modeste,
achève paisiblement sa carrière. Traduisons cette dernière pièce qui
donnera en même temps une idée du talent de Placido dans l'apologue.
« Poussées par une brise légère comme deux tendres compagnes, deux
vagues s'avançaient dé la haute mer vers Tembouchure du fleuve. L'une
d'elles, impatiente, gourmande la lenteur de son amie : « Tu demeures en
arrière, indolente ; tu ne prospéreras jamais si tu marches avec les petites.
Tu vas voir comme je me joindrai tout à l'heure à des vagues superbes, et
m'élèverai au-dessus de la surface unie de la mer, et submergerai les navires,
et me précipiterai au rivage. » Aussitôt elle se gonfle, eUe s'étend Mais,
succombant sous son propre poids, elle se dissipe en flots d'écume. Telle fut
sa fin. Sa compagne, qui l'avait vue s'élever avec tant de présomption, pour-
suit sa route silencieuse et tranquille, riant de sa folie. Tantôt un petit
poisson aux riches couleurs bondit et la suit en jouant ; tantôt le doux
sépbyr l'effleure de son pied léger. Ainsi elle s'en va glissant jusqu'à la rivs,
où elle embrasse la taille d*une jeune fille, et s'élève jusqu'à son visage, et
mouille sa chevelure flottante; puis, sur un ht de sable fin, elle^expire ben-
reuse et satisfaite. »
C'est, sous un autre symbole , l'argument des Deux Grenouilles ; et,
en vérité, si La Fontaine a pour lui la rapidité du récit et la vivacité
du dialogue, la grâce et la délicatesse sont du côté du poète cubain ;
surtout si l'on veut bien ajouter par la pensée à notre pauvre tradac-
tion le charme du vers et ces mille perfections de détail qn'il est
impossible de détacher de l'original.
La religion a inspiré quelques pièces à Placido, mais en petit dobeh
bre, choiq ou six au pins. Ce n'est pas qu'il ne la Ttete», qu'il ne pio-
ET LE POÈTE PLACIDO. tS3
teste fatale de son attachement à la foi de ses pères; mais cette foi
a'est pas le fond de sa vie; il ne Péroque que dans les moments cri-
tlqaes, qnand le malheur le frappe et qu'il a besoin de consolations.
Je ne Toadrais pas même assurer qn'un théologien nn peu rigide ne
déeonTrit ci et là quelque proposition malsonnante , et sentant le
déisme. Seulement il pardonnerait à l'auteur, en faveur de sa sim-
plicité. Néanmoins on remarque parmi ces pièces nn sonnet à Jésus-
CSirist expirant» comparable par la grandeur des images et la sombre
tnreor qui y règne à ce que la littérature espagnole possède de plus
ngourenx snr ce sojet tant de fois traité.
Une classe de compositions assez nombreuse et surfout fort mèléei
c'est celle des félicitations et des éloges dictés an poète par Tadmi-
nfion, la reconnaissance, hélas I et le besoin. On trouve partout des
Muses sans pain' et des Montoron. Placido avoue quelque part des
misérea de ce genre, et reconnaît qu'il ne fut jamais aossi mal inspiré.
Comme tous les vrais poètes il avait horreur du travail imposé. Parmi
ses éloges, ceux qui sont désintéressés se distinguent à première vue.
'H retrouve toute sa verve dès que son vers coule de l'abondance du
eseur. Je voudrais citer en entier la Siempremca à Martinez de la
Bosa, Utt Flores del tepulcro à la mémoire d'une dame de haut rang,
qai n'avait pas dédaigné de tendre la main au pauvre mulâtre et de
l'appeler son ami; une ode à la comtesse Merlin, Havanaise aussi dis*
tingaée par ses talents que par sa naissance , et que la société pari-
sienne regrettera toujours. Elle résidait en France depuis long-
temps, lorsque ses affaires la rappelèrent dans son pays où elle ne fit
qu'un très-court séjour. Au moment de son départ, Placido lui disait :
« Tu vas partir L.. Pourquoi sitôt quitter le sol de la reine des
mecs américaines? Ne te proclame-t-elie pas sa plus brillante étoile ? Ses lis
et ses orangei-s embaument l'air que tu respires; ton regard a Téclat et la
chaleur de son soleil; tes lèvres le vermillon de ses œillets; le sourire de
son beau ciel est le tien, et le joyeux son de ta voix, qui pénètre et charme
les cœurs, rappelle dans sa douceur harmonieuse le murmure de ses ruis-
seaux et de ses palmiers
« Le Sagua, à Tonde sonore, qui jaillit du pied du haut Escam-
bray, et qui étale sur ses rives autant de fleurs qu*il roule de paillettes d'or
dans son lit; TAgabama aux flots rapides, le large et profond Cauto, qui se
couronne à sa source de pins gigantesques, auraient-ils moins de charmes
pour ton noble cœur que le climat brumeux où coulent la Garonne et la
Seinet... Vas-tu chercher des triomphes? Tends la main 1... le laurier croit
tossi dans les savanes de Cuba* •
Ti'amoor a son tour et sa place dans les vers de Placido ; mais
9S4 LA POÉSIE A CUBA
[dace {diu resfrdnte qo'on ne serait tenté de le supposer de la part
d'un poète qoi avait do sang africun dans les veines. En ontre, sa
tendresse, on pen sensneDe, nn peu mélancoltqae an besoin, ne con-
naît ni les transports ni les violences. Est-il trahi T II s'éloigne en se
plaignant de l'ingralitode de sa maîtresse et en M reprochant sa
âoplidté, mais sans tons ces éclats de fnrenrs, sans tons ces grinee-
ments sinistres qne l'on a cootome d'atbrîbner aax jalousies méridio>
nates. Le choléra vient-il lui ravir sa fiancée, son prebiier, son véri-
table amour T H la pleure pendant de longues années, mus il ne va
pnnt crier sa donlenr à l'nnivers, il ne Uaspbème point contre le de),
il n'ouvre pas é plaisir sa blessure posr la faire sa^er plas abon-
dânunent. i As-tn vu qnelqnefws, écril-U A nn de ses amis, A l'oecasioD
de ce dernier malheur, as-tu vu dans la prairie verdoyante âne tige
dé lis onvrir ses blanches fleurs et rivaliser d'éclat et de parfum avec
le rosier souriant T Les amours accourent de tons cAtés, et au fond des
calices transparents savourent le doax nectar. Mais voici qu'un tan-
rean mu(pssant, séparé du troupeau et poursuivi par des chiens affa-
mésj écrase sans pitié de son pied pesant les blanches fleurs que*
caressa Cupidon , et la pauvre tige se relève nue , pleurant son édat
et son parfum; tel est l'état où m'a réduit la mort en m'enlevaot ma
bien-3imée I ■ Voilà le ton de l'élégie chez Placido. Son tempérament
démentait-il son origine, ou bien cette retenue dons la passion réputée
formidable chez ses pareils, était-elle un efTet de son penchant naturel
pour la sobriété et la mesure en toutes choses T C'est possible ; mais
je serais tenté de croire que ce qu'il y a de plus particulier en lui,
c'est qu'il est sincère et vrai, c'est qu'il se borne à exprimer ce qu'il
sent et qu'il ne met point l'imagination A la place du coeur. Ce fen
qui circule , dit-on , dans les veines de certains peuples m'a toujours
paru nn peu conventionnel. Le type de l'amour méridional sera, si l'on
vent, l'amour des poètes arabes, plus idolâtre des formes, plus volup-
tueux encore dans sa molle rêverie que celui de Placido. Mais l'amoar
forcené est rare sons tontes les latitudes. La ample nature forme peu
d' Vagoi.
IV
Le patriotisme, le sentiment moral, la sympathie pour le mérite
ersonnel ont inspiré A Placido ses pièces les plus étendues et du ton le
lus élevé, mais non les plus achevées ni les plus originales. Ce n'est
as qull fût dépourvu des dons naturek qu'exige la grande poéûe
^que. Les fragments cités plus haut, et que nous avons pris
ntre cent antres de même valeur, attestent suffisamment qu'il est
ET LE POÈTE PLACIDO. 285
capable â'enfboQsiasme , qu'il sait trouver l'image éclatante, l'expres-
sion rapide et concise. Ce qui loi manque , c'est l'art de se soutenir,
de gonyemer son inspiration, de ménager son soufQe. On trouve aussi
(à et là des strophes un peu vides , où se trahit l'absence de cette
forte culture intellectuelle dont les plus heureux génies ne sauraient
se passer. Si Placido mérite le nom de maître, c'est dans l'expression
des sentiments tendres et gracieux, dans les petits tableaux de
mœurs, dans les courtes fantaisies, partout où une émotion rapide et
quelques coups de pinceau suffisent. On ne sait que choisir dans la
multitude des petits chefs-d'œuvre de ce genre que reqferme son
recueil. Mi barqutlla^ où il compare sa destinée de poëte-batelier
fêté partout où il lui plaît d'aborder avec celle des marins orgueilleux
qui sillonnent l'Océan sur de gros navires , est une idylle pleine de
vérité et de couleur locale. Ses strophes à Selmira^ où il se rencontre
avec Horace , Béranger et tant d'autres dans le développement de
cette pensée :
Vous vieillirez^ 6 ma belle maîtresse l
OflBrent toute la grâce mélancolique que l'on peut retrouver ailleurs,
avec une nuance de désintéressement et de réserve pudique qui en
double le charme. El consejero mentido ou un mari surprenant sa
fenune attablée avec un sien voisin sous un berceau de lierre jette
d'abord les hauts cris, pub finit par prendre un verre et se mettre de
la partie, est traité avec une simplicité et un enjouement du meilleur
goût. Les jeunes filles abondent, de tous les âges et sous tous les
aspects. C'est la vegnera^ la jeune fille de la plaine, brunie par le
soleil, mais svelte, légère , gracieuse , conmie la fleur du roseau. Elle
est vêtue de blanc, la taille serrée par un ruban rose ; sa tête est cou-
verte d'un chapeau de paille luisante qu'elle a tissé de ses mains et
sur lequel une plume aux mille couleurs s'agite au souffle de la brise.
C'est la fiUe de la ville qui se promène le dimanche avec ses com-
pagnes sur les bords du son Juan et dont les yeux briUent comme
Tétoile du soir lorsqu'eUe se lève derrière le pic d'el Pan. Arrivée au
bord de la mer, eUe rejette son chàle sur ses épaules et se baisse pour
ramasser des coquiUages. Le poète s'approche avec de douces paroles;
mais la jeune fille lui met ses coquillages dans la main et s'enfuit en
riant, et disparaît, le laissant dans Tobscurité comme on voit quelr
quefois disparaître derrière un nuage l'étoile d'e/ Pan. Ailleurs, c'est la
fleur de café qui sert de terme de comparaison au poëte et de refrain
à son amoureuse chanson; il la porte avec orgueil sur sa poitrine
depuis que la beUe brune qui en a la grâce et la modestie, après avoir
SM LA POÉSIE A CUBA
prtté l'oreiDe A ses tonnai», m le regvda en simpimit, ae tut et «'«a
aOa, ■ on bien eaeore c'est noe adidescenUi qne le poète a ywe n
bord dn Tayaba, aux preniétes toenn à» l'inrore , par me Iniche
matinée d'avriL Elle jonait dans la prairie, tantM les cheveux aa vent,
bntM conronnée de jasmin, et l'oisean moqaenr la satnaît de m
baixl. Prés de la cascade sonore elle s'arrête, et les gooltes qui Rjait
lissent sur son visage j brillent comme la rosée sor la Sear da gn-
Badier. Elle regarde tranqmUement les feailles flétries qne le tormri
emporte dans son cours, sans songer qa'n joor sa giiee et sa &■!-
dienr seront emportées de mène par les sombres flots dn tranps. ED*
s'assied ssr l'herbe, ;aeeorde sa guitare et dunte des chansoBi
nnonrenses, comme si cet ai^^ do eiel savait ce que c'est qne l'a-
moor. Sa dtanson finie, elle se lève et s'cs va, sons slaquiéter aabe-
ment d'un cœnr qui l'a vue xatt fois et ne l'oubliera jamais. Je w»
essajer de tradnire nne de ces pièces , an risque de la gâter — et de
me faire accuser d'exagération par ceax qni ne sauraient pas anei
combien la gr&ce et la simplicité sont choses difficiles à reproduire :
■ Par unematînée d'avril, avant que l'aurore sereine oroftt le ciel denaa«.
et les vergers de perles,
Je me promeoBis, le cceur joyeux, sor la rive du San Juan. Dans un jardin
bordé de plantes cboisies,
Une corbeille d'oser d'une main, et des ciseaux Inisanls de fatitre, ose
belle fille coopail des fleurs de Propolis.
Je me cachai dans nne haie de jssmins et de chèvrefoiilles qui tuitw-
seot UD Ailonts et forment uoe volUe épaisse.
Son front brillait comme l'étoile des amoureiu, sou œil était vif et tendn,
ses tresses noires et abondantes.
Elle portait nn mantelet szur brodé de soie blanche, chaîne et bracelets
d'or, peudaalg de pierres fines.
Se parlant à elle-même, et ne se doutant pas qu'on renteudait, elle pHt
enire ses mains la flenr la plus jorease, et dit ntivemeot :
■ Detio a raison; tu es la reine des jardinsi Ah t si j'étais eu effet tnssi
)>elle que la fleur do lYopolist *
Au doni WD de sa voix, je reconnus Lsabie avae qui J« dansai miDs fos
Bx fêles de Pvebl» Ifueto,
Et i qui, sous le nom de Delio, je Ss des senneats d'amour. ■ Qoeil c'est
i que demeure ma Lesbiel et elle se souvient de DelioU.. >
Puis elle choisit quelques fleurs, s'assit sur le gazon, et, formant uae
elle guirlande, elle s'en couronna,
El courut se pencher sur le bord d'un vivier transparent. EUe vil son
nage dans le cristal limpide, et s'écria foute joyeuse :
« Ahl Delio sera sur le pont, et en me voyant passer, il pourra dire qae
I rais jolie oonime la fleur du Propolis. ■
ET LE POÈTE PLACIDO. 297
Sun ces eompositions de coorte haleine, Placido D*est pas toajoni^
tendre etbDColiqne. Il rit aussi et badine, et même mord quelquefois,
n rît, et d'abord de Ini-même, de sa misère, de ses infortunes. Non
pas qnll se roule dans son manteau troué, narguant insolemment les
hommes et le sort, enûé de Torgueil du cynique, ou dévoré de Tenvie
haineuse du pauyre révolté contre la Providence. Il n'y met pas tant
d'appareil m d'intention* H use du rire simplement, honnôteraenf et
eomme d'un palliatif mis par la bonne nature à la portée du malheu-
reux. Voulez- vous connaître sa demeure? Quand vous verres une
porte qui n'est jamais fermée et pour cause, regardez à l'intérieur :
mus verrez d^abord un lit et deux chaises qui datent du temps de
àêa Urrata; une table dont les pattes tremblent de vieillesse ; sur une
eorde ses vêtements de réserve pour les corpus et les pàques, deux
diemiaes.*. 0 amis, gardez-vous d'y toucher! Ce sont des chemises de
poêle, percées de plus de trous qu'il n'y a de fenêtres àl'Escurial. De
pti^akms, nulles nouvelles, l'un étant en faction pendant que Tantre
est à la lessive. Le reste à l'avenant Si du moins il pouvait vivre en
ptÔL dans son taudis I Mais divers fantômes le visitent , les uns pour
loi demander des sonnets gratis , les autres , hélas 1 plus terribles,
pour lui demander de l'argent. Certes , il est plus heureux en prison,
et sa femme est folle de se désoler comme eUe fait Im'squ'on vient
l'arrêter. Elle n'entend pas ses intérêts. A l'abri des importuns , des
usuriers et des sots , gardé par un piquet d'honneur, il s'endort tran*
quille , assuré de son déjeuner du lendemain. Ajoutez une société
charmante , des conversations sans façon et surtout instructives , où
l'on apprend à enlever lestement une montre et sa chaîne , à vivre
aix dépens du public, i déterminer avec précision comment le poi-
gnard entrant parTépauIe arrive droit au cœur.
Sa verve n'a pas plus de fiel quand il s'en prend au prochain. Le
trait est vif et le ton sérieux quelquefois ; mais il n'y a jamais au fond
ni amertume ni colère. Je traduirais volontiers ici ses strophes contre
les grands , qai mettent leur honneur de chevalier à mépriser et à
fealer le peuple ; contre les femmes, qui chargent une fois pour toutes
le dimat de leurs péchés et s'abandonnent ensuite en sûreté de con-
seienoe ; contre les orateurs des fêtes et solennités politiques, qui sont
de force à féliciter les brebis d'avoir monseigneur le lion pour pro-
tectetr et pour père. Mais je craindrais de trop citer. Je vais me bor^
neran petit apologue, intitulé k» Oiseaux où, sous une forme générale,
lé poète a consigné évidemment un souvenir tout personnel.
«Orphelin dès le nid, sans plumes et dans l'enfance, un pauvre poussin
piaulait tristement»
288 LA POÉSIE A CUBA
«De gros oiseanx de toate espèce, et de stupides quadrupèdes passent, les
uns à travers les branches, les autres au pied de la tige.
«Chacun, en Tentendant, Tinsulte dans son malheur et lui lance le sobri-
quet qui, dans sa pensée, peut Tavilir davantage.
a Mais, lorsquUl put voler, et qu'ils virent qu*il était aigle, humiliés alors,
tous le saluaient avec respect. »
On comprend que le pauvre poussin n'est autre que le poète Im-
même, que sa couleur et son abandon exposaient aux railleries insul-
tantes de la foule avant que son talent ne se fût révélé. -
A l'exemple de notre André Chénier, Placido voulut faire avant
de mourir ses adieux à la poésie. Les pièces qui terminent son recueil
sont datées de Saint-Isabelle-de-l' Hôpital , où il resta trois jours en
chapelle. Écrites d'un style ferme et qui ne trahit aucun désordre
d'idées, ces pièces offrent un dernier et éclatant témoignage de l'hon-
nêteté des sentiments qui animèrent l'auteur pendant sa vie. . o fin
face de la tombe et de Dieu, on ne ment pas. » Placido y exprime avec
éloquence sa foi aux grandes vérités de la religion; il proteste en
outre de son innocence et redoute bien plus que la mort la tache dont
on va souiller son nom. Une lettre qu'il écrivit à sa femme , à la d»-
nière heure, reproduit le même fonds d'idées , et se termine par cette
phrase vraiment navrante dans sa simplicité : a Je ne vous dirai pas:
mes adieux à mes amis; je sais que je n'en laisse point. »
Depuis la mort de Placido, la poésie languit aux Antilles. Le poête-
charpentier n'est pas encore remplacé. Ce n'est pas que bon nombre
de volumes de vers n'aient été publiés depuis cette époque , soit à la
Havane même, soit à l'étranger, par des poètes cubains. Mais dans
toutes ces compositions , que nous avons parcourues avec une con-
science digne d'un meilleur succès, nous avons trouvé beaucoup plus
d'ambition et d'ardeur juvénile que de véritable inspiration. Celui-ci
aspire tout ouvertement , dès l'âge de vingt ans , à partager avec les
Byron, les Goethe, les Lamartine, la gloire dlnterpréter le dix-neu-
vième siècle. Seulement comme ces grands maîtres , malheureuse-
ment venus avant lui , ont largement moissonné le domaine du sen-
timent , et qu'il n^est pas homme à se contenter de l'humble rôle de
glaneur, il se lance à corps perdu dans les champs encore intacts de
Vidée , où il compte bien réaliser une fois pour toutes le mariage de
la science et de la poésie. On n'a parlé jusqu'ici qu'en plate prose des
conquêtes scientifiques et industrielles de notre âge. N'est-il pas temps
d'appUquer & toutes ces grandes choses le langage des dieux, à la
ET LE POÈTE PLACIDO. 289
place des singnlières théories que de mauvais plaisants s'amusent A in-
yenter chez nous, et qui vont égarer au delà des mers la naïve jeunesse
qniles prend au sérieux sur la foi de leur origine? Cet autre plus
modeste, mais non pas plus heureux dans ses projets , ayant pris de
bonne heure la résolution de chercher dans le pays môme les élé-
ments d'une poésie originale, commence par recueillir pieusement
les rares débris de la langue aztèque et en émaille son style. Puis il
feuillette non moins consciencieusement ses Incas et son René et nous
présente enfin, sous je ne sais quel nom sauvage, un fort bel amou-
reux tout coufit en sentiments délicats et en rêveries romanesques.
Tel antre encore y va plus simplement; il se contente de mettre
Lamartine en espagnol , tout en jurant ses n^ands dieux qu'il n'imite
personne et qu'il écrit sous la dictée de son cœur.
En attendant, la succession de Placido demeure toujours ouverte ;
on dédaigne l'héritage du mulâtre, et personne ne se présente pour
continuer son œuvre. On ne parait pas se douter que là est , pour la
poésie hispano-américaine, la vie et l'avenir. Les jeunes poètes se fa-
tiguent inutilement pour découvrir ici ou là quelque source nouvelle et
ignorée , au lieu de se placer tout simplement au milieu de ce large
courant national , au plein centre de ce flot de poésie indigène qui
les porterait sans efifort vers l'originalité. Encore une fois, nous ne
donnons point Placido pour un de ces heureux génies que la nature
et, les circonstances élèvent de concert à la perfection, et dont l'in-
flnence se fait sentir pendant des siècles. Nous savons trop combien
il lui manque de parties essentielles pour être rangé parmi les véri-
tables maîtres. Mais nous disons que, par rapport à son pays, il a
montré et aplani la voie par où ces maîtres viendront, qu'il en a mar-
qué la première étape , et que c'est snr ses traces que la Muse ren-
contrera ses plus beaux triomphes. C'est le titre qui le recommande
en ce moment à l'attention de la (Critique , et qui lui vaudra un jour
nne place honorable dans l'histoire littéraire de ces contrées.
Tome I. — 38* LitrattoD. 1 0
DEUX SOUVENIRS
PAR MADEMOISELLE ERNESTINE DEOUET.
À MONSEIGNEUR DCPANLOUP.
« GMre à Dioi diH k CUI, « pabwr UrtMft
-^SmiTenir I mot charmant tout ren^li d& myetèrel
Image qui pour nous flotte entre ciel et terre
Gomme un lointain reflet de tout ce (jui n'est plus!...
Pour lire enoor des noms cent fois lus et relus,
Fais goûter à mon cœur ta tristesse et tes charmes,
0 Tol de la pensée, âpre bonheur des larmes !
Car tout fige est fécond en douloureux plaisirs. ••
Et Ton peut à vingt ans avoir des souvenirs!
Biais, de ces souvenirs que Ton aime à tout âge,
Tous, nous en savons un dont la paix est le gage.
Celui des jours passés à l'omlNra de Taptel
A lire, tout enfant, dans le litre immortel;
A croître devant tous en sagesse, en science;
Et, le coeur plein de calme et plein de confiance,
A recueillir ainsi, jour à jour, pas à pas.
Un bonheur qu'on sentait et ne discutait pas.
Que ne puis-je revivre au temps que je rappelle.
Alors que de Beaujon la modeste chapelle
Nous voyait réunir, enfants, tous les jeudis.
Pour nous citer les mots que le Sauveur a dits,
Pour nous communiquer la céleste parole.
Autour du front sanglant nous montrer l'auréole,
DEUX SOUVENIRS. 291
Et devant ce beaU' front, dont j'aime la pftleur>
Nous apprendre les mots d'amour et de douleur!
Parmi les prêtres saints qui parlaiept dans le temple,
n en est un surtout que de loin je contemple :
Il avait, jeune encor, une âme de vieillard !
n disait de ces mots... qu'on ne sait que plus tard,
Et qu'on trouve en son coeur sans que. rien les apprête;
Sa présence à l'autel annonçait une fête,
Car il nous montrait Dieu sous les traits d'un ami
Qu'on n'aime point assez en l'aimant à demi,
Puisqu'il est à la fois, dans sa bonté profonde.
Le principe, la fin — et la rançon du monde !
La foule se pressait alors autour de nous ;
Et tous, debout, assis, appuyés, à genoux.
Aux tribunes, aux bancs, dans les coins, près des portas,
Personnes de tout âge et gens de toutes sortes,
Envahissant l'église, accouraient, triomphants.
Pour l'écouter aussi parler à des enfants ;
Pour lire dans ses yeux son immense tendresse,
— Mélange d'espérance et de sainte tristesse! —
Quand, au pied de la croix, nous couvant du regard,
n semblait nous placer sous ce noble étendard ;
Et que, nous contemplant, âmes à peine écloses,
— Lui qui savait la vie et craignait tant de choses! —
On l'entendait tout bas, tout bas, dire au Sauveur :
<c Oh ! combien de ta manne oublieront la saveur !
« A ton soufQe divin fleurs tendrement bercées,
(c Par le vent de l'orage en tout sens dispersées ,
a Elles échapperont, quelque jour, à nos soins.
« Toi qui vois tout, mon Dieu ! pourvois à leurs besoins;
<i Que jamais!... r> — Et ses yeux se remplissaient de larmes;
Et sans comprendre encor s^s secrètes alarmes.
Cherchant cette pensée arrêtée en chemin,
Et tenant l'Évangile annoté de sa main.
Une enfant était là, muette, mais pensive,
Qui, devinant sa foi, — sa foi profonde et vive! —
Pleurait en lui voyant de& larmes dsMUs les yeux,
292 DEUX SOUVENIRS.
Mais pleurait sans douleur, — comme l'on pleure aux deux!—
Sans admirer encor sa parole inspirée,
Elle en sentait l'empire ; et son âme, attirée,
Montait, montait toujours... et par lui grandissait,
Car elle priait mieux quand il la bénissait.
Pour elle dans les cieux il fut écrit, sans doute,
Que cette jeune enfant au milieu de sa route
Devait revoir ce prêtre en un grand jour d'émoi :
Ce prêtre, c'était vous; cette enfant, c était moi.
Au palais Mazarin la foule était nombreuse.
Malgré tout, cependant, je me sentais heureuse :
C'était un premier pas et mon cœur battait fort;
Pour cacher mon bonheur ne faisant nul effort, ^
J'attendais en rêvant, — en espérant peut-être! —
Puis, au loin, je voyais un nuage apparaître.
(On désire le jour, on aime l'incertain...
Et pourtant de la vie on a peur par instinct !)
Mais je vous aperçus en relevant la tête :
Votre présence encor annonçait une fête ;
Et depuis quatorze ans, pour la première fois.
Je vous retrouvais là, comme aux jours d'autrefois.
Le sourire indulgent et 1 ame chaleureuse ;
Vous cherchiez du regard à distinguer l'heureuse,
Car vous ne saviez plus, ou vous ne saviez pas,
Avoir au droit chemin guidé mes premiers pas,
Vous, évêque aujourd'hui, juge à l'Académie,
Accueillant tous mes vers d'une parole amie,
Au passé doucement attachant l'avenir,
M'applaudissant des mains qui m'avaient su bénir!
Et je pensai tout bas en mon âme ravie :
D devait présider aux grands jours de ma vie !
Si j'avais pu vous dire alors : 0 monseigneur,
Ma Sceur de Charité révèle votre cœur :
Cette foi, ce pardon, cette mansuétude.
De VdjX de soulager cette incessante étude,
DEUX SOUVENIRS. 29S
Cest VOUS, c'est votre Toix!... ce sont vos pleurs aussi,
Que j*ai su retracer et qu'on couronne ici !
•
Vous!... — Un soupir alors souleyait ma poitrine :
Un soupir!... De quoi donc pou^ais-je être chagrine?
Mon cœur avait parlé, tous Tavaient entendu !
Ah!... deux maîtres, hélas! avaient formé mon âme :
L*un que je retrouvais plein de vie et de flamme,
Mais l'autre que j'avais perdu !
Je vis en ce moment une fenêtre ouverte...
Je vis ce maître assis dans cette chambre verte
Où j'avais si souvent écouté ses leçons,
De son pain émietté nourrissant des pinsons ;
Puis, d'un autre côté, j'aperçus la chapelle;
Je la revis plus calme et la trouvai plus belle ;
A l'autel adossé je vis votre fauteuil ;
Et je souris alors de mon naïf orgueil,
Me retrouvant soudain, par la pensée agile.
Première au second banc, côté de r Évangile l
0 mirage, mirage ! — Et revoir tout cela
Dans ce jour de succès, quand le public est là ;
Quand un autre horizon à mes yeux se déroule ;
Lorsque, dans un instant, j'appartiens à la foule!..
Je pensais, j'écoutais, sans cesser d'admirer...
Et je ne sais pourquoi je me pris à pleurer.
Depuis, j'allai vers vous, et je vous dis : Mon père,
Vous avez une part dans ce début prospère ;
Oui, si quelques- épis germent sur ce terrain.
C'est vous qui dans mon^cœur semâtes le bon grain :
— Un autre a fait lever la sem^tice fragile ! —
Votre livre jadis m'expliqua l'Évangile;
Votre parole aussi, qui savait l'animer.
M'apprit à le comprendre et m'apprit à l'aimer.
Car c'est, nous disiez-vous en notre humble chapelle,
Ou le bras qui retient. •• ou la voix qui rappelle!
W &EUX SOUVEXIRS.
Mais rÉtangile et yoqs, mon père, en Térité,
Ne m*aYez pas tout ^seuls appris la charité :
Un Tieillard souriant sons sa l)lanche eouronne,
Un ami sage et doux que Téclat environne,
Un maître que j'aimais et qui m'aimait aussi
A complété totre o^tre — et je lui dis : Merci !
Merci ! car sa tendresse a bercé ma souffrance :
Le vieillard à l'enfant a précbé l'espérance I
Le maître à son élève a redit chaque jour :
Les talents font la gloire, et les vertus l'amour.
C'était un esprit fin, mais un beau caractère :
En semant des bien&its il a pas$é sur terre,
Lisant et pratiquant TÉvangile en chemin,
Allant vers le coupable et lui tendant la main.
En vain de le louer il me ferait défense :
A l'aumône il ôtait ce qui fait qu'elle offimee ;
D'un sourire ou d'un mot il savait l'embellir;
L'homme à l'homme chez lui donnait sans avilir,
n riait bien souvent — mais pour sécher des larmes I
Contre l'infortuné son coeur était sans armes :
Pour ce cœur vraiment bon et toujours généreux,
Tous étaient innocents s'ils étaient malheureux I
Puisqu'aimer fut sa loi jusqu'à sa dernière heure,
Il est juste qu'on l'aime et juste qu'on le pleure,
Qu'on lui paye en respect les maux qu'il consola :
La charité pour lui fut un apostolat !
Non, je n'ai rien connu d'aussi bon que cet homme!
Devant vous. Monseigneur, il feut que je le nomme,
Dût ma -sincérité n'être pas sans danger :
Ce vieillard, cet ami, ce mattre est Béranger !
Alors vous m'avez dît, vous, équitable prêtre :
a Sans penser comme lui sur bien des points peut-être,
« J'aurais aimé sen âme; oh! oui, j'ai regretté,
« Quand je vous écoutais louer sa charité,
DEirX SOUVBI^ïBS.
« De TLOYQir pasconmi cette âme -sur la tene I
« Des jugemeais du ciel req)ecl&iit le my^ve,
« Prioi^ Dieu, mon enfant, de la Youloir bénir,
« Puisqu'elle a %a laisser un pareil souvenirl «
Et ma voix se tairait quand mon cœur parle encore?
Et deyant les écueHs qui bordent son chemin,
Parce que l'un l'outrage et que l'autre l'honore.
Pour Tanter ce prélat j'attendrais à demain?
Non, non; mais je suis femme et ne dois pas combattre ;^
Dans les graves discords je ne le suivrai point ;
J'ose peu décider et ne yeux rien débattre :
Dans son zèle d*apotre est^il allé trop loin?...
— c( Qu'importe, chère enfant? i> me répond le vieux maître r
« D'autres le jugeront, tu dois le révérer !
<K Tu crois qu'il est sincère ! — et c'est bien le connaître»
(c Et c'est assez encor pour oser l'admirer.
«( (Non qu'aveugle, après tout, dans sa reconnaissance,
«c On doive peu du vrai se montrer soucieux ;
« Non que pour respecter il faille qu'on encense
« Et qu'on mente à la terre en regardant les cieux ! )
a Ne sais-tu pas son cœur, ne sais-tu pas son ftme,
<c N'as-tu pas vu ses yeux pleurer sur tes douleurs,
<K Et sa main te bénir?... Tu ne peux rien, ô femme!
(c Tu ne peux rien, dis-tu?... Mais rends-lui donc ses pleurs! )»
— Et les vôtres, à vous, ne faut-il vous les rendre,
Maître? Verrai-je en paix insulter votre nom.
Sur votre loyauté feindre de se méprendre?...
Votre voix dirait : Oui, que mon cœur dirait : Non !
La crainte et le devoir seraient mis en balance?
Me taire, ô doux mentor, n'est-ce pas vous trahir?
DEUX SOUVENIRS.
C'est votre rôle, à tous, de me dire : Silence;
Mais c'est le mien, à moi, de tous désobéir!
0 justes que mon cœur aime sans les confondre,
RsÂsurez-Tous tous deux, maîtres en qui j'ai ft» :
Aux attaques du jour je ne Teux pas répondre,
Je dis que je tous aii)ie, — et je le dis pour moi.
Je fus pauvre; je crois : c'est là tout le mystère;
' Alors, maîtres divers arec sincérité.
Je TOUS ai peiuts tous deux rapprochés sur la terre.
Dans l'amour de l'humanité.
L'ANNÉE LITTÉRAIRE
CHAPITRE XXXII.
Î5 MAI iS60.
I
H. Henri Martin vient de terminer la quatrième édition de son
Histoire de France. Les seizième et dix-septième Yolumes ont paru
en même temps. Le seizième nous mène jusqu'à la conyocation des
états généraux de 1789, le dix-septième renferme une table analy-
tique des matières, complément indispensable d'un ouvrage aussi
important.
Une tendance nouvelle, à laquelle M. Henri Martin prête un grand
éclat, se manifeste depuis quelque temps dans les travaux histori- ,
ques. Nous remontons volontiers au delà de la conquête romaine et
de la conquête franke, pour rattacher nos origines à leur berceau vé-
ritable : nous redevenons Gaulois. Ce mouvement n'est point un
caprice ; il y a dans la civilisation des Gaules un idéal supérieur à
celui de la civilisation romaine et de la civilisation germanique. Le
druidisme avait sur Dieu des notions métaphysiques inconnues à la
plupart des religions contemporaines. Le Gaulois croyait à Timmor-
talité de Tâme; la mort n'était pour lui qu'une renaissance : en quit-
tant la terre, il passait dans une nouvelle phase de l'existence, il s'in-
carnait dans un autre corps et montait dans une planète supérieure.
L'idée pythagoricienne, répandue plus tard en Grèce, existait déjà
dans la Gaule primitive. Prêtresse du culte, libfe de disposer de sa
personne, la femme gauloise jouissait d*une importance sociale qu'on
lui refusait partout. C'est donc un noble instinct qui nous pousse à
revendiquer notre origine, et à nous serrer autour de ce vieux tronc
du chêne gaulois que ne purent déraciner entièrement ni Rome, ni
la Germanie, ni l'Église; arbre vivace qui pousse encore des jets
298 L'ANNÉE LITTÉRAIRE.
■
Tigoureux dans les romans de cheyalerie et dans la cheTalerie elle-
même.
Comment l'élément celtique, supérieur à l'élément latin et à l'élé-
ment frank,'ful»fl cependant vaincu par eux? 'M. 'Henri Martin nous
montre très-bien les causes de cette défaite. La civilisation celtique
repose 9ur l'exaltation de l'individu. Tant que le sentiment de la soli-
darité existe chez les nations celtiques, elles se maintiennent et gran-
dissent. Ce sentiment détruit, il ne reste plus que des personnalités
.isolées et jalouses les unes des autres. La notion d'une grande patrie
disparait, de petites oligarchies se fondent, la richesse s'accumule en
quelques mains. Méprisé, haï par les pauvres, par les esclaves^ par
les malheureux qui forment la masse de la société, le druidisme dent
céder la place au christianisme, qui se présente comme le défenseur
des opprimés. Au lieu d'un peuple, la conquête ne trouve devant
elle que des individus, et elle en vient à bout facilement.
Les obstacles infinis qu'a rencontrés la formation de l'unité fran-
çaise montrent jusqu'à quelle profondeur ces habitudes de lutte indi-
viduelle et de fractionnement avaient pénétré dans l'esprit de nos
pères ; la centralisation les couvre et les dissimule , mais ne les sup-
prime pas. Nous comprenons assez mal l'association, et nous avons
tous une certaine peine à nous ranger aux lois de la discipline et de
la solidarité. Les différentes races, qui pendant si longtemps se sont
fait une guerre acharnée sur notre sol, n'étaient point faites pour
mitiger le naturel gaulois. La fusion entre les barbares ne s'est
acconiplie qu'au bout de plusieurs siècles, et une des parties les plus
intéressantes de l'histoire de M. Henri Martin est celle où il nous
montre comment s'acheva peu à peu ce travail immense.
Les barbares en détruisant l'empire romain ont-ils pleinement
conscience de leur mission, ou cherchent-ils seulement à se créer une
place au sein àe cet empire, à prendre leur part de ses richesses, de
son luxe, de sa civilisation? Je serais tenté de partager cette dernière
opinion en voyant avec quel empressement les chefs franks acceptent
les dignités et les litres romains, avec quelle ardeur ils usent à leur
profit des moyens de gouvernement de Rome, surtout de sa fiscalité.
Sans le secours des barbares, Rome ne serait peut-être point parve-
nue à comprimer l'insurrection des Bagaudes. Xa longue et san-
glante rivalité entre Frédégonde et Brunehaut, la lutte entre la Neusr
trie et l'Austrasie ne sont en définitive qu'un duel entre deux
principes : l'esprit romain qui commence à se faire jour chez les
CHAPITRE XXTIL 299
barbares, et Tesprit germanique qui ne veut pas encore abdiquer.
Cette fois, par une vue providentielle, le passé semble l'emporter sur
rafvenir,'le vieil esprit m-tofieux retrempe les Frariks et leur com^
•monique I^énergie nécessaire *poQr opposer une digue au flot toujours
grondant de rinvasion saxonne, cft 'pour sauver le monde du sabre
de 'l'islam.
En voyant les merveines de la religion de Mahomet à son aurore,
les progrès aocon^plis dans les sciences, les arts, les lettres, Tadmi-
nislratioii sous les califes, on est tenté de regretter quelquefois la vio-
loire de -Charles-Martel. L'histoire ne justifie point ces regrets. La
ciTilisation du Coran, si brillante en apparence, contient un germe
de mort. En détruisant la personnalité humaine, on voit à quel rang
le fanatisme musulman a fait descendre les sociétés orientales.
Charles-Martel sauve réellement la civilisation moderne. Grâce à lui,
Cfaarlemagne commence la fusion entre le monde ancien et le monde
noureau; son empire disparait non sans laisser des traces : TÉglise
est fondée, les bases de la féodalité surgissent du sol, la renaissance
des lettres, du commerce, des arts, préparent Taffranchissement des
communes; Funité royale montre sa force; on voit se produire sur la
scènepolitique les quatre puissances dont les luttes doivent la rem*
plîr jusqu'à la fin du siècle dernier : clergé, noblesse, peuple,
Toyaxrté.
Tie clergé contribue puissamment à la révolution qui substitue les
Carlovingiens aux Mérovingiens. Quel rôle a joué l'Église jusqu'a-
lors? D'abord elle a mis tous ses soins à se faire accepter des bar-
bares, elle y est parvenue assez facilement. 11 y a, en effet; entre le
christianisme et le germanisme un fonds commun de sentiments et
de doctrines qu'il ne* s'agissait que d'épurer : c'est à quoi l'Église
trayaille avec ardeur dès les commencements. La férocité généreuse
du barbare lui convient mieux que le scepticisme froid et l'égoîsme
raffiné du Romain. Comprenant que sa force est tout entière dans
Tmiité, et qu'elle ne peut s'imposer qu'en réunissant toutes les
volontés dans une seule, l'Église se prend corps à corps avec l'héré-
fie, et cherche à l'étouffer. Elle a affaire d'abord à l'arianisme et au
gnostidsme; le manichéisme enseigne ensuite que l'homme a deux
âmes : Tune bonne, l'autre mauvaise ; que le bien et le mal forment
un dualisme étemel; qu'il n'y a pas d'incarnation, et par conséquent
point de rédemption. Plus tard, Pélasge nie le péché originel et pro-
dame le libre arbitre ; Nestorius établit une distinction entre le Verbe
300 L'ANNÉE LITTÉRAIRE.
de Dieu et Jésus-Christ, dans lequel il voit deux personnes. Puis-
sante par les richesses, par les lumières, par les mœurs, l'Église
sent cependant que seule elle ne parviendra pas à triompher de rhé-
résie ; il lui faut Faide d'un pouvoir fort. Pépin et Charles-Martel,
rois en réalité, n'en portaient point le titre, qu'une vieille supersti-
tion aimait à laisser aux enfants de Mérovée. Pour donnera son auto-
rité un prestige qui leur semblait nécessaire, Pépin s'adressa à la
religion : l'évêque de Rome vint l'oindre, et reçut en échange une
petite souveraineté. A dater de ce moment, l'Église et la royauté
unissent leurs destinées. L'Église a trouvé un bras docile qui, depuis
la croisade contre les Albigeois jusqu'à la Saint-Barthélémy et la
révocation de l'édit de Nantes, ne se lassera pas de frapper en sod
nom.
Je ne suivrai pas M. Henri Martin dans la nuit du dixième siècle
ni dans le crépuscule du onzième. La scolastique, les controverses
entre saint Bernard et Abélard, le réveil du platonicisme, sont des
sujets que je ne puis qu'indiquer ici. L'historien le traite avec autant
de profondeur que de clarté. Sainte de l'amour, la nojble et touchante
figure d'Héloïse se détache au fronton du tabernacle nouveau qui se
construit sous l'inspiration de la femme. Du sentiment frank uni au
sentiment chrétien va naître un autre univers, dans lequel la femme
sera reine. Fille de la guerre et de la religion, la chevalerie aura sa
double littérature et son double idiome. Les troubadours du pays
d'oc formeront la langue brillante, sonore et souple du Midi ; la lan-
gue d'oil, moins éclatante et moins harmonieuse, mais plus forte et
plus naïve, sortira des lèvres des trouvères. A peine nées, elles rem-
plissent l'Europe. L'une, colorée et impétueuse, récite ses odes et
chante ses chansons ; Tautre, ardente et réfléchie à la fois, va répé-
tant au milieu des batailles ses vers épiques. La Chanson de Geste eA
une épopée ; la Chanson de Roland est l'aurore de cette renaissance
passagère de la poésie qu'on peut constater sous les Carlovingiens.
(( Chose surprenante, dit M. Henri Martin à propos dela4^hansondê
Roland^ le souffle du poëme est le patriotisme ! le patriotisme quand
il n'y a encore qu'une simple communauté de mœurs et de langue,
quand il n'y a point de patrie politique 1 la pensée du poète crée en
arrière ce qui sera en avant, une vraie France, cette douke France
pour laquelle ses héros expriment une tendresse si touchante, et c'est
Charlemagne qui en est pour lui la majestueuse personnification. »
A cette poésie une chose manque cependant, le charme suprême,
CHAPITRE XXXII. 301
Tamour. C'est dans Félément celtique qu'elle va bientôt te puiser.
H. Henri Martin nous montre comment la tradition celtique, vivante
eDCore, et transmise des druides aux bardes, s'est adoucie et atten-
drie au contact du christianisme. Les esprits gaulois, ouverts depuis
longtemps à la croyance de l'immortalité des âmes, commencent à
onnprendre le charme de leur éternelle union. La femme prend dès
lors une physionomie nouvelle aux yeux de l'homme, et Tamour
nait du besoin de Tinfini. Désormais l'amour est le pivot sur lequel
roulent les compositions poétiques ; les romans de la table ronde ,
lecjcle d'Arthur tout entier, vivent de ce sentiment charmant etnou-
Teau. M. Henri Martin excelle à peindre les grandes transformations
philosophiques et littéraires, nul ne met plus de patience et de saga-
cité à suivre la filiation des idées, et leur marche à travers les siècles.
Nous n'en voulons pour preuve que cette profonde et curieuse étude
sur la poésie carlovingienne dont je viens d'esquisser les principaux
traits.
Le règne de Philippe-Auguste me semble un des meilleurs frag-
ments de ce grand ouvrage. La lutte religieuse qui mit de nouveau
le Nord et le Midi en présence forme un des plus douloureux épisodes
de nos annales. Il est dur de voir le pied des barons du Nord sur la
gorge des populations méridionales. On sent que la liberté et la civi-
lisation rftlent sous cette pression féroce. Le Nord convoitait depuis
longtemps les richesses du Midi ; l'Église lui permit de les prendre ;
l'hérésie lui servit de prétexte. U n'en fallait pas tant pour mettre
tous ces pillards en chasse. La curée fut longue; elle commença à
Béziers : « Là eUt lieu, dit la Chronique^ le plus grand massacre que
jamais on eût fait dans le monde, car on n'épargna ni vieux, ni jeunes,
pas même les enfants qui tétaient. » Les vainqueurs ayant demandé
à l'abbé de Citeaux comment ils distingueraient les hérétiques des
fidèles : « Tuez-les tous! répondit Arnaud Amaury, tuez-les tous!
Dieu connaîtra les siens? »
Tu Histoire de M. Henri Martin abonde en recherches curieuses et
instructives : politique, administration, philosophie, littérature, l'au-
teur trace le tableau complet de nos transformations successives. Dans
le moyen fige, je citerai plusieurs études fort intéressantes, au point
de vue de l'économie politique, sur le Livre des Métiers^ la Réforme
monétaire^ le Gouvernement des légistes et des banquiers^ les Impôts
en ferme, la Maltâte, etc. Une belle étude d'un autre genre est celle
intitulée : Les Beaux^Arts sous saint Louis.
302^ L'ANN.ÈE LITTÉRAIRE.
La. décadence de la France-féodale conuaieQœaU)q|iiatoszièmefiiède.
Ce siècle s'ouvre paît la bataille de Cassels et se termine par la folie
de Charles YL Que d'événements pendant cette pémode! Ïa grandeur
et la chute d'Arteweld, les< guerres anglaises, la fin de la cheTalerie
féodale à Crécy^ la jacquerie^ la peste noine, les premiers états gjéné»
raux, les. tentatives de la bourgeoisie parisienne pour se saisir dagoiH
-vernement, le schisme, les guerres civiks des Bourguignons et des
Armagnacs. M. Henri Martin a éclairé tous ces sujets d-un joor
brillant. Cette époque d'activité furieuse, de maiheucs et de admet
devait voir nattre V Imitation de Jésus^Chnst^ un des plus beau» et
des plus dangereux livres que les hommes puissent lire» Ces quelques
lignes de l'auteur suffiront pour 1^ faire apprécier, a Ce peut dtie
avec les maximes de Y Imitation^ que la personne humaine se sauve
en Dieu, quand l'humanité, quand la société semble perdue; ce n'est
pas avec ces maximes qu'on sauve l'humanité ni la patrie. Celul^ia
le livre prétend imiter avait apporté parmi les hommes d'autres
exemples que ceux de la contemplation soUtaire : n'a-t*il pas agi et
combattu jjusqa'à la mort?
« Le contemplatif inconnu, de VlmitcUion est grand, sans doute,
mais quelqpi'un de plus grand doit paraître : celle qpai tout à l'heure
rapportera L'idée du Seigneur, le glaive de l'action, de la justice et
du salut ! Lorsque le monde s'écroule dans un chaos sanglant, Tau»
leur de V Imitation, se couvre la tête de sa robe, et laisse pédr le
monde; l'enfant de Domrémy le sauvera» »
L'espace me manque et j'hésite à pénétrer dans Les détails de
cette Histoire. Je me borne à montrer les huit grands cadres que
M. Henri Msurtin a remplis ,. avec une si grande sûreté de main et
un si grand bonheur de composition. Le premier est consafiré à nos
origines : les. fils de Japhet, descendus des plateaux de l'Asie, ont
couvert l'Ouest du flot de leurs migrations. Le Gaël tatoué, père des
Gaulois , lance ses flèches armées d'une pointe en silex contre les
bêtes féroces des forêts primitives. Ce sauvage a des troupeaux et du
blé. Divisés en deux con|edéoatlons. Celtes et Gaëls occupent les uns
le midi , les uns le nord du pays qui doit être la Gaule. Nos pèses se
civilisent peu à peu et forment une nation puissante, qui périt ^oi^ée
par les légionnaÎMs de César. La Gaule* romaine sui^ un moment
pour finir avec l'empire. Les barbares envahissent lesr provinces ; le
christianisme se propage ; la monarchie de Charlemagne se fende,
s'élève, s'écroule, et de ses débris ferme le royaume de France. Le
CHAPITRE XXXIl. 303
second. tableau s'ouTre à. ravénemeni de Robert le Fort,. et se terme
iraTéDement des Yaloifl. 11 embrasse les croisades^ lavformatioades.
communes, les premiess états généraux^ et les progrès de la royauté
fisodale. Les guerres avec l'ÂngleteEre, de Philippe de Valois à Chaiv<
Ifis Ylly remplissent le troisième tableau^ Louis XX laisse la royauté
puissante et raffermie; la conquâtè de l'Italie tente ses successeurs ,
ils descendent dans ce beau pays; la Renaissance brille déjà;, la
Béforme commence à. pdifidra : ce quatrième tableau, s'arrête à
Henri U. Le cinqpième nous fait voir les Valois glissant dans le
sang des guerres civiles, et les Roiu*bons fondant une nouvelle,
dynastie; Ce tableau est pleia des fureucs de la Ligue „des coups de
poignard et d'arquebuse de la politique italienne. Le traité de Ver^
idns cicatrise toutes ces plaies ; la France moderne se dégage aa mi^*
lieu de la lutte soutenue contre la maison d'Autriche, depuisHenri LV
jusqu'à Mazarin : tel est le sujet du sixième tableau. Le règne de
Louis XIV est encadré dans le septième. L'auteur nous montre, en
terminant , la décadence de la monarchie, et la philosophie du dix-
huitième siècle préparant la révolution inaugurée par les états géné-
raux, en 1789.
Il y a des moments où l'histoire est plus qu'une étude, et où elle
devient une véritable consolation. Elle apprend la patience et la rési-
gnation; elle enseigne à supporter les épreuves passagères et à compter
sur le temps. Je l'ai éprouvé en lisant la dernière partie de cette his^
toire, admirable résumé des travaux et des idées phibsophiques, his-
toriques, moraux et sociaux de nos pères du dix-huitième siècle.
Une histoire de France comme celle que vient de terminer M. Henri
Martin est un travail immense. Pour l'accomplir, il faut être un
homme de l'avexiir, car il n'y a que les hommes de l'avenir qui comr
prennent bien le passé , il faut en outre que l'auteur soit en commu-
nion directe avec les idées générales de la nation y qu'il se sente pour
ainsi dire porté par le sentiment national. Sans cela on ne saurait
réussir. L'œuvre littéraire qui exige le plus de talent, le plus de
patience , le plus de cœur, le plus de bon sens , qui prend, la vie d'un
hMume tout entière, une histoire de France, enfin, est une de ceUes
auxquelles pn peut le moins promettre la durée. Plusieurs fois daus^
UE siècle , les idées se modifient , l'opinion change de courant , le.
point de vue général se déplace. C'est ce (pii a jeté dans Toubli tant
de travaux remarquables. La gloire littéraire de l'historien subsiste
quelquefois, mais son histoire a perdu toute valeur.. M« Henri Martin
304 L'ANNÉE LITTÉRAIRE.
a éTité ce danger en mettant sa plume au service de la grande pensée
moderne qui pousse aujourd'hui en avant notre patrie, malgré toutes
les apparences contraires. Son histoire durera, parce qu'elle est le
résumé exact et intelligent des notions les plus avancées de la science
actuelle, notions que l'avenir se chargera encore de développer. Cette
histoire décrit les hommes et les choses; elle nous fait assister au
développement successif des faits et des idées ; elle embrasse non-seu-
lement la politique, la guerre, l'administration, leconmierce, l'in-
dustrie, mais encore l'économie politique, la religion, la philosophie,
la littérature et les mœurs. U Histoire de France de M. Henri Martin
est le drame vivant de l'existence du peuple français. Esprit sagace
et net, intelligence vive et sympathique, écrivain habile et distingué,
on peut dire que M. Henri Martin a élevé un monument durable a la
gloire de son pays.
C'est une justice que personne ne refusera de lui rendre.
Il
La vieille idolâtrie monarchique perd chaque jour un de ses fidèles;
l'esprit moderne se glisse partout, même chez les rédacteurs de la
Gazette de France. Voici, par exemple, M. de Lescure qui touche a
l'arche sainte, qui s'attaque aux amours de Louis XIV. Les mat-
tresses du grand roi ! vous n'y songez pas ! Discuter La Vallière,
Montespan, Fontange, c'est saper le dogme monarchique par la
base , c'est détruire la religion , la morale , le respect, tout ce qui
fait enfin la force des sociétés.
Je m'étonne en effet que M. de Lescure n'ait pas compris qu'il
allait porter le poignard dans l'âme des vrais royalistes, ses amis,
pour lesquels les maîtresses de Louis XIV sont des idoles , et qui
même un peu aussi ne sont pas sans s'agenouiller devant celles de
Louis XV. Ce qui porte à son comble l'audace de M. de Lescure,
c'est qu'il compare les maîtresses du régent à celles de Louis XTV,
et qu'il donne hautement la préférence aux premières. Mes-
dames de Montespan, de La Vallière, assimilées à mesdames de
Sabran, de Parabère et de Phalaris, le faubourg Saint-Germain
va jeter .les hauts cris, et le dernier des vidâmes enverra Fayant-
dernier des chevaliers demander à M. de Lescure l'heure et le jour
où ils pourront se rencontrer sur le pré, en dépit de messieurs les
chers de la connétablie.
CHAPITRE XXXIL 305
Supposons que le dernier des vidâmes perce de sa bretteM. de Les-
eure, madame de Montespan n'en sera pas plus ayancée. Percer n'est
pas répondre. J'ai lu le plaidoyer en faveur des maîtresses du régent,
et j'avoue que je l'ai trouvé piquant et ingénieux, «c Ces maîtresses^
qoe le duc d'Orléans n'a prises à personne, il les entretient lui-
même, et ne les fait pas entretenir par la nation. Il s'endette peut-
être, mais il n'endette pas la France. Aussi désintéressé que prodi-
gue, sa mère lui rend cette justice véridique que pas une goutte n'est
tombée sur lui-même de cette pluie d'or dont* il arrose ses courti-
sanes. Il n'a pas même voulu toucher ce qui lui revient comme
admmistrateur du royaume. » Que répondra le dernier des vidâmes
i la citation précédente, et à celles-ci : a Mesdames d'Ârgenton, de
Sabran, d'Aveme, de Parabère, dominèrent l'homme sans dominer
le prince; elles aimèrent, mais ne gouvernèrent pas ; aucun
ministre n'alla prendre à leur toilette l'ordre du jour, et elles ne déci-
dèrent pas la paix et la guerre d'un signe de leur éventail. Le scan-
dale de leur liaison fut si inofiTensif, qu'il n'atteignit point même les
mœurs qui, autour d'elles, eussent pu rester pures, si, avant elles,
elles n'eussent été corrompues. Elles n'imposèrent à la cour ni leurs
Tices ni leurs vertus. Quand mademoiselle de Sery tomba , elle n'af-
ficha pas sa chute. On ne vit point, à son exemple, les filles d'hon-'
neur s'empresser de se déshonorer. Quand madame de Parabère fut
enceinte , la mode ne revint pas des robes ballantes, sous lesquelles
madame de Montespan étalait, sous prétexte de les cacher, ses gros-
sesses adultères. Quand elle se convertit, si elle se convertit jamais,
on ne flatta point autour d'elle , par une dévotion hypocrite , ces vel-
léités de dévotion »
Les historiens du tiers état semblent se faire un malin plaisir,
depuis quelque temps, d'arracher des mèches à la perruque de
Louis XI Y; c'est leur droit, mais qu'un écrivain appartenant à l'ordre
de la noblesse, et attaché à la rédaction de la Gazette de France, s'a-
muse, de son côté, à épiler cet auguste couvre-chef, c'est ce qui me fait
éprouver un étonnement que je ne puis rendre que par ces mots : Signe
du temps I Le grand siècle honni par un légitimiste, c'est à ne pas y
croire. Écoutez plutôt : «c Chose étrange! c'est cette époque décriée,
qu'on nomme la Régence, qui réparera, sur certains points, les torts
du grand siècle. Loin de nous faire assister à la continuation de ce
déplorable spectacle, qui a fait gémir si longtemps les Chevreuse, les
B^uvilliers, les Bellefonds, les Fénelon, ce groupe de fidèles indé-
Tom« X. — 3 8* LiTraisoB. 2 0
3M L'ANNÉE LITTÉRAIRE.
pendante, pli» amis de la roymité qua du roi ; loin d'achever la dégra-
dation de la paternité, et de consommer Tapothéoee de raduUèie,
c'est elle qui venge à la fois les droits de la famille et de k natim
outragées. C'est elle qui abaisse d'abord l'orgueil de ces ib de IV
mour et un peu du hasard, auxquels l'aTeugle idolfttrie de Louis XIV
vieillissant avait, d'édit en édit, fait enjamba la distance qui les séjps-
rait du trône. Sous la Régence, comme sous Louis XIY, il y a des
adultères et des bâtards, mais l'adultère n'est plus glorifié, et labiiw-
dise reprend sa marche boiteuse derrière la légitimité.
«( Le régent ne s'expose pas à recevoir daas son sang la leçon qa'il
venait d'infliger aux du Maine. Brutalement prévoyant, il lie m
deux fils naturels au célibat par les vceux de l'épiscopat et de Malte,
et loin d'abandonner à une dangereuse fécondité œs branches païa-
sites de sa famille, il les condamne à la stérilité»
a En outre, continuant par son exemple à nous offrir un argumenl
invincible contre ceux qui veulent faire assumer à ce prince la m-
ponsabilité d'une corruption de mceurs qui avait commencé bien
avant, et qui était déjà mûre à la mort de Louis XIY, le régent, qui
n'affiche pas ses pasuons, ne se pique pas davantage de les fure par-
tager aux autres.
a n n'oblige personne au respect de ce qu'il méprise et de œ qD*il
aime. Aussi tolérant pour les autres que pour lui-même, il s'anraae,
mais il n'empêche pas les autres de s'ennuyer. Il déteste les sermons,
mais il ne dierche pas à fausser le texte du prédicateur et a bire
entrer de force, dans la morale et dans la politique violées, la jusiifr-
caticm de ses fautes. x>
Je frémis de la hardiesse de ces propos, qui retombent d'aplomb
sur la nuque du grand roi, et je me demande ce que va dire la Ga-
zette de France en les lisant, a Qui ose parler ainsi ? Un voltairien,
un démagogue, un rationaliste, sans doute. Non! c'est un de mes
rédacteurs qui s'amuse à jeter des pierres dans le jardin du phis gl^
rieux des monarques qui se soient assis sur le trône des lis I Vilipen-
der des dames qui ont été honcnrées des [bontés du roi I Attaquer ks
bâtards, des princes déclarés par lui aptes à porter la couronne de
France 1 Quel malheur que la Bastille n'existe plus ! comme je solli-
citerais une lettre de cachet de M. de Saint-Florentin en faveur de
mon tndtre de collaborateur I »
M. de Lescure mériterait certes un pareU châtiment, et je conçeii
parfaitement la cdère de cette pauvre Guxette. Son Altesse Bojtb
CHAPITRE XXXIÏ. 387
le^ë'Orléans, régenf de France, n'est pas en «fènr âe samMé
auprès des pan légitimistes, et toîfà M. de Leseure qni se permet de
le réinbifiier. M. de Lescnre s'en défendrait en vain, il est pris petit
ktégent d'une sympathie secrète qui s'étend sur toute la Régence i
« Yoici enfin, s'écrie^-il, une époque sans préjagés, originale,
hsodie, sceptique, eii Ton peut aimer, rire et dîanter qnand même;
où les vicissitudes du système n'enlèyent pas un habitué au bal de
rOpéra, où rien n'excuse un homme de s*étre fait sauter la cerrelle;
où les maris eux-mêmes prennent leur parti et donnent carte blan-
che aux femmes qui la donnent aux maris ; où tout le nionde, en
proie à un veKige contagieux de galanterie et d'esprit, est quelque
peu rimeur ou amourecrx; où Richelieu écrit des billets que signenut
Voltaire, et Veltavre des billets que ne désavouerait pas Richeiîen ;
oh le prime rit teot le premier des couplets que Ton fait contre hii,
et prSte de l'esprit à ses ennemis; où les plus fous sont les plus sages,
oi les plus sages sont les plus fous, où d'Argenson ne compte plus
ses maîtresses, et où d' Aguesseau est bien près d'en avoir ; où le
garde des sceaux se retire à Notre-Dame du Traisnel, dans un véri-
table sérail sous la grille, et où le chancelier de France se laisse ap-
peler par madame d'Estrées : ^ Mon folichon /» Certes, HM. Arsène
Houssaye et Capefigue n'auraient pas mieux dît ; cependant j^avoue
que ce livre de M. de Leseure, les Maitrtsses du Régent^ ferait nattre
eo moi d'autres réflexions si je voulais m'appesantir sur sa lecture.
Toutes les amours du duc d'Orléans y sont enregistrées, numérotées,
cataloguées, par ordre dedate. fl y a ledossierdespremr^e^ma^/re^^esr;
la petite Léoncnre, la Grandval, mademoiselle Linet de la Maison-
aièie ; celui des grandes matiresses : Charlotte Desmares, mademoi-
selle Florence, madame d'Argenton, madame de Parabère, madame
fcSabran^ madame d'Aveme; ensuite deux dossiers particuliers r tzne
petite ina2lre9«e,mademoisdle Houël; la dernière maîtresse^ madame
denudariSr L'inventaire estcemplet, aucun nom ne manque à la liste.
La question est de savoir si elle valait la peine d'être dressée, et si
l'aotesT n'aturait pas mâeux lait de laisser dans les ténèbres ces chro-
inques scaDPdaleuses et ces mémoires secrets de tant de malheureuses
(pli ont servi de jouet à un libertin, et qui n'ont d'autres titres à une
eoriosité malsaine que leur vénalité, leur corruption et leurs débau-
ches. 11. de Leseure le dit lui-même, les maîtresses du régent n'ont
joué aucun rôle politique ou littéraire ; elles n'ont point fkit de mi-
nistre, elles n'ont ni protégé ni combattu les philosophes ; elles ont
l
308 L'ANNÉE LITTÉRAIRE.
soupe avec le régent, voilà tout. Cela suffit-il pour qu*un homme
d'esprit et de talent se donne [la peine d'écrire leur histoire? M. de
Lescure s'en est tiré, j'en conviens, avec habileté, et sans choquer les
bienséances. C'est un tour de force qai parle en sa faveur ; aussi je
crois qu'on peut le renvoyer des fins de la plainte, à condition qu'il
ne recommencera plus. Reste maintenant son affaire avec la GazetU
de France. Celle-là, je ne me charge point de l'arranger.
III
Quelle destinée que celle de ce pauvre Donizetti, dont on vient de
représenter un petit opéra posthume au théâtre de l'Opéra-Comique !
Encore dans toute la force de l'âge, une maladie terrible le saisit, le
dépérissement, puis petit à petit, l'anéantissement complet de ses
facultés. Il languit tristement dans une maison de santé des environs
de Paris, et quand on le transporte en Italie, dans son pays, sous ce
ciel qui, espère-tron, le ranimera, il ne reconnaît plus rien, ni les per-
sonnes, ni les lieux, ni ses amis, ni la maison où il est né-, il ne parle
plus ; U entend à peine : l'âme a quitté le corps. — Terrible problème !
— et le corps fonctionne ; cet être sans nom qui ne pense plus, il
boit, il mange, il dort, il a une espèce de vie !
J'ai vu Donizetti dans les premiers temps de sa maladie, à œ
moment où on dirait que l'âme s'essaye à quitter sa demeure, où elle
va et vient, pour ainsi dire, où elle a des absences subites et mexpli-
cables, et des retours si consolants. Quelquefois, il se mettait au piano ;
les plus fraîches mélodies naissaient sous ses doigts ; puis, tout à coup,
un bruit vague, des sons entrecoupés, des lambeaux d'harmonie, le
chaos, le néant. On se taisait, on se regardait les uns les autres dans
une espèce de terreur : l'âme venait de partir. Un moment après, les
mélodies reprenaient leur cours, tendres, sérieuses, gaies (celles-là
nous faisaient le plus de mal) : l'âme était de retour. Pendant des
jours, quelquefois pendant des semaines entières, l'âme voyageuse
restait au logis où on la croyait pour jamais revenue. Les amis de
Donizetti cessaient alors de croire à sa maladie; ib se réjouissaient,
ils avaient retrouvé l'homme et l'artiste qu'ils aimaient, quand une
nouvelle absence venait subitement détruire leur illusion. Peu à
peu ces absences devinrent plus longues et plus fréquentes. Si l'âme
se montrait encore quelquefois dans ce corps, c'était pour un moment;
bientôt elle cessa d'y paraître, et s'envola pour jamais.
CHAPITRE XXXII. 309
En mettant Rossini à part, Donizetti est sans contredit le plus popu-
laire des compositeurs italiens en France; sa gloite a dépassé les
limites du dilettantisme. A peine arrivé en France, il avait compris
le goût de notre public et les nécessités de notre théâtre. A TOpéra
et à rOpéra-Comique, il obtint presque tout de suite deux succès qui
durent aujourd'hui, et qui dureront longtemps encore : la Favorite
et la Fille du régiment. On en peut dire autant de Ltieie de Lamer-
moor, qui fut écrite pour TOpéra de Naples, e